Ce soir j'ai fais une connerie. Ce n'était pas la première, ce ne sera pas la dernière. Ma grand-mère avait l'habitude de dire que les conneries faites ne seront plus à faire. Et pourtant j'en ai fais une que j'avais maintes fois déjà faite: j'ai regardé le journal télévisé.
Je connaissais les faits, le nombre de victimes, le lieu, le mode opératoire, l'identité du terroriste, les décisions prises dans l'urgence par le gouvernement, et pourtant je n'ai pas résisté à la messe du 20h, et qui plus est en famille. Grave erreur.
Mon épouse a prit son paquet de Sopalin et a pleuré comme elle fait toujours, mon fils a écouté, concentré, impassible. C'est surtout son futur qui est concerné, il était bien qu'il réagisse ainsi. Moi j'ai joué mon vieux réactionnaire, ai proféré des insultes, débité des vérités de café du commerce, en ai voulu à la terre entière. Je me suis entendu dire les pires horreurs. Alors j'ai décidé d'aller marcher.
En sortant, j'ai pris une bouffée d'air frais comme seules les côtes d'Armor savent vous en prodiguer. Nous sommes sur une minuscule presqu'ile. Le soleil était encore relativement haut à 20h30. Nous ne sommes qu'à 14 minutes du méridien de Greenwich. Au soleil, il n'était même pas 8 heures du soir. Ce vendredi avait été magnifique, le type de journée qui rende la Bretagne idyllique. J'ai pris la rue principale, suis passé devant la terrasse du seul bistrot ouvert. Elle était au soleil, il y avait du monde qui discutait autour d'une bière. Çà m'a redonné le moral pendant trente secondes, trente secondes qui m'ont ouvert l'envie de continuer.
Alors j'ai voulu faire le tour de ma presqu'île, comme je l'ai fais des dizaines de fois. Des années que nous y revenons, attirés par l'énergie tellurique qui y règne. Après le bar, j'ai bifurqué sur la gauche pour rejoindre le chemin côtier. J'en connais tous les recoins, les paysages successifs, la côte sauvage, le littoral intérieur, les criques, les plages de galets, la végétation variée, l'école de voile, le petit port breton si typique.
Au bout de quelques minutes, je me suis fais la réflexion que je ne voyais pas défiler le même paysage que d'habitude, quelque chose avait changé, il y avait de nouvelles maisons, de nouvelles collines au loin sur le continent, j'avais l'impression de découvrir une nouvelle île. Et pourtant j'étais toujours sur cette modeste motte de terre qui offre seulement 5,5 kilomètres de côtes. Ce point de vue différent sur mon environnement était-il la conséquence inopinée d'une espèce de stress post-traumatique?

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J'accomplissais en réalité le tour de l'île dans le sens inverse de celui que j'avais l'usage d'emprunter depuis des d'années. J'avais changé de sens. D'innombrables balades toutes conduites comme les aiguilles d'une montre. Et ce soir, le hasard me faisait tourner "anti-clockwise" comme diraient les Anglais. Ce changement révélait un nouvel espace, il me faisait redécouvrir ce lieu que j'aime sous un angle modifié, me le faisant aimer encore plus. Comment avais-je pu omettre depuis si longtemps cette autre réalité? Ayant réalisé que cette rupture anodine venait de m'offrir un cadeau inespéré, je continuais ma balade heureux à l'idée de faire part de ma découverte à mes deux compagnons restés devant la télévision.
Je rentrais, éteignais le poste de façon autoritaire et expliquais à mon fils que demain nous allions pour la première fois depuis dix ans faire le tour de l'île dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. J'avais oublié l'attentat, j'avais l'impression qu'une zone entière de mon cerveau venait d'être débloqué.
Quand je repense à ce hasard qui m'a poussé à modifier mon parcours, je pense à mon amie psychanalyste qui dirait probablement que le hasard çà n'existe pas, et que quelque chose de caché dans mon inconscient venait de remonter à la surface pour m'embarquer sur une direction différente de celle que j'avais toujours suivie. Elle n'aurait peux être pas tort.
En effet, je me dois de partager avec vous un livre que j'ai découvert il y a seulement deux semaines: "Le déploiement" de Nick Sousanis chez Actes Sud. La première thèse de doctorat en bande dessinée. "Une épopée scientifique, dans laquelle Sousanis s'intéresse aux limites de notre système perceptif, à nos conditionnements et aux moyens de nous en libérer pour déployer nos potentialités." nous relate la quatrième de couverture. En tournant autour de mon île dans un sens opposé, j'avais repoussé les limites de mon système perceptif l'espace d'une heure, et par la même avait repoussé la colère qui m'assaillait.
Alors si vous souhaitez changer votre horizon, changer simplement de sens. Il paraît même que les hamsters le font.
FIN
Epilogue
12 heures après avoir publié ce billet, la pyschanalyste m'a livré son interprétation: en cheminant autour de l'île dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, j'ai simplement voulu remonter dans le temps et effacer la tragédie de Nice. Elémentaire mon cher Watson.