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Billet de blog 1 novembre 2022

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Le féminisme d'Olympe de Gouges

Le féminisme d'Olympe de Gouges, non exempt de préjugés, n'en est pas moins vigoureux. D'elle, on connaît surtout La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Mais elle a aussi écrit de la fiction. Dans Le Prince philosophe, conte romanesque qui comporte une dimension féministe, elle invite les femmes à collaborer au bien commun, comme dans le Postambule de la Déclaration.

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Illustration 1
Portrait d'Olympe de Gouges (1748-1793) par Alexandre Kucharski, à la fin du XVIIIe. © Olivier Blanc.

Publié en 1792, Le prince philosophe, à mi-chemin du conte philosophique et du roman d’aventures, a pour héros Almoladin, le sage fils du roi de Siam (aujourd’hui la Thaïlande). Le prince, tout aussi clairvoyant que généreux, mais néanmoins humain, tâche de ne pas succomber à ses désirs quand ils pourraient nuire à autrui ou avoir de fâcheuses conséquences pour lui-même. Sa sœur, Géroïde, est de la même teneur, elle réfléchit et agit, si bien qu’elle parvient à échapper au chef de ses ravisseurs qui projetait de la violer.

L’un et l’autre, éloigné·es du royaume de Siam par la jalousie mortifère de leur marâtre, sont amené·es à faire de nombreuses rencontres : autant de femmes et d’hommes doté·es de qualités ou de travers divers, plus ou moins perspicaces et sagaces, et dont la psychologie n’est pas sans réalisme. Deux ou trois femmes sont odieuses ; l’une (la marâtre) tient même du monstre ; mais les autres sont attachantes, bienveillantes sans être niaises, plus intelligentes qu’ingénues. Elles possèdent l’art de tirer parti des situations non choisies dans lesquelles les aléas de l’existence les ont mises ou celui de s’en accommoder ; elles sont parfois rivales, mais plutôt amies. En revanche, la plupart des hommes apparaissent comme faillibles, menés par la passion que telle ou telle aimée leur inspire.

Ce conte romanesque est sous-tendu par le topos, qu’aujourd’hui l’on qualifierait de masculiniste, de la séductrice qui joue de ses charmes pour corrompre et dévoyer ; topos qui, aussi bien, portraiture les hommes en pantins, et qu’Olympe de Gouges compense par son insistance à remarquer que si les femmes disposaient de la même éducation, des mêmes possibilités d’accomplissement que les hommes, elles abandonneraient frivolité, intrigue et « administration nocturne [1]» pour suivre un droit chemin.

Les personnages les plus manipulateurs du Prince philosophe sont d’ailleurs des hommes, et ce sont aussi les plus ridicules : les derviches, charlatans cupides et sans scrupule, se roulent par terre de rage et de dépit quand ils sont démasqués (épisode fort drôle, qui comporte un personnage de femme ne s’en laissant pas conter très réjouissant [2]).

L’œuvre, qui abonde fréquemment dans le sens des normes de genre, les contredit à peu près autant. Le Prince épouse Idamée. Chinoise (elle vit à Pékin), elle est la sœur du Sultan (sic). Une princesse singulière, ni jeune ni belle, qui telle une précieuse, « avait toujours eu du dégoût pour l’hymen [3] ». Elle lui préférait les arts et les lettres, jusqu’à ce qu’elle rencontre Almoladin. Elle « n’est point belle, mais elle a des qualités qui la dédommagent de cette privation [4] ». Olympe de Gouges a-t-elle pensé à Mademoiselle de Scudéry, féministe avant la lettre, dotée d’une imagination débridée et qui passait pour laide (ce qui n’empêcha pas qu’elle  fût aimée de Pellisson ?

Grâce à Betty Daël, l’éditrice d’une partie des œuvres complètes d’Olympe de Gouges, voici le projet féministe que, devenue reine de Siam, Idamée voudrait réaliser.  Je me suis permise de mettre en gras les passages les plus intéressants en termes de pensée féministe, ambiguë car entachée d'une misogynie héritée.

 « Idamée sait que le génie peut se trouver dans le sexe, ainsi que chez les hommes, que l’imagination des femmes est fertile en inventions. “Il ne manque donc que de les encourager, de les enhardir à marcher dans cette carrière épineuse ; […] – Ah ! Si les femmes veulent seconder mes désirs, je veux que, dans les siècles futurs, on place leur nom au rang de ceux des plus grands hommes ; non seulement je veux qu’elles cultivent les lettres, les arts, mais qu’elles soient propres encore à exercer des places dans les tribunaux, dans les affaires contentieuses, dans l’administration des affaires de goût”. Ce fut d’après ces réflexions qu’Idamée dirigea elle-même son plan. Sans le communiquer à personne, elle y réfléchit longtemps, le voit, le revoit, le pèse, le retouche ; ensuite elle l’adresse au premier mandarin sous le nom d’un inconnu. Ce plan était ainsi conçu :  “La nature, en créant le monde, le peupla d’animaux de toutes espèces. Elle leur donna la faculté de pourvoir à leurs besoins et d’inventer des arts à proportion de l’intelligence qu’ils avaient reçue. Elle créa donc deux sexes pour se reproduire, et répondre à ses vues. Le mâle et la femelle d’un commun accord contribuaient à l’embellir ; leur émulation était égale et leurs travaux étaient les mêmes. L’homme seul a ôté à sa compagne tous les moyens de le remplacer ou de le soulager dans ses travaux. Les abeilles n’ont qu’un même travail ; les vers à soie, mâle, femelle, font leur coque de la même manière, leurs ouvrages sont les mêmes. Les hirondelles bâtissent de concert le nid de leurs petits et on ne distingue pas le mâle de la femelle, même par le nom. La femelle du bœuf et du cheval est occupée indistinctement aux travaux publics et domestiques et en général tous les animaux, excepté l’homme, vivent dans une parfaite égalité avec leurs compagnes. Qu’a produit l’impuissance et l’infériorité de la femme ? Des travers de toute espèce. Ce qu’elle a perdu par la force, elle l’a recouvré par l’adresse. On lui a refusé l’art de la guerre quand on lui a appris l’art de l’allumer ; on lui a refusé la science du barreau et celle des affaires, quand elle est propre à s’occuper de l’une et de l’autre. Si les places étaient héréditaires et passaient de l’époux à l’épouse, il y aurait moins d’enfants sans ressources. La veuve essentielle qui, en perdant son époux, se voit hors d’état d’élever ses enfants, ne peut, sans frémir, considérer cette injustice. Souvent elle a exercé la place de son mari, absent ou incommodé ; et lorsqu’il n’est plus, elle s’en voit dépouillée pour la voir passer entre les mains d’un homme ignorant et pusillanime, ou d’un sot qui n’a d’autre mérite que de s’être procuré des protecteurs et cette protection souvent ne lui vient que par la voie des femmes. Elles n’ont aucun pouvoir publiquement, elles commandent despotiquement dans le mystère. C’est dans un agréable boudoir qu’elles nomment un général d’armée, un amiral, un ministre. Tout indistinctement leur est accordé, sans connaître la portée de ce qu’elles exigent. ‘Je le veux’ est la plus grande science des femmes ; mais si elles avaient été versées dans les affaires, instruites de bonne heure, elles auraient reconnu le danger de leur ascendant. Les hommes auraient été plus conséquents et les femmes moins frivoles. Enfin, pour l’amour de l’État et du bien public, il faudrait accorder à ce sexe plus d’émulation, lui permettre de montrer et d’exercer sa capacité dans toutes les places. Les hommes sont-ils tous essentiels ? Eh ! Combien n’y a-t-il pas de femmes qui, à travers de leur ignorance, conduiraient mieux les affaires que des hommes stupides qui se trouvent souvent à la tête des bureaux, des entreprises, des armées et du barreau ? Le mérite seul devrait mener à ces places majeures, ainsi qu’aux inférieures et l’on devrait donner aux jeunes demoiselles la même éducation qu’aux jeunes gens. Les femmes, à qui l’on n’a réservé que le soin du ménage, le conduiraient bien mieux, si elles étaient versées dans toutes les affaires. Plus instruites, elles ne connaîtraient pas toutes ces petitesses d’esprit qu’enfante une imagination féconde. Sans cesse occupées de tout ce qui peut les embellir, elles négligent même les choses les plus essentielles ; l’ordre de leur ménage, les soins vigilants qu’une bonne mère doit avoir pour ses enfants ; enfin les femmes seraient plus intéressantes, plus utiles dans la société, quoi qu’elles en soient le plus bel ornement et le plus fort soutien, si elles étaient plus respectables : l’amour-propre, qui a presque toujours dirigé les hommes, dominerait encore davantage l’esprit des femmes essentielles ; la gloire en ferait des guerrières intrépides, des magistrats intègres, des ministres sages et incorruptibles. Qu’on détruise le préjugé injustement établi contre les femmes, pour faire place à l’émulation, le bien public s’en ressentira avant la révolution d’un demi-siècle”.

À peine le mandarin finissait-il ces phrases que le prince Almoladin reconnut l’esprit et la manie d’Idamée. Il ne put cependant s’empêcher, ainsi que ses ministres, d’y reconnaître un intérêt général ; mais il craignait d’autoriser cette entreprise dangereuse. Il sentit bien que si l’on donnait aux femmes des moyens d’ajouter à leurs charmes, le courage, les lumières profondes et utiles à l’État, elles pourraient un jour s’emparer de la supériorité et rendre, à leur tour, les hommes faibles et timides, et qu’il valait mieux laisser les choses dans l’état où elles étaient que de donner naissance à une révolution qui pourrait, par la suite, tourner au désavantage du parti actuellement plus puissant. Le premier mandarin, qui joignait à ses connaissances profondes une excessive galanterie, se déclara ouvertement le chevalier du plan d’Idamée. Il en fit reconnaître tous les avantages, et peu s’en fallut qu’on ne rendît un édit sur le champ qui déclarât que les femmes exerceraient à l’avenir toutes les charges des hommes et seraient nommées à leur place, en cas de décès ou d’autres inconvénients, d’après les preuves qu’elles donneraient de leur capacité.

La séance cependant se termina sans avoir rien arrêté sur cette affaire. Almoladin se rendit chez la Reine et, après l’avoir un peu raillée, il embrassa son fils, en lui disant : “Mon fils, vous serez gouverné par votre épouse, ainsi que tous vos sujets, et tout en ira beaucoup mieux. Les hommes deviendront femmes alors, et comme ils n’auront pas le pouvoir en mains, ni la force, ni le courage, ni les charmes, ils ne seront que de pauvres idiots, qu’à peine les femmes daigneront considérer et dont elles ne se serviront que dans la nécessité la plus urgente, si le monde ne finit pas à cette fameuse révolution”.

Idamée avait envie de se fâcher ; mais le Roi la persiflait avec tant de grâce, qu’elle n’en eut pas le courage. Elle ne voulait pas d’ailleurs paraître avoir imaginé ce plan et elle s’y prit avec tant d’adresse, qu’elle dissuada Almoladin de la pensée où il était que ce plan était de son imagination. Elle apprit par ce moyen que le premier mandarin avait soutenu son sexe avec chaleur et qu’on avait remis au premier Conseil à prononcer définitivement sur cette matière. Ce projet se répandit bientôt par tout le royaume. Les femmes commencèrent à devenir plus réservées et moins frivoles. D’abord, on diminua d’un pied et demi les bonnets et les chapeaux. Ce grand changement se fit en peu de jours ; mais tout à coup, on vit quelque chose de bien plus extraordinaire ; on supprima les bonnets et les chapeaux en entier ; les cheveux en désordre se jouaient sur le front ; un bouquet de fleurs seulement, placé sur le côté, affichait la négligence de cette coiffure ; une aimable folie lui avait donné naissance.

La Reine, enchantée de ce prodige, ne manqua pas de persévérer dans son dessein. Elle crut qu’il était nécessaire de s’assurer encore davantage du mandarin qui s’était déclaré si ouvertement le protecteur de ce plan sans en connaître l’auteur. Elle le fit appeler : il était beau, éloquent et il applaudissait surtout avec enthousiasme aux intentions de la Reine. Elle fut enchantée de ses discours, ainsi que de sa personne : elle ne cessait de vanter ce ministre à Almoladin et d’une manière dont tout autre prince aurait pris de l’ombrage. [5]»

À suivre

Le Prince philosophe est disponible aux éditions Cocagne.

NOTES

[1] Extrait du Postambule de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne : « Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à toutes les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernement français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l'administration nocturne des femmes ; le cabinet n'avait point de secret pour leur indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère, présidence, pontificat, cardinalat ; enfin tout ce qui caractérise la sottise des hommes, profane et sacré, tout a été soumis à la cupidité et à l'ambition de ce sexe autrefois méprisable et respecté, et depuis la révolution, respectable et méprisé. »

[2] Olympe de Gouges, Le prince philosophe, œuvres complètes, tome II, éditions Cocagne, 2010, p. 269.

[3] Ibid., p. 215.

[4] Ibid., p. 222.

[5] Ibid., p. 242-243.

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