Alors que j'arrosais mon verger de poupée à la nuit tombée,
qu'un vent aérien suintait sur les hauteurs de Paris,
chatouillait mes tempes grises,
qu'en serrant avec mon pouce l'extrémité du tuyau d'arrosage,
je faisais apparaître des gerbes d'eau incandescentes,
retombant en bouquet émanescent sur mes pieds dénudés,
faisant ruisseler le long de mes jambes un zef de pureté,
mes narines humèrent une essence ineffable,
jaillissant à une vitesse sanguine des bas-fonds de ma mémoire,
une vieille photo olfactive jaunie par le temps
restée recluse pendant quarante ans,
un filet vert aigüe précis coupant qui irradiait mon nez endormi,
le même parfum que je prenais en plein visage lorsqu'à l'âge de dix ans,
à la fin du printemps, je descendais tous les soirs les escaliers de meulière
pour aller chercher Papi au fond du jardin redonnant vie
aux thuyas, aux rosiers, au saule pleureur, aux arbustes, aux broussailles,
qu'il lui arrivait de songer là une heure dans son paradis
à souler son enclos de toute l'eau qu'il quémandait
après une journée de juin sous les nuages et le soleil de la vallée
Papi pressait l'embout de caoutchouc avec son pouce,
imitant, perpétuant une technique qui paraissait millénaire
le faisant pivoter d'une légère pression
pour diriger là où les plantes appelaient,
le liquide salvateur, le rayon de fraicheur,
un geste que j'avais hérité et que je rejouais sans m'en rendre compte
une odeur qui exhalait l'herbe mouillée, la Saint-Jean,
les cerises, les clafoutis, la nature apaisée
une odeur que Papi m'offrait avant de disparaître,
une offrande préservée quarante années dans son écrin de chair
libérée par la tristesse, la mélancolie subite
Nous l'avons inhumé hier matin au cimetière d'Orsay
Il a laissé pleuvoir ce présent avant de monter au ciel.

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