Il y a des livres qui vous sautent dans les bras. Comme un chienchien à son pépère. Celui-là attendait son maître à la boutique Relais du Terminal 2F de l’aéroport de Roissy. Je godillais hagard entre les présentoirs et je l’aperçu après avoir découvert non sans surprise qu’Adriana Karembeu et Marc Lavoine filaient le parfait amour (source: Paris-Match). Il était là, à peine 160 pages, on aurait dit qu’il n’avait pas mangé depuis des jours. Il remuait un peu la queue entre deux gros best-sellers primés à l’automne.
Les instituts de marketing ont dû dépenser des millions pour comprendre ce qui fait qu’un ouvrage attire l’œil du voyageur Lexomilisé. C’est pourtant simple, l’économie libidinale répond au principe de l’offre et de la demande : le désir se manifeste lorsqu’il est sollicité. Et selon un autre principe qui remonte à la nuit des temps, à savoir celui qui fait que des choses en amènent d’autres, je me mis à feuilleter « Le nom sur le mur » (Gallimard, 2024).
Son auteur, Hervé Le Tellier, me rappelait vaguement quelqu’un sans que je sache qui. La puissance des anxiolytiques est telle qu’elle peut vous faire oublier le nom du Goncourt 2020. Quoi qu’il en soit, mon cerveau se figea sur la première phrase de la quatrième de couverture « Je ne suis pas l’ami d’André Chaix, et aurais-je d’ailleurs su l’être, moi que presque rien ne relie à lui ? ». Qu’elle tenait bien cette phrase. Et ce nom André Chaix, on aurait humé du Modiano. Je fourrais mes doigts dans les poils du toutou pour découvrir à la page 26 la photo d’un jeune homme né en 1924 et mort au combat dans la Drôme en 1944. Une autre phrase plus loin m’interpella « S’en souvenir, les fascismes marchent plus vite que n’importe quelle démocratie ».
Hervé Le Tellier écrivit « Le nom sur le mur » pendant le confinement dans un hameau près de Dieulefit. Sur le crépi grège d’une bâtisse fraîchement acquise, un nom gravé à la pointe était apparu, et Hervé en avait fait un récit. Les écrivains sont comme ça, un nom traîne et ils vous en font toute une histoire. Mais André Chaix n’était pas n’importe qui, c’était un monsieur de 20 ans qui avait sacrifié sa vie pour résister aux nazis. A l’heure, où le maître d’hôtel de la famille Lepen s’apprêtait à gouverner la sixième ou la septième puissance mondiale (on ne sait plus à la fin), l’histoire de Dédé faisait échos dans mon esprit embrumé. Je saisis le bel ouvrage d’un air décidé et l’acquis fièrement avec un sus un ballotin de menthe extra-forte.
Mais ce qui m’avait aussi décidé à adopter ce Le Tellier c’était qu’André était né la même année que mon grand-père Roger, en 1924 donc. Et comme je l’apprendrais quelques minutes plus tard, André comme Roger avait débuté comme boulanger, et comme lui il était rentré dans la résistance en 1943 par conviction ou par refus du Service du Travail Obligatoire. La différence de taille était qu’André et son bataillon étaient tombés sur une colonne de chars allemands le 22 août 1944 et qu’André avait été tué avec six autres camarades. Roger lui avait survécu aux affres du maquis berrichon. La vie est injuste, ce n’est pas aux lecteurs de Médiapart qu’on l’apprendra.
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                    Je ne voudrais pas publier ce billet sans souligner que la prose d’Hervé Le Tellier est agréable et que par conséquent les pages se tournent vite. Je ne voudrais pas non plus publier ce billet sans mentionner que les vols Air France ne sont pas toujours à l’heure. Ainsi lorsque votre avion est retardé de cinquante minutes, il est très facile d’atteindre la page 68 d’un Le Tellier. Et à cet endroit, figurez-vous qu’on me rappelait la chronologie de l’arrivée au pouvoir, par les urnes (!), d’Adolph Hitler en 1933 et surtout que les premières mesures antisémites étaient apparues seulement neuf semaines après l’accession du führer à la chancellerie du Reich. Alors que je m’apprêtais à rejoindre Berlin par les airs (Aéroport Willy Brandt*), il ne m’en fallut pas plus pour me faire lever la tête un long instant afin d’admirer sans but précis les imperfections du faux-plafond.
De temps à autre un livre vous fait vaciller du piédestal sur lequel vous vous sentez arrimé. De tels recueils font surgir un nouvel horizon de rêveries. On ralentit sa vitesse de lecture, on souligne au crayon à mine, on savoure les phrases jusqu’à pouvoir les mémoriser. Certains livres vous soulèvent et puis vous retombez aussitôt, comme les vins qui ne tiennent pas en bouche. Il y a ceux qui au contraire prolongent la jouissance, auxquels vous pensez longtemps, comme un rêve puissant qui continue de vous hanter le jour d’après. « Le nom sur le mur » fait partie des livres que j’aurais aimé écrire, en hommage à mon grand-père dont on fêtera le centenaire de la naissance le 17 août prochain. Je le dis haut et fort, la jalousie me dévora pendant un moment, j’aurais adoré faire mon Le Tellier pour conter la vie de ce grand-père qui était devenu par les hasards de cette même vie mon père adoptif en 1968. Voilà, seulement je n’ai ni le temps ni le talent requis.
Et alors que mon boarding pass bipait pour accéder à l’aéronef tant attendu, je chassais le sentiment de jalousie pour accueillir celui de la gratitude. D’une certaine façon, un autre l’avait fait à ma place, je n’allais pas rechigner. A lire donc, en hommage à tous les André et tous les Roger de la terre, résistants, nés en 1924.
Et n’oubliez pas d’aller voter dimanche 7 juillet. Tout sauf le RN.
(*: Willy Brandt rentra dès 1933 à l’âge de 20 ans dans la clandestinité afin de combattre le régime nazi, avant de devenir des dizaines d’années plus tard maire de Berlin et plus tard chancelier fédéral de l’Allemagne de l’ouest.)
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