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Billet de blog 5 novembre 2022

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« Tout dépend de l’éducation » – le féminisme d'Olympe de Gouges

Dans Le Prince philosophe, vraisemblablement dicté en 1788, Olympe de Gouges déploie un programme politique grâce auquel les femmes pourraient devenir des sujets à part entière.

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Illustration 1
Portrait d'Olympe de Gouges (1748-1793) par Alexandre Kucharski, à la fin du XVIIIe. © Olivier Blanc.

Dans Le Prince philosophe, vraisemblablement dicté en 1788, Olympe de Gouges déploie un programme politique grâce auquel les femmes pourraient devenir des sujets à part entière. Il est porté par la reine Idamée, qui pour contraindre le roi Almoladin à l’appliquer propose un concours entre trois femmes et trois hommes de trois générations différentes. Les femmes sont-elles, comme on le dit, physiquement et intellectuellement inférieures par nature ? Idamée est certaines qu’elles peuvent devenir des grands hommes comme les autres.

Le programme féministe d’Idamée (première partie)

« Il serait trop dangereux d’élever toutes les femmes comme cette petite chevalière »

La première question était de savoir si l’on devait donner aux jeunes demoiselles une éducation plus forte que leur constitution ; la seconde était de décider si les femmes auraient assez de courage et de force d’esprit pour être inflexibles et constantes dans leur opinion ; enfin la troisième si, à certaine révolution que les femmes éprouvent, comme  quand elles deviennent nubiles, ou quand elles deviennent mères, elles ne demandent pas d’être ménagées et si ce ménagement n’est pas incompatible avec les devoirs que les hommes sont obligés de remplir. Les enfants devaient prononcer sur le premier point, les jeunes gens sur le second, et les vieillards sur le troisième. On chercha, dans les trois sexes, ce qu’il y avait de plus remarquable dans Siam. Idamée, enchantée du projet du Roi, se flattait que, par ce moyen, son plan aurait le plus grand succès : elle ne manqua pas de choisir dans son sexe une personne qui pût répondre à son dessein. Le mandarin lui procura une jeune personne élevée parmi des jeunes gens dont lui seul connaissait le sexe. Idamée la fit venir chez elle, et fut on ne peut pas plus satisfaite de sa conversation. Il n’en fut pas de même de la personne de vingt ans et de celle de cinquante, quoique très instruites. Elles n’avaient point le courage et l’intrépidité de la jeune personne ; ce qui lui prouvait que tout dépend de l’éducation. On lui opposa un jeune homme plus faible qu’elle, tant par la consistance que par le caractère ; elle avait les mêmes vêtements, au point que, le jour arrivé, tout le monde prit le change. Cette séance se passa dans une des cours du palais, si grande et si majestueuse par sa construction que jamais on ne vit une assemblée plus imposante. Les deux sexes étaient séparés, les croisées et les balcons étaient également garnis de chaque côté d’hommes et de femmes. On avait élevé un trône pour la Reine qui dominait sur toutes les femmes qui l’entouraient. Le Roi de Siam était aussi environné de tous les hommes, et placé sur un trône. Entre ces deux trônes était une espèce de théâtre où les deux sexes, qui devaient agiter les questions proposées et les décider, étaient en vue de tous les spectateurs.

Le Roi donna le choix à la Reine sur l’objet qui devait commencer l’ouverture de la séance. Idamée fut assez adroite pour demander d’abord qu’on mit la force à l’épreuve. Les deux enfants de dix ans montèrent les premiers sur la scène pour lutter ensemble. Ils combattirent longtemps ; mais enfin la victoire fut pour les femmes. Le Roi, qui pensait que le jeune homme était le vainqueur, dit à Idamée : « Voilà déjà un point de perdu, Madame ». Il croyait que celui qui portait une figure délicate était la jeune fille. Cette erreur amusa infiniment la Reine et les dames de la Cour qui étaient dans le secret. Almoladin, malgré sa sagesse, ne pouvait revenir de sa confusion. Le petit garçon, qui sentit son amour-propre humilié, proposa de se battre au fleuret : il savait parfaitement tirer des armes. La petite fille accepta la partie avec plaisir ; mais Idamée tremblait ; elle ne savait pas si cette jeune personne avait appris à tirer. Un second triomphe, plus rapide encore que le premier, acheva de consterner Almoladin qui ne put s’empêcher de faire couronner la petite fille. Il doutait de son sexe, il la fit approcher de lui et, après l’avoir bien considérée, il doutait encore qu’on ne l’eût point trompé : il la questionna et finit par lui demander quel était son sexe. La petite fille lui répondit avec un ton ferme et imposant, en lui montrant son fleuret : « Sire, mon sexe est au bout de cet instrument ». Le Roi, à cette réponse, resta confondu. Est-ce une fille, est-ce un garçon, se disait-il ? Le mandarin, ainsi que le père de la jeune demoiselle, convainquirent Almoladin, et il reconnut que l’éducation fait tout ; mais qu’il serait trop dangereux d’élever toutes les femmes comme cette petite chevalière. Il dit tout bas au mandarin et à son père : « Un jour cette enfant sera dans mon royaume un grand homme, mais je n’en veux qu’un de cette espèce ». On porta la petite fille en triomphe ; toutes les dames lui jetaient des lauriers et des couronnes. La Reine aurait bien désiré, en secret, qu’on s’en tînt au premier point. Le hasard avait mis en scène deux amants qui s’aimaient secrètement. Le jeune homme avait fait un plaidoyer sur l’amour, où il présentait au sexe les dangers qu’il courait dans cette entreprise ; il s’était dit en lui-même : « C’est le seul moyen d’emporter la victoire sur ce sexe dangereux et d’obtenir mon amante pour ma récompense ».

« Quoi, vous qui, d’un seul regard, faites tomber César, Alexandre à vos pieds, vous voulez régner sur nous par la force et le courage ! »

La jeune personne, au contraire, avait fait grande provision de politique, de philosophie et de remarques sur les sciences les plus profondes. Elle parla la première et débuta par un grand discours sur l’existence de la matière, sur ses causes et sur les éléments. La réponse du jeune homme fut simple et galante. Il se jeta à ses pieds et, la présentant au public : « Voilà le plus bel ornement de la nature, s’écria-t-il, et désormais elle en sera la terreur. Les grâces vont changer leurs chaînes de fleurs pour des chaînes de fer ». Il saisit la main de la jeune personne, dont la confusion avait déjà frappé tous les yeux, en lui disant avec chaleur : « Quoi, vous qui, d’un seul regard, faites tomber César, Alexandre à vos pieds, vous voulez régner sur nous par la force et le courage ! Ah ! Quel pouvoir deux beaux yeux n’ont-ils pas sur le cœur de l’homme ! Il faudra donc désormais les mépriser, les braver et lutter contre eux. La beauté viendra perdre ses charmes sous un costume lourd et grossier ! ». La jeune personne voulut insister et combattre cet argument, elle s’embrouilla et perdit tout à fait le fil de son discours.

Idamée rougissait pour la jeune personne, ainsi que toutes les femmes ; mais l’amant était vainqueur et l’on fut forcé de reconnaître qu’en amour les femmes étaient plus faibles que les hommes, puisqu’elles en donnaient en public une preuve si convaincante.

La jeune personne essaya pour la troisième fois de reprendre son discours ; mais sa voix s’entrecoupa, elle ne fit plus que balbutier et l’amant victorieux finit par lui dire : « Que cet aimable désordre vous rend intéressante ! La beauté timide est cent fois plus touchante que si elle voulait se transformer en grave orateur. Il ne doit sortir d’une jolie bouche que des mots qui pénètrent l’âme et vont droit au cœur et non pas de ces grandes phrases orales et philosophiques ». La jeune personne ne put plus résister et laissa tomber de sa main le cahier où était imprimée la suite de son discours.

« Les femmes, en propres termes, ne sont bien placées que dans leur ménage : elles n’ont ni assez de confiance, ni de capacité, ni de sang-froid pour conduire des affaires majeures. »

La vieille, furieuse de cette chute, monta à grands pas et renvoya la jeune personne avec une dureté qui en imposa aux hommes, ramassa le cahier avec colère, et dit « Je finirai mieux que n’a commencé cette petite folle. Quel est celui qui osera entrer en lice avec moi ? ». Le vieillard de soixante ans qui était un peu caduc, avait de la peine à arriver sur le théâtre. Il commence à regarder l’héroïne qu’il avait à combattre. Il avait de grandes lunettes sur le nez ; et comme il était fort petit et son antagoniste fort grande, il était obligé de lever la tête pour la regarder. « Dieux !  s’écria le vieillard, la belle personne que je vois ; et, pour son âge, qu’elle est bien conservée ! ». La vieille commença à se dresser et à se gonfler : « Parbleu ! dit-elle, Monsieur, il y a longtemps que je le sais mais ce n’est pas ce dont il s’agit. Il faut m’opposer des raisons aussi convaincantes que celles que vous venez de m’opposer pour ma fraîcheur et qui prouvent que nous ne sommes pas en état de gérer des biens, des places, et de commander un bataillon quand le cas l’exigerait. – Le cas n’est pas sage, répondit le vieillard sèchement. Les femmes, en propres termes, ne sont bien placées que dans leur ménage : elles n’ont ni assez de confiance, ni de capacité, ni de sang-froid pour conduire des affaires majeures. – Allez, bonhomme, lui répliqua la vieille, vous radotez, mon ami. Vous êtes hors d’état d’en parler ».

Le vieillard, que le bruit n’effrayait pas, était bien sûr que s’il redoublait de politesse, en opposant toujours de bonnes raisons, il pousserait à bout la dame de cinquante ans. « Hélas, Madame ! continua-t-il, Que vous a fait votre sexe pour vouloir l’exposer à tant de maux ? N’a-t-il point assez de peines et de souffrances ? Eh ! Pourquoi lui ravir le plaisir de plaire et de charmer ? C’est là son emploi : le nôtre d’avoir toute la charge de l’esprit et du corps. – Croyez-vous, lui dit la vieille, que nous ne sommes pas en état de remplir ces mêmes charges ? Nous ne vous en plairions pas moins et peut-être davantage ; voilà ce que vous craignez. – Eh ! Pourquoi ne pas redouter tout ce qui est hors de la nature ? lui répliqua le vieillard. Elle ne vous a point favorisées de manière à pouvoir soutenir ce que vous avancez. – C’est là où je vous arrête, lui dit-elle ; elle ne nous a point favorisées ! Et vous venez d’en être convaincu par cette jeune fille de dix ans. Moi-même, ajouta-t-elle, ne suis-je pas plus forte et plus robuste que vous ? Ne suis-je pas plus en état d’agir et de discourir ? ». Le vieillard resta un moment sot et embarrassé à cette réplique. « Mais, lui dit-il, quand il faudra condamner à mort ou ordonner la question pour punir le crime, que ferez-vous avec cette douce sensibilité que la nature vous a donnée à la place de la force et du courage ? – On s’habitue à tout, répondit-elle. – Et quand il faudra disséquer un cadavre, ne reculerez-vous pas d’horreur à ce seul mot ? – Et quand cela serait, tous les élèves de chirurgie ne reculent-ils pas la première fois ? – Mais quand il s’agira de traiter une affaire grave et délicate entre deux souverains, de remplir la place d’un sage ambassadeur ? – Oh ! Ne craignez rien pour celui-là. La dissimulation est innée chez les femmes ».

Almoladin tremblait à juste titre et voyait que le vieillard allait fléchir ; il ne lui restait plus qu’un argument. « Mais je pose, lui dit le vieillard, que l’ambassadeur soit jeune et joli, et que le souverain ennemi soit aimable, persuasif et qu’il cherche à séduire l’ambassadeur ; s’il succombe, adieu les affaires de l’État. – Je suis votre servante, lui répondit la vieille madrée. Le souverain sera plus en danger que l’ambassadeur et nous gagnerons notre cause ; voilà tout le danger qu’il y a de nous laisser entre les mains des affaires majeures. Nous en viendrons toujours à notre honneur, de quelque manière qu’on nous prenne. – Mais ce ne sera pas de bon aloi ! lui dit le vieillard en colère. – Qu’importe ! La politique emploie bien d’autres moyens plus terribles et moins généreux ».

À ces mots, toutes les dames battirent des mains et deux lauriers valurent plus qu’un pour cette fameuse cause. Le Roi, cependant ne décida rien. Il promit seulement de voir le moyen qu’il pourrait prendre par la suite pour mettre à exécution ce vaste projet. Mais, pour encourager le sexe, il permit à la Reine d’établir l’Académie des Dames ou les Séances publiques de la Reine où l’on pourrait juger certaines causes du sexe qui, de droit, seraient pendantes à ce tribunal et jugées en dernier ressort. Il lui laissa le droit de nommer aux places des présidentes, de choisir les conseillers, les avocats et les procureurs. Tout le monde applaudit à un établissement aussi honorable pour le beau sexe et toutes les belles de Siam abandonnèrent les grâces pour caresser les muses, ce qui excita bientôt la jalousie des petits littérateurs. »

Contrairement à Manon Roland, qui estime que les femmes « doivent enflammer tous les sentiments utiles à la patrie, mais non paraître concourir à l’œuvre politique [i]», Olympe de Gouges écrit pour gagner l’opinion publique à ses valeurs et à ses idées morales et politiques. Dans Le Prince philosophe, dicté avant même la prise de la Bastille, elle développe la politique qu’elle appelle de ses vœux : le roi doit être sage et juste, « essentiel », c’est-à dire à la hauteur de la tâche qui est la sienne, fondamentalement bienveillant, et s’il ne se vouait pas au bonheur du peuple, il faudrait le détrôner. Elle expose son programme féministe : les femmes doivent pouvoir être autonomes et indépendantes, et pour cela bénéficier d’une éducation qui leur permette de gagner leur vie et de s’épanouir en exerçant des fonctions ou des métiers à la mesure de leur valeur et de leurs compétences.

Mais Olympe de Gouges a pleinement conscience que la société dans laquelle elle vit n’est pas prête à admettre que les hommes et les femmes ne sont dotés de rôles distincts qu’en raison de la différenciation qu’elle leur impose et non pas du tout par nature. Au XVIIIe, les femmes ne sont le plus souvent formées qu’à devenir des épouses et des mères. Sauf exception, elles sont tenues éloignées du savoir [ii]. Le Prince philosophe n’est pas une utopie, et le roi n’appliquera pas la réforme féministe ardemment désirée par Idamée, par peur de voir les hommes détrônés, dépossédés de la supériorité dont le concours entre les sexes vient de prouver qu’elle était usurpée. Sage et juste, au bout du compte, Almoladin ne l’est pas pleinement. « Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon sexe ? Ta force ? Tes talents ? », interrogera la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne.

La réponse se fait d’autant plus attendre que preuve a désormais été faite, par l’accès de toutes et tous aux mêmes études et métiers, qu’elle ne réside ni dans les aptitudes ni dans les compétences. Mais la réalité n’en aura fini de dépasser la fiction que lorsque la parité aux fonctions les plus hautes sera effective, et qu’une femme sera élue présidente de la République.

NOTES

[i] Cité par Jean-Clément Martin, La Révolte brisée. Femmes dans la Révolution française et l’Empire, Armand Colin, 2008, p. 99.,

Ainsi que l’observe Jean Rabaud, qui cite Paule-Marie Duhet (Les Femmes et la Révolution

(1789-1794), Gallimard, 1973), Manon Rolland « bien qu’elle dictât à son mari, “vieille corneille lugubre et bavarde perchée sur l’arbre de la liberté”, ses écrits et ses décisions, prenait garde de se mettre en avant en public, et écrivait à l’adresse des hommes : « Nous ne voulons d’empire que par les cœurs et de trône que dans vos cœurs » (Jean Rabaut, Histoire des féminismes français, chapitre 2, « Droit à la tribune ? Non : droit à l’échafaud (1789-1795) », Paris, Stock, « Hors collection », 1978, p. 53-75. URL : https://www-cairn-info.ezproxy.u-paris.fr/histoire-des-feminismes-francais--9782234009332-page-53.htm

[ii] Voir Caroline Fayolle, La femme nouvelle. Genre, éducation, Révolution (1789-1830), Paris, Éditions du CTHS, 2017.

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