« Il se passe quelque chose avec Mélenchon » twittait un journaliste dimanche en direct de Toulouse. Oui, quand la place est archipleine, que le soleil est au rendez-vous, qu’on est à une semaine du premier tour et que les sondages sont au beau fixe – oui, il se passe quelque chose. Quoi exactement ? Je ne sais pas. Ou plutôt j’y reviendrai plus bas. Ce que je sais, c’est qu’imaginer possible qu’un candidat de gauche puisse être présent au second tour de la présidentielle était impensable il y a quelques semaines. Imaginer qu’un candidat issu de l’autre gauche soit en position de se qualifier l’était plus encore. J’ai mille critiques à faire à JLM et à sa campagne, mais je vais vous le dire… s’il y a un petit espoir de passer, s’il suffit de pousser un peu, je ne vais pas bouder mon plaisir de voir tous les tenants de l’ordre établi prendre devant ce nouveau péril rouge et advienne que pourra. Comment passer à côté d’une telle occasion ? J’en serai donc. Malgré tout.
J’ai vécu cette campagne de loin, très loin, je l’ai tenue à distance autant que je pouvais. Parce que je viens de ce camp-là, que je l’ai quitté à force de désaccords, parce que je ne partageais plus les choix qui étaient faits, ni les modes de fonctionnement. Parce que j’avais l’impression que de défaites en défaites, nous aurions dû apprendre de nos erreurs. Mais les deux ou trois choses que j’avais apprises dans ma vie de militante, je ne les retrouvais pas dans la stratégie de JLM. L’un de ses proches m’a dit un jour « l’histoire tranchera ». L’histoire n’est pas terminée, mais à une semaine du premier tour, les principales dynamiques se sont déjà esquissées. Ce n’est pas encore l’heure du bilan mais j'avais quelques mots à dire sur cette campagne.
Il y a ceux qui attendaient depuis 5 ans que la campagne présidentielle reprenne, ceux qui pensaient que l’élection présidentielle n’aurait pas lieu, victime de la lassitude et du désintérêt. Je suis plutôt de ceux qui pensaient qu’elle serait une défaite de plus pour notre camp et qu’il fallait penser au-delà. Il faut bien le dire, quel que soit le résultat au soir du 23 avril, la dynamique des dernières semaines de la campagne de Mélenchon lui a permis de transformer son essai de 2012, de dépasser la barre symbolique des 15% d’intentions de vote – au point d’ouvrir des possibles. C’est déjà un résultat. Il n’empêche pas de penser au-delà de la présidentielle. Mais si je reviens deux ans en arrière, quand le front de gauche végétait, que Mélenchon paraissait n’avoir plus rien à dire, ce résultat-là paraissait inatteignable. J’aimerais faire ce retour en arrière pour tenter de comprendre ce qui s’est joué depuis.
Dans un pays où le vote FN explosait, où un gouvernement socialiste multipliait les régressions sociales, le front de gauche et son principal porte-parole ne réussissaient pas à faire entendre leur voix. On avait beau mettre son portrait en gros sur toutes les affiches aux municipales, nos dénonciations de l’austérité et nos appels au coup de balai ne rencontraient pas d’écho. Nous tournions à vide. Si la colère populaire frémissait, c’était sous forme de résignation et de désintérêt. Parce que nous ne représentions pas une alternative possible. Que nous étions inaudibles. Que les représentants du système gardaient leur force de scrutin en scrutin malgré le désamour affiché de la population pour la politique. J’en avais retenu la nécessité de parler concret pour montrer comment nous proposions de changer la vie des gens, de partir de l’impact réel sur le quotidien de nos propositions. Le besoin de sortir de nos routines militantes en renouvelant nos codes qui trop souvent ne s’adressaient qu’à nous. Et de travailler de façon approfondie sur nos propositions pour qu’elles tiennent vraiment la route face au rouleau compresseur néolibéral. Pour moi, la politique restait bien une lutte pour l’hégémonie culturelle. Elle était d’abord et avant tout une guerre de position, qu’on mène sur le long terme en tenant le mieux possible ses positions pour désarmer progressivement l’adversaire. Il fallait donc convaincre et nous ne savions pas le faire. Notre incapacité à progresser entre les européennes 2009 et celles de 2014 m’en apparaissaient la preuve. Plutôt même que de convaincre, il s'agissait de proposer un récit qui transcrive de façon efficace non seulement les conditions matérielles mais aussi le ressenti de ceux à qui nous nous adressions - encore fallait-il être au clair sur à qui nous nous adressions, qui était ce "nous" et ce "eux" .
Je me rappelle de mon premier bureau national du parti de gauche fin août 2014. Celui où Jean-Luc Mélenchon nous a exposé pour la première fois sa stratégie pour la présidentielle à venir. En 2002, Le Pen père s’était qualifié sur un coup de chance, avec 4,8 millions de voix. En 2012, il en avait presque réuni 4 millions. Sur un malentendu, ça pouvait marcher. Il ne restait plus qu’à parier sur la division de la droite et l’effondrement du PS. Sa stratégie était comme toujours la stratégie du coup. Trouver le truc qui permettrait de faire de l’éclat, de faire parler, d’attirer l’attention. Avec des coups bien placés – la guerre de mouvement pour ainsi dire – on pourrait passer dans la bonne brèche. De youtube à l’hologramme, de la péniche aux marches, les « coups » pleuvent dans cette campagne. Il avait un autre plan aussi pour incarner la colère : la 6ème République. C’était les prémisses de la stratégie populiste, alors même qu’il ne citait pas encore Laclau et Mouffe, mais qu’il sortait quelques semaines plus tard L’ère du peuple. La 6ème République ou comment réécrire les règles du jeu, repartir à zéro, changer le système, les dégager tous, balayer la caste – mais exprimé dans des termes particulièrement institutionnels, dans la continuité républicaine. L’anti-système version ancien sénateur. Il lançait donc le M6R. On apprendrait plus tard que ce n’était qu’un ballon d’essai de la France insoumise. Quand je regarde la campagne qu’il a menée, je dois reconnaître que Mélenchon a bien cherché à renouveler les codes pour sortir des symboles militants, mais pour substituer au rouge le bleu blanc rouge. Pas d’invention graphique dans les affiches, les couleurs sont patriotes et classiques. Le bruit et la fureur ont laissé place à la stature présidentielle, la mise en avant de la compatibilité avec les préoccupations du petit patron. Le programme a effectivement été bien mieux travaillé qu’en 2012, avec moult livrets thématiques, des auditions programmatiques, une émission de chiffrage de cinq heures. Pourtant à bien observer les mots d’ordre qui s’affichent sur nos murs, on reste comme toujours dans le grand principe : « réduisons le temps de travail », « passons à la planification écologique ». Je ne peux pas passer sous silence mon préféré : « dépassons les frontières de l’humanité ».
Le cœur de la stratégie reposait comme en 2012 sur un front contre front. Moins frontal ceci dit. Mais il s’est toujours agi d’aller disputer son électorat potentiel, comme si le FN avait bel et bien aspiré tout le vote populaire et que les abstentionnistes n’avaient qu’à se remettre à voter pour préférer Marine. Je suis persuadée que Mélenchon a été plus marqué par la campagne à Hénin-Beaumont qu’on ne l’imagine. Son staff en tous cas, c’est certain. Le diagnostic selon lequel, c’est le discours de Marseille de 2012 qui a fait dévisser JLM dans la dernière ligne droite, est au cœur du discours disons a minima « timide » sur l’immigration – voire de quelques dérapages sans doute savamment contrôlés. Mais le cœur de ce front contre front persistant a toujours été de « gagner la course de vitesse » avec l'extrême-droite et de canaliser la colère. Le dégagisme est un front contre front. Je me suis longtemps demandée pourquoi Mélenchon choisissait d’alterner ses postures anti-système et ses réflexes politiques classiques (désistement républicain, fusions avec le PS aux élections locales). J’ai fini par penser que c’était moins « pour marcher sur ses deux jambes » selon l’expression PGiste consacrée que par impensé, façonné par 30 ans de parti socialiste. C’est sans doute la raison pour laquelle son dégagisme dégage toujours des relents aussi institutionnels (6ème République, assemblée constituante, droit de révocation des élus…) et s’ancre si peu dans les préoccupations quotidiennes. On ne se refait pas. Même quand on coupe les ponts avec ses anciens alliés, le refoulé revient au galop – communistes en tête, pourtant tenus très à distance… Que ce dégagisme s’exprime de façon si institutionnelle et pour ainsi dire, si abstraite, a pour moi toujours été le signe qu’il risquait de manquer sa cible, en s’adressant plutôt à de plus diplômés, de moins précaires – à moins qu’il ne cherche au fond plutôt d’autres cibles, dissolvant les intérêts de classe dans l’intérêt général humain, comme nous en avions émis l’hypothèse avec Fabien Marcot… En y réfléchissant bien, je me demande si JLM a un jour tranché cette question du eux et du nous. J'ai toujours pensé que le seul appel aux abstentionnistes ne pouvait pas être le seul ferment d'une majorité sociale, qu'il fallait abattre la barrière du vote utile et récupérer les déçus du hollandisme. Mais je n'ai pas bien compris dans quel récit il proposait de les unir. Peut-être le nouvel indépendantisme français ? Peut-être de très justes phrases sur les fins de mois difficiles qui ont émaillé cette campagne attrape-tout ?
Vous allez me dire que j'oublie un détail. Le populisme quand même. La volonté d'incarner dans ce mot d'ordre flou toutes les revendications et de les unifier dans la personne du leader. Il faudra faire un jour l'archéologie de l'importation de Laclau et Mouffe par JLM. Pourquoi la référence n'existait pas en 2012 alors qu'il avait sorti en 2010 le "Qu'ils s'en aillent tous !" et quand il reprennait à son compte le "populisme" en 2012 il ne les citait jamais. Jetez un oeil à la bibliographie du petit livre du fidèle Benoît Schenckenburger pour vous en convaincre. Sans doute parce qu'on n'a pas besoin de les lire pour s'inspirer de l'Amérique latine. Je ne suis pas sûre que l'étiquette ait profondément renouvelé la stratégie. L'événement notable de cette campagne est d'avoir assumé de se défaire du carcan du front de gauche et de l'avoir menée librement. Pour le meilleur et pour le pire. Je passe sur le rejet affiché des partis politiques et des querelles de boutique. Je passe aussi sur le paradoxe entre l’appel à la souveraineté populaire et les pratiques ultra-descendantes d’un mouvement sans structure et donc sans contre-pouvoir comme la France insoumise. Si l’aventure se poursuit, on aura l’occasion d’y revenir.
Pourtant, pourtant… Peut-on nier que la campagne de 2017 a plus d’écho que 2012 ? Les meetings font carton plein – comme en 2012. La marche du 18 mars réunit 130 000 personnes – à peu près comme en 2012. Mélenchon est sacré roi des réseaux sociaux – comme en 2012. Ses talents de tribun sont loués partout – comme en 2012. Le livre du programme s’arrache comme des petits pains – comme en 2012. Sophia Chikirou (et Médiascope) s’occupe de la comm’ – comme en 2012. Des néophytes qui n'ont jamais milité tractent et se jettent à corps perdus dans la campagne – comme en 2012, mais cette fois on a une application pour les compter et un cadre à leur proposer. Mais cette fois surtout les sondages de dernière ligne droite sont bel et bien différents. La campagne de JLM a longtemps plafonné au score de 2012, avant de s’envoler et de provoquer un discours médiatique qui conforte sa dynamique. Je le redis : je ne boude pas mon plaisir de voir mon camp si haut. Mais je me demande ce qui est du ressort de cette campagne.
Cette campagne aurait-elle eu son succès si, comme le répète Edwy Plenel depuis des mois avec son #RienNeSePasseraCommePrévu, cette élection présidentielle n’avait été le scénario à rebondissements le plus inattendu ? Si Mélenchon n’avait pas bénéficié de l’effondrement tragique de la droite, d’un coup de théâtre aux primaires socialistes, de la percée de Macron et d’une campagne ratée du camp Hamon ? S’il n’y avait pas eu dans la dernière ligne droite des signes de ralentissement chez les deux favoris ? Quelle est la part de chance et celle du talent ou de la stratégie adéquate ? Quelle est la part de l’effet de position qui bénéficie naturellement à celui qui tient la place quand le reste s’écroule et quel est le résultat de bons coups ? Etait-il nécessaire de se renier sur tant de sujets pour y arriver ? Est-ce que JLM récolte ce qu'il a semé dans cette campagne ou est-ce qu'il bénéficie de l'image ancienne qu'il s'est taillée, celle d'être le représentant de la gauche anti-austérité avant d'être le porte drapeau de ceux qui rejettent les partis ? Il y a une persistance rétinienne forte en politique, d'autant plus qu'on est éloignés de la vie politique et ce peut être sur la permanence des symboles qu'il a tant cherché à gommer pendant cette campagne que JLM progresse dans la dernière ligne droite, profitant à contre-temps de la mobilisation contre la loi travail...
L’histoire nous le dira, sans doute. Il y aura bien sûr les résultats le 23 avril. Mais il y aura la suite. S’il y a un second tour et s’il se finit bien, il faudra faire face à la force d’un peuple conquis peut-être par la surprise ? Est-on vraiment passé en quelques semaines d’un pays tiraillé entre le meilleur élève du système libéral et la porte flingue de la peur rance à une France révolutionnaire ? L’été dernier le pays frémissait encore du scandale du burkini… Peut-il y avoir vraiment de telles « accélérations de l’histoire » ? Des deux ou trois choses que j'ai apprises sur la vie politique, j'ai retenu que l’étincelle ne prend que quand l’herbe de la plaine est déjà sèche. Les grands mouvements qui travaillent le pays vont-ils vraiment dans notre sens ? Sans conquête idéologique profonde, il faut aussi se préparer à de sévères bourrasques le temps venu, car la réaction redoublera de coups et il y aura un très fort besoin de soutien populaire.
Sans présence de notre camp au deuxième tour, une hypothèse qui reste malgré tout probable, quelle sera la suite ? Il serait grand temps d’en discuter, démocratiquement… Car ceux qui risquent de passer devant nous ont dans leurs tiroirs de quoi rendre nos combats toujours plus essentiels.