Je n'irai pas, je n'irai pas.
Quelle vérité?
Il n'y a pas de vérité, elle est là, béante, en pleine gueule, elle sent le sang, la clope, le shit, le parfum pas cher, la sueur des survêts, le diesel. La vérité, elle a la gueule d'un macchabé, d'un corps froid.
La vérité de la banlieue, j'en viens, je n'y retournerai pas, pas pour écouter leurs conneries, pas pour élucider un crime, il n'y a rien à déchiffrer. Il est sorti de la caisse, lui a collé une balto dans la tronche et il est reparti, tout le monde a été témoin, la vérité était là, elle s'est pas cachée, elle a ouvert les yeux grands, tout le monde en a prit un bout, un procès ne servirait à rien, juste à dépenser l'argent des citoyens, je n'irai pas.
J'ai bossé toute ma putain de vie pour sortir de la banlieue, je n'y retournerai pas, je les connais, il n'y a rien à savoir, c'est la loi du plus fort, la loi du 9mm, la loi des regards qui intimident, qui font peur. Il ne peut pas y avoir de procès, c'est dans une autre juridiction, la cité, elle a ses propres lois, il n'y a jamais de procès, que des règlements de compte. Je n'irai pas, j'ai fait mon temps, vingt cinq ans. Ça prend du temps de s'affranchir. Aux autres de s'occuper d'eux. J'ai ma vie, ce n'est pas à cinquante ans que je vais y retourner. Ne me demander pas ça, vous aller réveiller mes vieilles plaies puantes, s'il vous plait madame la Présidente de la cours d'assises, prenez un autre juré. Donnez moi une autre affaire, une évasion fiscale, un crime de col blanc mais pas çà.
Que d'autres s'en chargent, d'autres qui n'on pas connu les rixes au cutter dans la cours du lycée, les embrouilles, les trafics de mobylettes, les mecs camés pas la beuh, les cris des famille qui cinglent à travers les murs trop fins des HLM, qu'ils y aillent, moi je n'irai pas. Demandez moi de prendre les armes pour défendre mon pays, de plonger dans un lac glacé pour sauver un enfant de la noyade, d'accueillir des migrants dans mon foyer, de ramasser les feuilles mortes dans le jardin des tuileries, de nettoyer les chiottes du palais de justice mais ne me demander pas de juger cette affaire, il n'y a rien à juger, on perd son temps. C'est le tragique qui domine la cité, c'est avant les grecs, avant l'amour de la vérité, avant les lumières, avant le droit. Vivre dans la cité, c'est remonter le temps, vivre dans la honte, pas la culpabilité, dans les clans, pas dans la société. Je n'irai pas, qu'ils y aillent les autres, moi je n'irai pas. C'est un autre pays, j'ai émigré, je n'ai plus mon passeport, il me faudrait un visa pour y retourner, c'est trop tard. Bon procès, j'admire ce que vous faites madame la présidente, vraiment. Prenez moi pour un lâche, ça n'est pas grave, je n'ai pas de problèmes à me mater dans la glace, j'ai fait mon temps, j'ai fini mes assiettes comme me le demandait ma grand-mère, j'ai bien travaillé à l'école, j'ai toujours fait tout ce qu'on m'a demandé de faire, je paie mes impôts, je vote, je donne au secours populaire, j'ai défilé contre le terrorisme, le racisme, l'antisémitisme, mais ça je le ferais pas.
Mon fils immobile, gêné, est monté dans sa chambre sur la pointe des pieds, il a refermé la porte avec délicatesse, il savait qu'il ne fallait pas insister. Mon épouse n'a pas bronché, elle est restée pétrifiée son torchon à la main.
Je suis resté seul devant l'ordinateur du salon, aussi seul que lorsqu'au milieu du mois d'août, jeune adolescent, j'arpentais les terrains vagues de ma lointaine banlieue, seul sur mon vieux bikloun rafistolé.
Je n'irai pas.

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