Lorsqu'on s'aventure sur la ligne 3 au niveau de la station Gambetta lors d'un épisode de canicule, une chaleur étouffante vous saisi, après avoir passé les portiques et descendu une cinquantaine de marches, au moment ou vous parvenez sur le quai en direction de Gallieni (pendant vingt ans j'ai fait le même constat et j'ai imaginé que de talentueux ingénieurs en géothermie exploiteraient dans le futur cette énergie latente).
En ce jour donc, après avoir travaillé à la maison dès les premières heures, je partis au bureau vers onze heures profitant de mon véhicule climatisé (il faut savoir s'accorder des pauses dans la lutte contre les effets de serre). Et quand je délaisse les transports en commun et me repais dans la solitude de ma berline familiale pour rejoindre l'agence, j'ai l'habitude de prendre le périphérique porte de Bagnolet (au niveau des tours Mercuriales) puis d'en sortir à la porte Maillot.
Mais ce fameux matin, je choisis de traverser Paris. Intra Muros. Allez savoir pourquoi. A bien y réfléchir nous devions être après le 20 juillet quand une bonne partie des parisiens a déjà quitté la capitale, autrement j'eus été découragé par les embouteillages du centre ville qui se seraient accumulés sur mon appli Trafic. Après avoir descendu l'avenue Gambetta sous les marronniers et laissé sur ma gauche le mur des fédérés, ou plutôt le monument en son nom construit avec les pierres du mur d'origine dans le jardin Samuel-de-Champlain le long du Père-Lachaise, je m'engageai joyeux sur l'avenue de la république (laissant le lycée Voltaire sur ma droite cette fois-ci) avant d'arriver sur la place du même nom que je contournai en évitant de renverser passants et cyclistes qui monopolisent ce lieu en toutes circonstances de façon chaotique comme seul le civisme à la française en a les secrets. Je suivis ensuite dans le même élan allègre non pas la rue de Turbigo trop prône aux travaux de voiries mais les grands boulevards: Saint-Martin, Bonne Nouvelle et Poissonnière. Je jetai, comme à l'habitude, au niveau de la rue Montmartre un coup d'œil à cette désuète mais non moins magnifique et vintage publicité murale pour le savon Cadum qui arbore un gigantesque visage de joufflu poupon. Notez que Maurice Obréjan fût en 1925 le premier bébé Cadum ce qui ne l'a malheureusement pas empêché d'être déporté en 1942 à Auschwitz (où toute sa famille périt).
Je roulai au pas sur le boulevard Montmartre et m'embarquai sur le boulevard Haussmann. Après voir laissé filer sur ma droite le magasin du Printemps et les Galeries Lafayette, et sur ma gauche l'arrière de l'opéra Garnier, une portion de trajet que je n'affectionne pas particulièrement (allez savoir pourquoi), j'arrivai au niveau du square Louis XVI (aux environs du 73-75 boulevard Haussmann) que peu de gens connaissent.
Depuis que l'auto avait quitté le parking sous-terrain de la rue Lisfranc dans le 20ièmearrondissement, la radio marchait à tue-tête. Mais alors que la circulation se densifiait, mettant mon véhicule quasiment à l'arrêt, je baissai un peu le son et calai les ondes sur France Culture. A chaque fois que le feu, régulant le carrefour entre le boulevard Malesherbes, la rue de la Boétie et le boulevard Haussmann, passait au vert j'avançai de quelques mètres, dépité.
Côté radio, j'atterris sur une retransmission qui racontait la vie de Céleste Albaret, la gouvernante de Marcel Proust pendant les huit dernières années de sa vie, une émission qui pour ce faire avait exploité des entretiens enregistrés avec la vieille dame au début des années 1970 par le journaliste Georges Belmon. La baladodiffusion de l'émission est toujours disponible sur le site de France Culture.
C'est ainsi qu'en ce matin du 29 juillet 2019 (ça y est je me souviens), cent ans après que Marcel Proust ait reçu le prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs, j'appris que la dévouée Céleste Albaret s'était mise au début de la première guerre mondiale au service de l'écrivain, celui-ci habitant à l'époque au 102 boulevard Haussmann.
En attendant que le feu change de couleur, je tournai instinctivement le visage vers la droite et m'aperçu que ma Toyota s'était immobilisée au niveau du 102 boulevard Haussmann au moment même ou France Culture m'apprenait que la bonne du célèbre Marcel P. y avait pris demeure à l'été 1914.
Médusé par cette coïncidence, je reste songeur pendant une dizaine de secondes les deux mains sur le volant, les yeux dans le vide et la tête ailleurs cherchant les raisons de ce signe. Car c'était forcément un signe qui avait été catapulté sur ma route. Quelle en était la signification? Y en avait-il une d'ailleurs? Un présage? Un message ?
Dix secondes en année Chien c'est court. En revanche pour un automobiliste parisien, c'est long. Et je fus extirpé sans sommation de mes pensées par un brouhaha de klaxons ainsi que par un homme en survêtement qui avait pris la peine de sortir de sa voiture et vociférait des injures à mon endroit à un cinq centimètres de la vitre passager. Je décanillai sans attendre et replongeai dans le même état méditatif quelques secondes plus tard en passant devant l'église Saint-Augustin. Que venait faire Marcel Proust sur mon tao? Je me laissai submergé par d'autres idées sans chercher à aller plus loin dans mon enquête en espérant secrètement, et il faut aussi le dire, niaisement, que d'autres signes me seraient communiqués et me permettraient de résoudre l'énigme. Il ne servait à rien d'être trop volontaire, la solution viendrait forcément de la même manière fortuite que le 102 boulevard Haussmann était apparu. Ce faisant je refoulai l'événement dans l'arrière boutique de mon cerveau surchargé. On m'envoyait un signal mais j'y restai imperméable et passai à autre chose. Allez savoir pourquoi.