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Billet de blog 19 janvier 2012

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L'hiver égyptien ?

Il y a bien chaque année en Egypte, des coups de fraîcheur entre décembre et février mais ce qui est exceptionnel cette année, c'est qu'un air froid et humide s'est installé sans discontinuer depuis presque deux mois.

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Il y a bien chaque année en Egypte, des coups de fraîcheur entre décembre et février mais ce qui est exceptionnel cette année, c'est qu'un air froid et humide s'est installé sans discontinuer depuis presque deux mois. Puisqu'ici on rit de tout, un certains nombre de blagues circulent dans les cafés, relayées par les journaux ou par les réseaux sociaux, du genre «Est-ce que celui qui a, avec lui, la télécommande de la clime pourrait arrêter de s'amuser ?», ou «On a le climat de l'Europe et la vie des somaliens», ou encore «La température au Caire est de 9°C et de 6°C à New-York, encore un effort de 3°C et nous serons au niveau mondial», où pointe la dérision légendaire des Egyptiens sur leur situation économique et sociale.

D'autres plaisanteries évoquent, avec au moins autant d'amertume, la situation politique du pays : «Si ce froid continue jusqu'au 25 janvier, l'armée pourra disperser les manifestations avec deux bouteilles d'eau froide» (allusion aux canons à eau utilisés par l'armée), ou cette parodie très drôle du discours de Souleyman le 11 février dernier, annonçant le départ de Moubarak (au hit parade des videos Youtube, sans compter les versions transformées) «Dans de telles circonstances de froidure, l'aigle du drapeau (égyptien) a décidé de renoncer à son poste, et l'administration des affaires du drapeau a procédé à la mise en place de pingouins».

Mais l'hiver dont les médias occidentaux parlent c'est celui qui se serait abattu, après un printemps qu'on n'avait pas vu venir, et un été qui n'est jamais arrivé. Cette fois, tous leurs thermomètres le disent et l'intime conviction partagée a valeur de démonstration : les pays arabes rentrent dans l'ère glaciaire et le tunisien Moncef Marzouki doit rendre des comptes : qu'a-t-il fait depuis 30 jours et 30 nuits qu'il a le pouvoir ? Ce n'est pas un autocrate en puissance qui va berner nos fins limiers politiques faiseurs d'opinion !

Outre que l'ère glaciaire précédente n'a pas fait beaucoup frissonner certains des donneurs de leçon de démocratie d'aujourd'hui, on est en droit de se demander quelles lunettes chaussent-ils pour aborder un phénomène aussi inédit ? Certes, de nos jours, en quelques secondes, des ordinateurs de banques mondiales peuvent échanger des dizaines de milliers de contrats et provoquer, comme en mai 2010, une chute historique du Dow Jones.

Mais changer un pays, changer un ordre social, est-ce que cela ne mérite pas quelques mois, ou quelques années de patience... dans l'impatience ?

En tout cas, dans le froid et la patience, quelques centaines de juges Egyptiens ont décidé de rappeler leur existence à un ministère de la justice qui a oublié que leur combat pour des élections transparentes en 2005 par exemple, ou en 2010, ou contre la corruption de certains de leurs confrères, est devenu, depuis janvier 2011, un combat légitime. Le ministre actuel semble sourd à leurs demandes de réintégration et ils campent à tour de rôle (et en costard) devant le Conseil Suprême de la Justice, rue Ramsès, depuis début janvier. Leur slogan réclame, au nom du peuple, la purge des magistrats (corrompus) et la réintégration de ceux qui ont été victimes d'injustice.

Toujours dans le froid, mais qui plus est sans tambour ni trompette pour éviter que la maréchaussée n'arrive la première les mouvements de jeunes, ceux du "6 avril", ou les chabab al-thawra (Jeunes de la Révolution) organisent des rencontres dans toutes les villes du pays, dans tous les quartiers des grandes villes. Rien que ces trois derniers jours, ils ont organisé (à ma connaissance) des rassemblements à Alexandrie, Beni Souef, Port-Said, Asswan. Au Caire ils étaient à Maadi, à Imbaba, à Helwan, et même en plein centre-ville sur la place Talaat Harb. La campagne d'information qu'ils mènent se nomme Kazeboon (translittération anglaise de "ils mentent") et on trouve sur leur page Facebook de nombreuses informations (en arabe).

Sur Talaat Harb, leur dispositif était d'une simplicité et d'une efficacité étonnante : un videoprojecteur et sa tablette (ici trois cartons empilés), un écran (en l'occurrence un drap, tendu et scotché sur le piédestal de la statue, masquant quelques heures l'énorme "Fuck the Scaf" qui l'honore depuis un mois), un ordinateur portable et un mégaphone suffisamment haut placé. La main de T. Harb, premier banquier d’Égypte, était particulièrement bien placée pour faire office.

Les moyens "militants" permettant d'assurer la réussite de l'opération ne sont pas immenses. Un jeune au micro, lisait des textes, interpellant les gens, relayant les remarques et les questions. Il proposait aussi régulièrement aux gens de partir avec un DVD contenant l'ensemble des films et des documents qui, pour quelques guinées, assurait la répercussion de l'initiative dans les familles et les quartiers. Une jeune au clavier du portable faisaient défiler les films (essentiellement ceux des exactions de l'armée de ces derniers mois), les diaporamas, les textes. Un troisième s'est avéré particulièrement utile pour maintenir le videoprojecteur en équilibre (instable) sur les trois caisses. Enfin quelques autres, devaient sans doute être disséminés dans la foule pour surveiller une éventuelle arrivée des forces de l'ordre.

Une question m'a taraudée : comment font-ils pour alimenter tout ce matériel partout où ils vont ? J'ai donc méticuleusement suivi le câble utilisé, ses circonvolutions autour du terre-plein central, et j'ai fini par m' apercevoir qu'il traversait toute la place et semblait se diriger vers la pâtisserie Groppy.

En fait, le branchement était nettement plus prosaïque que cela et je vous laisse deviner la suite en images.

Dans un autre quartier, une TV satellite "pirate" a été installée, un tract distribué la veille donnant les coordonnées de l'émetteur et annonçant les horaires de la diffusion.

Bref l'imagination a pris le pouvoir, et les jeunes rivalisent d'inventivité pour aller à la rencontre des égyptiens, informer, mobiliser.

Que ce soient les juges ou les jeunes, ou n'importe quel autre rassemblement dans le pays, tous se concluent sur la nécessité de poursuivre ce qui a été commencé le 25 janvier dernier. L'appel à célébrer pacifiquement le premier anniversaire de la révolution est maintenant soutenu par 54 partis et mouvements, auxquels s'ajoutent de nombreuses associations. La dernière à s'être ralliée (en début de semaine) est celle des Soufis qui, par la voix du président de l'association des confréries, vient d'appeler à participer au rassemblement. La plate-forme des 54 partis et mouvements réclame, outre le transfert total du pouvoir à un gouvernement civil pour avril (donc l'achèvement de l'élection présidentielle à cette date), la libération de tous les activistes emprisonnés à l'heure actuelle, la fin des tribunaux militaires pour les civils, et l'établissement d'un salaire minimum et d'un salaire maximum (tiens, ce serait une bonne idée pour un programme électoral...).

Alors c'est vrai j'aurais pu commencer ce papier par vous raconter le truculent sujet d'examen qui a été donné dans des écoles secondaires du gouvernorat oriental : après une présentation des révolutionnaires comme "des corrompus", les élèves devaient commenter (positivement) les orientations du parti "de la liberté et de la justice", celui des Frères (édition papier d'al-Masry du 12/01).

Ou vous raconter cette histoire d'un quartier populaire du Caire où les salafistes, forts de leurs résultats électoraux, ont voulu instaurer des rues pour les hommes et des rues pour les femmes, histoire qu'ils ne se rencontrent pas.

Ou vous raconter, comme l'a encore fait la journaliste de France Inter il y a trois jours, ce que dit mon baouab de tout ça, ou les rancœurs de mon chauffeur de taxi, ou d'un guide francophone  ...

Mais je ne sais pas pourquoi, dans un pays dont le peuple a réussi à faire sauter le couvercle de plomb de la dictature, qui vit une crise économique gravissime et qui a tellement à faire pour réussir le changement, j'avoue que j'ai une forte propension (un atavisme ?) à regarder du côté de ce qui est en mouvement et qui construit. Cela n'empêche pas la lucidité et c'est une forte antidote à la résignation.

Ainsi, l'histoire des salafistes, qui aurait pu faire un joli buzz en Occident à l'instar des manifs pro-niqab devant l'Université de Tunis, a une fin délicieuse (c'est peut-être pour ça qu'elle n'en fait pas, de buzz) : femmes en têtes, les habitant(e)s du quartier ont manifesté contre cette nouvelle loi et imposé à ces benêts de salafistes le retour à la normale.

Ce n'est pas parce qu'on vote salaf et qu'on porte un "fichu" - comme disait ma grand-mère- qu'il n'y a pas de neurones dessous. La prise de conscience de ce genre de détail (les neurones, je veux dire leur existence), éviterait peut-être de souffler inconsidérément le chaud et le froid, surtout le froid, sur les révolutions arabes.

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