Nous nous connûmes pendant le confinement par l’entremise d’un collègue. Il me vantait tes mérites lors des pauses café virtuelles. Je le questionnais à voix basse, ma femme travaillait dans la même pièce, je ne voulais pas éveiller les soupçons. Et un jour, il me souffla you only lived once, ce qui n’eut d’autres effets que de me faire franchir le 12 Mai 2020, premier jour du déconfinement, les portes d’une show-room de La Madeleine en déclamant d’un ton assertif : « j’aimerais commander une Taissss-La Model 3 Long Distance ».
Formalités administratives, carte de crédit, deux mois plus tard, elle m’attendait dans une succursale des Yvelines. Je m’y rendis aussitôt. On me fit patienter dans une salle où d’autres mâles blancs cisgenres mal rasés consultaient convulsivement leur portable. Puis je reçus un texto, elle était prête. Battements de cœur, émotion. Il me fallut plus d’une demi-heure pour comprendre les rudiments de l’ordinateur de bord et m’exfiltrer du parking. On ne conduit pas une Taissss-La, on la pilote. Le soir même, nous allâmes fêter l’événement en famille dans les rues de Paris. Je déambulais arrogant et dédaigneux au volant de ma nouvelle acquisition. Aux feux rouges, je zyeutais les véhicules voisins. On nous observait. Mon ego de boomer s’en délectait. A l’avant-garde technologique, à l’avant-poste du combat contre le changement climatique, à chaque démarrage je laissais sur place, dans un silence étourdissant, les vulgaires thermiques. Nous sabrâmes le champagne à la terrasse d’un café. Chaque Taissss-La exige qu’on lui attribue un nom. Mon épouse pensa à Simone Veil, mon fils à Simone de Beauvoir et je conclus par un En voiture Simone. Baptisée ! La lune de miel dura trois ans. Simone nous mena en Espagne, en Italie, à travers la France. Grâce à son réseau unique de chargeurs rapides, Simone retrouvait des couleurs en vingt minutes. Nous formions un couple uni et soudé dans un club d’afficionados à part. Lorsque nous croisions d’autres Taissss-La, on se faisait des petits coucous…
Puis en 2023, une fissure apparut dans notre relation. Simone devint moins pimpante, moins nerveuse dans les courbes. Ses mises à jour constructeur s’espacèrent. Certaines suscitèrent des interrogations comme celle qui raya du GPS la carte de l’Ukraine. Tout ceci n’était pas ma faute. Le comportement de Simone était dû à son père-créateur qui devenait irascible. Cet entrepreneur-milliardaire s’en prenait à d’autres milliardaires pour calmer son agressivité. Il tombait peu à peu dans les sables mouvants du ressentiment, s’achetant au passage – au prétexte de la liberté d’expression - un zéro social à prix d’or pour amplifier le déferlement de sa haine. Et chemin faisant, il devint le chef de file mondial d’une contre-révolution conservatrice. Mais le conservatisme est un mot bien trop doux pour qualifier le fascisme qui se répandait insidieusement.
« Dans un essai paru en 1995 sous le titre original de Ur Fascism, Umberto Eco définit les signes avant-coureurs du basculement d’un régime dans le fascisme. Cette grille d’analyse comprend notamment le culte de la tradition et le rejet de la modernité, l’irrationalisme et le refus de toute pensée critique, la méfiance envers l’intellectualisme, la peur de la différence et le racisme, l’appel aux classes moyennes frustrées, un nationalisme obsessionnel et une xénophobie assumée, le machisme et le mépris pour les faibles, un populisme sélectif incarné par un leader fort représentant la volonté du peuple, et l’usage d’une novlangue appauvrie pour limiter la pensée critique. » (Résister, Salomé Saqué, Edition Payot 2024).
Aujourd’hui, il y a des Simone partout mais on ne fait plus coucou, on a trop honte. Néanmoins, ne faut-il pas distinguer le fou - qui veut aller sur la planète Mars - de sa création ? A l’époque ce n’était peut-être pas le même homme. On change. Il y a des engagements de jeunesse qui sont discutables. Lui, c’est plutôt le cap des cinquante ans qui aurait réveillé le marigot de ses rancœurs.
Et puis, Simone continue de me transporter d’un point A à un point B sans émettre un gramme de CO2. Ce n’est pas rien quand même.
Mais j’ai peur, peur qu’on lui fasse du mal. Et puis ma fierté en a pris un coup. Que faire ? Acheter un vélo cargo biplace électrique ? une montre suisse bio ? du café issu du commerce équitable ? Quitter Simone ? Ce bolide qui atteint cent kilomètres à l'heure en moins de quatre secondes n’est-il pas simplement un symbole phallique ? Un étui-pénien avec une batterie de 70 KWh ? Devrais-je commencer une analyse ?
Simone, que nous est-il arrivé ?

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