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Billet de blog 8 janvier 2017

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Ça commençait toujours avec la même question: « Et si on allait à la Foire de Paris ? » C'est ma grand-mère qui la posait à l’approche de l’évènement qui avait lieu chaque année au début du mois de Mai.

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Ça commençait toujours avec la même question: « Et si on allait à la Foire de Paris ? » C'est ma grand-mère qui la posait à l’approche de l’évènement qui avait lieu chaque année au début du mois de Mai.

Illustration 1
Mairie

Mes grands-parents et moi-même prenions tous nos repas dans la cuisine. Vu les dimensions de la pièce il aurait été difficile d'imaginer une famille de plus de trois personnes, d'autant que la table ronde disposée au centre accaparait une grande partie de l’espace autorisé. C'était donc lors d’un banal diner dans cette cuisine exigüe que Jeannine glissait un soir de semaine sa sempiternelle question : « Et si on allait à la Foire de Paris ? ». Ce à quoi René répondait inostensiblement par: « Bah, ma petite femme si tu as envie d’aller à la Foire de Paris, vas-y ». 

Mon grand-père n’était pas neutre dans cette affaire. Il savait que la virée se déroulerait un samedi et qu’il possédait là une opportunité de rester une journée entière seul dans son pavillon. René, ouvrier dans le bâtiment, arpentait le tout Paris pendant la semaine, sans compter les deux heures de transports quotidiens. Il lui était impensable de quitter son havre de repos le weekend pour aller consommer le peu d’énergie qu’il lui restait. Qui plus est, il n’avait que de rares occasions d’être seul. L’arrivée de la Foire de Paris vers la fin Avril était la promesse d’un moment de liberté à bricoler ou à faire le Jardin. Me concernant il était en revanche inconcevable de ne pas faire partis de l’excursion Foire de Paris. A aucun prix, je n’aurais manqué cette journée avec Jeannine. 

Aussitôt l’autorisation officielle du chef de famille obtenue, ma grand-mère détaillait les principales étapes de la virée. Une expédition çà se prépare, et Jeannine qui avait fait celle-là mainte fois, savait exactement comment il fallait s’y prendre, comme un explorateur polaire qui organise son 10ième voyage. Sauf qu’ici les chiens de traineaux ne nous mèneraient pas à l'intérieur du cercle polaire mais au parc des expositions de la Porte de Versailles dans le 15ième arrondissement de Paris. 

Nous possédions un véhicule motorisé mais il ne serait venu à l’idée de personne, et en tous les cas pas à celle de mon grand-père, de l’utiliser pour nous déposer à la gare RER de Palaiseau-Villebon, premier passage de notre itinéraire.

La vie de René avait été façonnée par le projet à la fois simple et fou de reconstruire la France. Engagé dans le maquis en 1943 à l'âge 19 ans pour éviter le Service du Travail Obligatoire mise en place par les autorités de Vichy, il avait participé avec les camarades de son village à six parachutages d'armes et de munitions destinées aux forces résistantes du bas Berry. Puis il était monté à Paris en Décembre 1944 avec Jeannine et une unique valise, porté tout entier par l’appel du général de Gaulle à rebâtir le pays. Ce général, il l’avait suivi dans la reconquête, il était évident qu’il le suivrait dans la reconstruction, ce qu’il fît littéralement tout au long de son existence. Installé à Montrouge dès son arrivée, embauché en 1945 dans une entreprise de restauration de bâtiments historiques, il n’avait jamais changé d’employeur, et avait gravi un à un les échelons du compagnonnage, devenant après trente ans de chantier de rénovation en chantier de rénovation un des meilleurs ouvriers de sa spécialité. Son sérieux, son expertise, son amour du travail bien fait, sa dévotion aux tâches qui lui étaient assignées, lui avaient permis d'être affecté aux projets les plus ambitieux, lui ouvrant les portes des grands bâtiments de France, le Louvre, l'Elysée, le Palais Royal pour ne citer qu'eux. Il se considérait comme l’un des enfants du « grand Charles ».

Fier du chemin parcouru, il s’était offert pour ses 50 ans la gloire de l’industrie automobile Française : la Citroën DS 21 Super 5. La DS était l’objet qui symbolisait sa réussite, le sentiment d'une mission accomplie. C'était aussi une manière de rendre hommage au général qui ne roulait qu'en DS. Elle était le moyen de faire comprendre aux voisins de quel bois il se chauffait, ou plutôt dans quel acier il se déplaçait. A l’époque, il était le seul aux alentours à avoir acquis la célèbre berline. Les autres habitants du lotissement, pour la plupart ouvriers d'origine portugaise, en étaient encore à des automobiles plus modestes. Sur ce plan, mon grand-père était en avance, à l’image du véhicule qu’il avait acquis.

« Depuis la création de la DS, il n’y a pas un constructeur au monde qui soit hanté par sa réussite. Tout a été essayé dans l’espoir de reproduire quelque chose qui pourrait ressembler à cette aventure unique dans l’histoire de l’automobile. Et chacun se demande en voyant tous les modèles qui naissent et qui meurent depuis que la DS existe, comment cette voiture peut aussi sereinement vivre dans le temps et hors du temps. Hors du temps, la légende des DS est assez fabuleuse pour nous dispenser d’insister. La DS Super 5 qui s’affirme déjà comme la voiture la plus performance dans sa classe de prix. Le règne des DS n’est pas près de finir.»      

Je me souviens de la banquette arrière, vaste et confortable, livrée à mon entière disposition lors de la plupart des longs trajets. Je m’y allongeai de tout mon long sur le dos, les yeux rivés vers le ciel, observant les nuages et le bleue du ciel qui défilaient à travers les vitres entrouvertes, le vent de la route caressant mon visage, heureux, confiant qu’à l’avant René et Jeannine me conduisaient en lieu sûr, libre de rêver, de m’assoupir. Combien de trajets de retour du Berry familial n’ai-je pas vécu, encore tout enivré des jeux et des odeurs de la campagne à méditer, à fantasmer? 

L’objet de toutes les attentions pesait bien plus qu’une tonne, presque 1200kg. Il était impensable de sortir du garage ce colosse des autoroutes tricolores, de lui faire monter la pente qui menait au boulevard, uniquement pour le faire cheminer de notre maison à la gare RER la plus proche. On ne sortait la DS que dans les grandes occasions comme la table à manger du salon qui ne servait que pour les grands repas de famille. Nous n’allions pas déranger ce symbole de l’innovation des trente glorieuses pour transporter sur quelques hectomètres la grand-mère et le gamin, qui plus est embarqués dans une expédition aux objectifs hasardeux et futiles. La DS, c’était du sérieux. L’idée même de l’associer à une vulgaire journée à la Porte de Versailles aurait fait sortir de ses gongs René, par ailleurs la grande majorité de son temps calme et posé.

Le trajet de vingt minutes jusqu'à la gare de Palaiseau-Villebon s'effectuait en bus communal. A la gare, pour autant que je me souvienne, il y avait toujours une queue au guichet avant de pouvoir acheter les tickets. Puis munis du petit rectangle jaune que nous compostions minutieusement, nous prenions le sous-terrain qui menait au quai B en direction de Paris. Le trajet jusqu'à Denfert Rochereau était une joie. Je n’étais pas excité mais simplement béat de m’assoir sur les lourdes banquettes, le nez collé à la fenêtre et de voir défiler cet enchevêtrement de quartiers en tout genre, de maisons modestes posées à la va-vite, cet effilochage de jardins attenant à la ligne de chemin de fer. Des paysages de banlieue dont je garde encore aujourd'hui une profonde mélancolie. La banlieue, cet entre-deux qui inspire mais surtout qui aspire vers la capitale ou vers la province, vers l'autre, vers l'ailleurs. La banlieue qui donne à songer à demain, à se projeter vers l'au-delà. Quel jeune banlieusard a rêvé un jour de faire sa vie en banlieue? La banlieue, une source de rêve, d'énergie, de mouvements et de désirs inépuisable.

Au fur et à mesure du trajet, le paysage s’urbanisait jusqu’à entrer sous terre juste avant la station RER de Denfert-Rochereau, « Denfert » comme disait Jeannine. A Denfert, nous prenions la ligne 4 jusqu’à Montparnasse. L’entrée dans le métro apportait aussi son lot de distractions. Les wagons étaient moins confortables que ceux du RER mais plus animés. Il y avait toujours une scène un peu cocasse ou des voyageurs surprenants. A Montparnasse, le changement était pénible, il fallait se frayer un chemin parmi les Parisiens pressés, avec leurs trajectoires erratiques et imprévisibles. Puis nous prenions la ligne 12 jusqu’à Porte de Versailles. Là encore de la marche jusqu’aux grilles du parc des expositions, et une deuxième file d'attente afin d’obtenir les billets d’entrée. Ensuite, derniers efforts jusqu’au bâtiment principal. Pour un enfant de huit ans, c'était éreintant. Jeannine, au contraire, semblait revivifiée au moment où nous franchissions les portes de l’expos comme un coureur du tour de France qui arrivant au pied de la dernière ascension après une longue étape de montagne, se sent soudainement revigoré à l’idée d’en découdre pour la victoire finale.

Les grandes lignes de notre parcours étaient toujours les mêmes : le hall des équipements ménagers était le must, le lieu de la première halte. Ma grand-mère avait acquise au fil de ses voyages une collection impressionnante de robots de cuisine. Notre foyer regorgeait de ces appareils supposés améliorer le quotidien des mères de famille. Sans compter ceux qui dormaient dans la cave, relégués par leur obsolescence. Jeannine voyait dans ces machines le symbole de sa réussite. Elle les accueillait comme la preuve de son ascension sociale, elle qui avait tant souffert dans les années d’après-guerre à organiser la vie quotidienne d’une famille nombreuse. Pouvoir accéder à tous ces nouveaux objets était comme l’évidence d’une vie meilleure. Pour certains la réussite est symbolisée par l'acquisition d’une Rolex. Pour René, c’était la DS21. Pour Jeannine, c’était le robot multi usage Kenwood acheté à la Foire de Paris.

Cette apparente accession à la modernité s'accomplissait dans une ambiance certes commerciale mais conviviale et chaleureuse. Une atmosphère faite de petits dialogues à la sauvette, d’anecdotes, d’expériences culinaires, de dégustations vinicoles, de promesses de rendez-vous, d’échanges de lieux communs. Dans ce domaine Jeannine était, à mes yeux, imbattable. Je l’observais admiratif aborder un à un les exposants, les interpeller, les charmer pour obtenir un renseignement, une ristourne. Dans ce rassemblement bouillonnant elle était à son élément, son charisme prenait jour, j’étais fier d’elle. Alors que René était le plus heureux sur des échafaudages, Jeannine se sentait pleinement elle-même sur le stand d’un fabricant de produits ménager en conversation avec un commercial potelé arborant une cravate épaisse et une chemise à manches courtes.Dans cet univers elle développait toute sa gouaille parisienne, cet argot qui deviendrait ma seconde langue.

La Foire de Paris regorgeait de camelots en tout genre. Je restais bouche bée devant certains sets de couteaux ou de cuiseurs. Je ne comprenais jamais pourquoi les badauds qui avaient l’air ébahies par les démonstrations ne se ruaient pas tous pour acheter un exemplaire de ces équipements aux qualités indescriptibles. C’était un spectacle plus qu’autre chose. Une fois l’attraction terminée, tous ou presque repartait. Il y avait les stands réservés à la couture et au tricot. Ceux-là étaient au contraire un supplice d'ennui, je n'y trouvais rien sur lequel porté mon attention. Jeannine y faisait toujours un passage en quête de matériel à renouveler. Mais comprenant que les mohairs n’étaient pas ma tasse de thé, elle y passait le plus rapidement possible. Tout de suite après c’était la récréation, la fameuse Zone 5, réservée aux enfants : jouets et livres. Je n'en ressortais jamais sans avoir gagné un trophée à ramener. Nous passions aussi du temps dans le hall du concours Lépine, le célèbre concours d’invention de la foire de paris, à baguenauder parmi les stands. Nous nous autorisions des petits décrochages au gré des découvertes ou des rencontres. Les moments improvisés étaient les plus délicieux. Je trouvais que la foire de Paris était à la hauteur de son discours publicitaire, elle réservait d’innombrables surprises.

A l’heure du déjeuner, nous rejoignions le hall dédié aux cuisines régionales, c'était le meilleur moment de la journée. Entre la charcuterie et les fromages d’auvergnes, les produits de la mer ou les spécialités antillaises, Jeannine se dirigeait sans coup férir vers le stand Alsace. Là elle commandait une choucroute et un verre de bière aux allures démesurées. J’optais pour une barquette de frites avec des saucisses de Francfort et un coca. Repus, heureux, sachant tous les deux que l’après-midi ne serait plus qu’une longue promenade en roue libre, nous dégustions ensuite notre dessert sans trop échanger de mots mais profondément satisfaits. Il n’y avait là rien à dire et encore moins à redire.       

A l’âge de huit ans, je prenais un plaisir non dissimulé à déambuler dans ces allées. A l’adolescence, je commençais à penser ces moments comme l’image d’une culture commerciale abêtissante, associant populaire et ignorance, jusqu’à les rejeter totalement à l’orée de mes trente ans. Et puis tel les circonvolutions du Ying et du Yang, je refis le chemin inverse pendant plus de dix ans pour arriver à la conclusion que ces atmosphères étaient empreintes de sincérité, de chaleur humaine, de temps présent bien vécu, d’une certaine forme de vérité.

Comment ais-je pu passer d'un sentiment si opposé à l'autre, de l'adhésion joyeuse au dégout méprisant? Quel mystère de la vie m'a fait ensuite parcourir le chemin inverse? De l'amour à la haine et vice-versa. La vie, tout simplement. "Le déploiement des sentiments dans toute leur potentialité, le grand écart de la vie" comme le décrit François Jullien. "C'est la vie", cette expression si française qui sert à décrire l'inexplicable. Aujourd’hui je donnerais tout ce que je possède pour revivre quelques-uns de ces instants avec Jeannine. Toute ma fortune pour être un moment de plus à manger une gaufre à la chantilly à côté d'elle finissant sa mousse au stand de Maître Kanter.  

Jeannine, Guillermo, une grand-mère adoptive élevée dans le bas-Berry et un petit garçon avec un prénom argentin fruit d'une union éphémère. Un attelage étonnant, improbable, antinomique. Et pourtant ils en firent des Foire de Paris.

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