Il n'est pas facile d'écrire sur ce qui se passe au Caire en ce moment. La complexité de la situation et la rapidité d'enchaînement des événements rendent rapidement caduques les analyses. Et leur gravité fait réfléchir à deux fois avant de prendre la plume.
Comment la bascule s'est-elle produite, entre la manifestation spectaculaire des Frères Musulmans et des salafistes de vendredi 18, et les rassemblements chaque jour plus importants, sur la place Tahrir, et dans de nombreuses villes d'Egypte ? Ce sera un sacré défi aux futurs historiens de l'Egypte d'écrire ce passage de l'histoire du pays.

Vendredi dernier, les Frères et les salafistes appelaient à une manifestation dès le matin, sur la place où ils ont fait la prière ensemble. Les effectifs étaient imposants et évalués par la plupart des observateurs à 200 000. Le nombre de personnes portant une pancarte du hezb el-nour (l'un des partis salafistes) était particulièrement .... désolant.
En y regardant de plus près on se

rendait compte qu'un bon nombre de ces porteurs de pancartes n'étaient pas franchement spontanés : silencieux lorsque les leaders scandaient les slogans, l'air un peu perdu de gens qui ne savent pas trop pourquoi ils sont là. Quand on sait comment les cheikh salafistes font la loi dans les quartiers les plus déshérités, on peut penser que ces manifestants ont été "sollicités" pour venir faire nombre.
La pancarte du parti salafiste ci-dessus met en cause la charte supra-constitutionnelle que le vice-premier ministre Al-Selmy a sorti de son chapeau la semaine dernière ("non aux principes supra-constitutionnels et oui à la volonté populaire"). Les motifs de la mise en cause de cette charte par les partis islamistes ne sont sans doute pas les mêmes que ceux des partis libéraux, ou des organisations des jeunes de la révolution (voir cet article un peu confus dans l'Hebdo). La charte par exemple, assure une confidentialité et une immunité au budget de l'armée qui ne pourra pas être révisé par le parlement. Rien que ça !

A partir de midi les jeunes sont arrivés sur la place, mettant en cause de façon nettement plus directe le pouvoir militaire, et réclamant (comme les islamistes d'ailleurs) le départ de l'armée du pouvoir en avril 2012 au plus tard. Le badge "Non aux tribunaux militaires pour les civils" ou les affiches comme celle-ci ("Non au pouvoir militaire") ont fleuri un peu partout. Une mise au cause aussi claire et publique était jusque là impensable.
La suite, je ne l'ai pas en images puisque je n'y était pas (al-hamdulillah) mais quelques télévisions indépendantes ont braqué leurs caméras sur la place, à partir du moment où la police a attaqué les manifestants qui avaient décidé de rester passer la nuit (contre l'avis des organisations). Il y avait là des jeunes de la révolution, des militants des organisations de jeunes, des salafistes et aussi des membres des familles des blessés de la révolution qui réclamaient des indemnités. Sans doute aussi des gens qui ne rentrent dans aucune de ces catégories. Dans la journée de samedi, les vapeurs lacrymogènes sont parvenues jusque dans ma rue, provoquant des mouvements de foule dans la rue T. Harb. Des gens affirmaient qu''ils y avaient aussi des jets de pierre dans toute la rue et des snipers sur les toits. Mais personne ne pouvait dire qui se battait avec qui. On mettait en cause les salafistes fauteurs de troubles, ou bien les jeunes qui ne savaient pas respecter le processus électoral. La confusion était la plus totale.
La bascule dans la nuit de samedi à dimanche, puis de dimanche à lundi, a sans doute à voir avec l'horreur des images qui ont été diffusées sur les chaînes indépendantes et sur le net, montrant l'ampleur de la répression. Le bouche à oreille, les tweet et les sms ont fait le reste. La violence de la répression a induit une logique que plus rien ne semble pouvoir arrêter.

Peut-être l'armée a-t-elle commandité le massacre de trop. Le souvenir de Maspéro était souvent évoqué dans le rassemblement de lundi soir (photo ci-contre), haut en couleur, mélangeant toutes les catégories sociales. En tous cas ce retournement de l'opinion publique - dont les Frères ont fait les frais puisque leurs orateurs ont été chassés de la place lundi soir, en raison de leur appel à cesser les manifestations- a engendré deux phénomènes dont je sais toujours pas les liens exacts qu'ils entretiennent : des rassemblements pacifistes de plus en plus massifs sur la place, et des combats de rue qui, depuis dimanche, n'ont plus lieu sur la place mais dans les rues autour et mettent aux mains des policiers - dont les officiers affirment qu'ils protègent le ministère de l'intérieur des projets d'une mise à sac par les combattants-, et des jeunes que les media appellent manifestants aussi bien ici qu'à l'étranger, et qui n'ont pas de porte-parole à proprement parler.
Sur la place Tahrir on ne voit plus le moindre

uniforme, mais on mesure la réalité des combats dans les rues adjacentes, au Sud de la place, par le défilé maintenant incessant des blessés qui viennent se faire soigner dans les hôpitaux de fortune. Des corps livides de jeunes qui ont inhalé ce gaz dont l'odeur est omniprésente dans le centre ville sont ramenés, portés par des camarades ou sur des motos qui silllonnent la foule. Ils sont soignés à même le trottoir par des médecins bénévoles et grâce aux dons de la population en matériel médical et médicaments de première urgence. N'ayant pas de gout pour l'hémoglobine, j'ai choisi cette photo, mais les horreurs que l'on voit ici s'étalent sur le net et il n'est pas difficile de mesurer l'ampleur du carnage.

Postée dans la station de métro Tahrir, lundi vers 18h, j'ai pu voir des ados (voire des pré-ados) arriver par groupes, de différentes banlieues, et se diriger, en criant pour se donner chaud au coeur, vers la sortie M. Mahmud. Les autres autres manifestants sortaient plutôt du côté de T. Harb. Pendant ce temps d'autres jeunes redescendaient des lieux de combat, épuisés, blessés, suffocants. Des volontaires les soignaient, en pulvérisant des un liquide blanc dans leurs yeux, qui n'est, je crois, que du lait dilué. De toute façon il semble qu'aucun des traitements habituels contre les effets des gaz lacrymogènes ne réussisse à soigner les effets de celui-ci. C'est ce que plusieurs médecins sur la place disent.
Qui sont les jeunes qui se battent dans les rues d'à côté ? Les marques sur leurs visages enduits de

crème les rend facile à reconnaître. Lorsqu'on les interroge sur leurs motivations les réponses sont variées : "j'y vais pour défendre la révolution", "j'y vais pour défendre la place" ou "j'y vais pour casser du flic", les deux réponses n'ont pas la même valeur à nos yeux. Mais un ami me fait remarquer que si on est un adolescent égyptien, pour qui le mot "avenir" n'a même pas de sens, et qui voit les forces de l'ordre répondre par cette sanglante répression à l'espoir de changement du pays, les deux phrases ont, en pratique, le même sens. Hier mercredi la rue Mohamed Mahmud (ci-dessous) avait des allures apocalyptiques et les combats ont continué toute la nuit.

Dans le Masry al-Youm du 22 novembre (version papier, en arabe), Alaa al-Asswani écrit un long et bel article auquel j'ai emprunté le titre : "Je vois un roi nu" où il évoque le conte d'Andersen et la lecture qu'il permet de faire des événements de ces derniers jours. Selon lui, le CSFA, depuis la démission de Moubarak, "a eu l'occasion, à travers de multiples décisions, de provoquer la division parmi les égyptiens, de les opprimer et par ailleurs de se rallier des hommes politiques ou des partis qui agissent par peur ou par flagornerie". Mais les seuls qui sont restés fidèles à la révolution sont les jeunes qui l'ont initiée d'abord et défendue ensuite. Ces jeunes, tel l'enfant du conte, "n'ont pas peur de dire au roi qu'il est nu". Car ces jeunes qui ont décidé de ne plus avoir peur "n'ont aucune avidité politique : ils ne veulent rien d'autre qu'un pays libre, fort et respecté".
Alaa, qui écrit cet article depuis la France où il a

appris le nouveau massacre sur la place Tahrir, crie sa colère et sa tristesse mais rappelle aussi quelques vérités historiques. Le CSFA faisaient totalement partie de l'ancien régime : le maréchal Tantawi, si décrié dans les manifestations, était le bras droit de Moubarak pendant des années. Depuis le 12 février, c'est lui qui a en main le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Tout ce qui s'est déroulé depuis est donc de son entière responsabilité et la révolution ne peut endosser les crises qui ont suivi : les problèmes d'insécurité liés aux nervis de l'ancien régime, la hausse des prix, l'effondrement de l'économie, celle du tourisme... Par ailleurs le CFSA a poursuivi depuis 9 mois une violente politique de répression. Alaa rappelle que les policiers qui ont été accusés de meurtres pendant les 18 jours de révolution n'ont pas été poursuivis par la suite, mais que dans le même temps des milliers de jeunes ont été traduits devant des tribunaux militaires d'exception qui les ont condamnés à des années de prison. De plus, le CFSA a refusé de faire le ménage parmi les responsables de l'ancien régime, de poursuivre les responsables de la corruption. Il poursuit les Jeunes du 6 Avril pour des financements illicites, accusations qui se sont avérées sans fondement, alors que les Frères et les salafistes dépensent des sommes colossales pour leur campagne électorale sans jamais être interrogés sur l'origine de ces fonds.
Enfin et surtout le peuple égyptien a perdu toute confiance en la justice du CSFA : celui-ci frappe, tue, emprisonne. Après chaque crime, il annonce la création d'une commission d'enquête dont personne n'a lu les rapports. En poursuivant cette politique, conclut Alaa, le CSFA a reconduit l'ancien régime. Mais ce qu'il n'a pas compris, c'est que les égyptiens se sont libérés de la peur et qu'ils iront jusqu'au bout de leurs exigences de démocratie : l’Égypte ne reviendra pas en arrière. (fin de citation)
De fait, l'opinion des égyptiens a basculé ces derniers jours, de façon massive. Le naïf slogan "Le peuple et l'armée, une seule main" a fait place ces derniers jours à un slogan unanime "Le peuple veut la chute du mouchîr (le maréchal Tantawi), comme on l'entend dans la video ci-dessus. Le processus électoral que le maréchal veut maintenir perd chaque jour un peu plus sa légitimité (qui était déjà faible compte-tenu de sa préparation). Les partis politiques qui le soutiennent dans cette démarche ont peu de crédit parmi les manifestants. Les conditions d'une situation insurrectionnelle durable semblent réunies.