Il y a la Citroën DS 21. Elle est garée en double file sous les tilleuls de l’office du tourisme. Elle exhibe ses formes, son capot prêt à engloutir la route, ses ailes qui n’en finissent pas, son vert de gris métallisé scintillant sous la chaleur de juillet. Et puis, Il y a l’homme au volant. Un polo, des lunettes noires, le bras gauche qui agrippe la portière à travers la fenêtre grande ouverte. Il ne bouge pas, il fixe au loin, droit devant lui. Il attend. Et enfin, il y a le garçon avec son short en tergal et ses sandales trop serrées, à l’extérieur, appuyé sur l’engin à l’encoignure entre la porte avant et la porte arrière. Il scrute l’homme aux lunettes. Le garçon sait qu’il ne faut pas broncher. Son corps se tortille légèrement comme pour trahir une impatience, lui aussi il attend. Ils attendent, c’est souvent.
Le grand-père va pour monter le son de l’autoradio mais sa main s’immobilise à mi-chemin. Il tend l’oreille. Le petit-fils se fige, la bouche entrouverte, le corps immobile. Puis le bras du grand-père poursuit son geste, saisit la molette et fait défiler imperceptiblement l’aiguille rouge. On capte mieux, le son s’ajuste, la voix du journaliste est plus claire. Le regard du grand-père double d’attention.
Radio Luxembourg vient d’annoncer l’attaque de Lucien Van Impe. Le grand-père ne dit pas RTL, il dit Radio Luxembourg, ça sonne mieux. Nous sommes dans le tour 1975, l’étape du puy de dôme. Lucien Van Impe s’échappe. La voix de Guy Kédia au micro de RTL a pétrifié l’homme aux lunettes noires. Van Impe a fait le trou, dix, vingt puis cinquante mètres d’avance sur Bernard Thévenet.
Le grand-père encourage Thévenet, il espère que celui-ci remportera son premier tour de France. Presque dix ans qu’un français n’a pas gagné, Eddy Merckx est passé par là. Le petit-fils préfère Van Impe parce qu’il porte le maillot à pois rouges, son préféré. Mais aussi parce que le nom du cycliste attise sa curiosité. Lucien et Van Impe, un attelage incongru. Lucien est belge.
Le môme de sept ans continue de zieuter son grand-père pendu aux sons des grésillements. Il le vénère ce monsieur qui pose dans sa berline. Le grand-père invective Thévenet : « Vas-y, attaque ! ». Le gamin est trop timide pour encourager Lucien Van Impe de vive voix même s’il espère que le belge arrivera en tête au sommet. En réalité, ce qui compte c’est écouter l’arrivée du tour avec Papi, à l’unisson.
Le grand-père monte un peu plus le son. On entend dans le poste les klaxons des directeurs sportifs qui écartent la foule au bord de la route. Van Impe va gagner. La température dans l’habitacle de la DS grimpe. Le rythme de la voix de Guy Kédia s’accélère, il fait l’éloge du flamand, retrace à toute vitesse sa carrière tout en décrivant comment le maillot à pois passe la flamme rouge du dernier kilomètre. Thévenet est distancé, il ne reviendra pas. Van Impe gagne l’étape avec plus de deux minutes d’avance. Le grand-père laisse tomber sa main sur le siège passager tout en faisant un rictus de déception. Il éteint le poste. Le garçon se retourne gêné et s’adosse de tout son long sur la porte arrière, le visage au soleil. Le grand-père tourne la clé de contact, démarre le véhicule d’une tonne et demie, se retourne vers l’enfant et lui lance : « Monte, on s’en va ». Thévenet gagnera finalement le tour 75, Van Impe sera maillot jaune en 76. Puis Thévenet encore une fois en 77. L’équilibre sera respecté.
Je ne sais pas pourquoi nous partîmes en vacances en juillet cette année-là. Est-ce lié au cancer que ma grand-mère avait contracté ? Nous étions à la Bourboule. Faisait-elle une cure ? Les souvenirs de mes sept ans sont diffus. Et puis on ne raconte pas tout à un enfant. Le palmarès du tour de France aide à dater comme le carbone 14. La Bourboule c’est forcément en 75 quand Van Impe a gagné au puy de dôme. C’est Joop Zoetelmelk qui gagne la même étape en 76 donc ça ne peut pas être 76. Les années suivantes, je passerai mes matins de juillet à découper les classements généraux et les classements d’étape dans l’Equipe, à les coller dans un cahier et à regarder tous les après-midi l’arrivée du tour à la télé avec ma grand-mère. La DS sera vendue en 78. Les cahiers ne seront jamais retrouvés. J’ai arrêté de suivre le tour de France à l’âge adulte, comprenant ce qui se tramait en arrière-boutique. Je ne voulais pas gâcher mes souvenirs d’enfance.
Petit, on nous cache les choses, on passe notre vie à démêler l’affaire, à enquêter. Est-ce que c'était mieux avant?

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