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Billet de blog 29 avril 2020

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L'honneur de juges

Pour les observateurs de la vie judiciaire, une affaire infiniment emblématique est en train de s’acheminer vers sa conclusion : celle des prolongations automatiques de détentions provisoires. Le pouvoir de véridiction de cette affaire, son potentiel de dévoilement, sont tels qu’elle mérite assurément d’être portée à la connaissance des citoyens.

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Les périodes troublées sont souvent, paradoxalement, des moments de grande clarté : elles révèlent la fragilité des équilibres démocratiques et des hommes et femmes qui sont censés les incarner, elles mettent à nu des tensions fondamentales, elles démontrent qu’aucune garantie n’est jamais acquise, que toute situation résulte d’un rapport de force par nature instable et mouvant. Elles rappellent chacun à ses responsabilités.

Pour les observateurs de la vie judiciaire, une affaire infiniment emblématique est en train de s’acheminer vers sa conclusion : celle des prolongations automatiques de détentions provisoires. Le pouvoir de véridiction de cette affaire, son potentiel de dévoilement, sont tels qu’elle mérite assurément d’être portée à la connaissance des citoyens.

Le confinement de la France le 17 mars dernier s’est, juridiquement, fondé sur le passage du pays à un régime d’état d’urgence dit sanitaire, et sur la prise, par le pouvoir exécutif, d’une série d’ordonnances de nature à accompagner l’interruption ou la limitation du fonctionnement de secteurs entiers d’intervention étatique. S’agissant de la justice pénale, une ordonnance du 25 mars a provoqué une rupture extrêmement brutale avec tous les standards juridiques connus jusqu’alors, en prévoyant que toutes les détentions provisoires en cours étaient automatiquement prolongées de deux, trois ou six mois en fonction de la peine encourue par les personnes mises en examen.

Ainsi, alors qu’en temps ordinaire, ces prolongations de détention sont contrôlées par des juges des libertés et de la détention, décidées après la saisine d’un juge d’instruction puis un débat contradictoire où les personnes poursuivies sont présentes, où leur avocat a la parole, où le procureur de la République prend des réquisitions écrites puis orales, où la décision du juge est spécialement motivée et susceptible d’appel, le pouvoir exécutif est venu édicter que tous les mandats de dépôt, qui avaient été pris par ces juges pour une durée limitée, étaient automatiquement prolongés de plusieurs mois, sans possibilité de discussion ni de recours. Pour tout juriste, la transgression qu’emportait une telle disposition, sans équivalent dans un pays démocratique, ne pouvait que frapper : la conformité de ce texte aux normes supérieures était, au mieux, aléatoire, au pire impossible. Elle frappait d’autant plus que le texte, épouvantablement mal écrit, laissait subsister une ambiguïté très forte : prolongeait-il les durées maximales théoriques des détentions provisoires – ce qui pouvait s’entendre compte-tenu des retards pris par les enquêtes dans le contexte de l’épidémie – ou prolongeait-il chaque mandat de dépôt de chaque détenu, quels que soient son terme et le moment de son échéance ?

Le cabinet de la garde des Sceaux était, le jour-même de la prise de cette ordonnance, alerté de toutes parts sur cette ambiguïté et sur cette transgression. Convenant de la première plus que de la seconde, il allait très gravement s’enferrer et, disons-le clairement, se compromettre. Ainsi, dans une circulaire d’application du 26 mars, puis un mail du 27 mars, la directrice des affaires criminelles donnait corps à l’interprétation la plus jusqu’au-boutiste de son propre texte : tous les détenus provisoires de France devaient voir leur détention automatiquement prolongée.

Pire, dans un nouveau mail du 16 avril, qui démontrait l’état de panique et l’autoritarisme qui s’étaient emparés de l’administration centrale, la directrice des affaires criminelles et le directeur de l’administration pénitentiaire priaient instamment les juges d’instruction, auxquels ils n’ont pourtant le pouvoir de donner aucune instruction, d’envoyer aux établissements pénitentiaires la liste de leurs détenus et les effets des prolongations automatiques.

Mesurons les choses : avec cet arsenal, une détention provisoire criminelle décidée pour un an en février 2020, donc avant la crise sanitaire, censément renouvelable en février 2021, donc à un moment où les juridictions fonctionneront très probablement de nouveau normalement, courrait automatiquement jusqu’en août 2021, en contrariété absolue avec les principes de nécessité et de proportionnalité de la loi pénale garantis par les traités internationaux.

Dans le monde judiciaire, ce texte tout à fait singulier, pris dans un domaine des plus sensibles, prêtait aux controverses les plus ardentes : fallait-il s’engouffrer dans la terra incognita ouverte par un ministère de la Justice visiblement dépassé par sa propre créature, et avaliser l’effacement du juge de la matière la plus cruciale qui soit, celle de la privation de liberté pour des personnes présumées innocentes, ou au contraire s’en tenir au principe cardinal d’interprétation stricte de la norme pénale et à la lecture la plus prudente du texte, et donc continuer à tenir des débats contradictoires, fût-ce sous forme écrite afin de limiter les risques de contagion, comme le permettait par ailleurs l’ordonnance ?

Comme souvent, la structuration du débat n’était pas étrangère aux inflexions profondes qui traversent chacun : plus ou moins grande sensibilité à l’injustice, plus ou moins grande soumission aux desiderata du pouvoir, plus ou moins grand intérêt pour le sort des justiciables, plus ou moins grand « pragmatisme »... Les tenants du bon-ordre-homologué-par-le-ministère rivalisaient d’arguments pour endiguer les critiques : le juge devait bien sûr appliquer la loi, et la Chancellerie avait dit comment l’appliquer, fermez le ban. Certains demi-hiérarques avaient même fait leur petite enquête : ils disposaient de relais de poids à la Cour de Cassation qui, assurément, allait valider l’interprétation ministérielle... Et puis, la détention de mis en examen dangereux et médiatiques avait ainsi été ainsi automatiquement prolongée, il était trop tard pour reculer.

Pourtant, de nombreux juges d’instruction, parquetiers, juges des libertés ont persisté à nourrir une discussion qui mêlait critiques sur l’ambiguïté fondamentale du texte et sur la rupture qu’il introduisait avec tous les standards connus. Au moins deux chambres de l’instruction, à Caen et Chambéry, ont validé leur interprétation. Ailleurs, des présidents de chambre ont conseillé aux juges de continuer à jouer leur rôle, devant l’incertitude ainsi générée. Dans de nombreux tribunaux, les débats de prolongation étaient maintenus. Dans d’autres, ils n’étaient supprimés qu’à la faveur de la décision de certains magistrats, seuls présents en juridiction.

Dans cette controverse vigoureuse, le Conseil d’État, saisi en référé, n’a été d’un grand secours ni pour les uns ni pour les autres. Refusant de tenir audience malgré l’extrême sensibilité du sujet, procédant par affirmation plus que par démonstration, il s’est borné à postuler, dans une ordonnance du 3 avril, que « l’ordonnance contestée ne peut être regardée, eu égard à l’évolution de l’épidémie, à la situation sanitaire et aux conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 sur le fonctionnement des juridictions, sur l’action des auxiliaires de justice et sur l’activité des administrations, en particulier des services de police et de l’administration pénitentiaire, comme d’ailleurs sur l’ensemble de la société française, comme portant une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales ». On a vu motivations moins tautologiques.

C’est pourtant une terrible déconfiture qui, tapie dans l’ombre, attendait le ministère de la Justice. Contrairement à ses attentes – à ses habitudes – il s’est trouvé de hauts magistrats, à la Cour de Cassation notamment, pour déjouer les pronostics complaisamment relayés par certains. Saisie de plusieurs pourvois contre des arrêts de chambres de l’instruction, elle s’est en effet mise à examiner leur valeur et, consultée sur la modification du texte, a su faire savoir officieusement qu’aucune garantie n’existait de ce qu’elle n’annulerait pas l’ensemble des prolongations automatiques des détentions provisoires intervenues depuis le début du confinement.

En une semaine, deux projets d’ordonnance rectificative ont été présentés par une directrice des affaires criminelles désormais aux abois. Le premier réintroduit les prolongations de détention provisoire par un juge pour tous les mandats de dépôts arrivant à échéance après le 11 juin, ce qui limite considérablement la portée que le ministère avait lui-même donnée à son ordonnance du 25 mars. Mais, comme cela n’était d’aucun effet sur tous ceux qui avaient été automatiquement prolongés entre fin mars et cette date, un nouveau projet a été présenté le 24 avril par un ministère exsangue, qui contraint les juges à réexaminer les prolongations dès le 11 mai, fût-ce en les validant a posteriori, et, en matière criminelle, à confirmer par des débats les prolongations automatiques intervenues depuis mars.

Inutile d’insister sur l’insécurité juridique majeure créée par la Chancellerie sur l’ensemble des détentions provisoires en cours en France, sur le risque majeur d’erreur généré par ces ordres et contre-ordres, sur les acrobaties juridiques auxquelles est désormais contrainte une administration qui en arrive à inventer les prolongations de détention rétroactives : la capilotade est totale parce qu’un ministère, pourtant mis en garde maintes fois, a voulu jouer avec le feu et les libertés publiques.

Dans une tribune du 22 avril, trois avocats dénonçaient une justice judiciaire à l’arrêt, des magistrats « terrés chez eux », un état de désertion généralisé. Derrière l’outrance du propos et certaines insinuations lamentables, le pamphlet disait également une chose fondamentale qui mérite sans doute d’être écoutée : le besoin de régulation sociale et de contrôle des atteintes aux libertés n’est jamais aussi crucial que dans les temps obscurs, et les magistrats, qui l’oublient parfois tant ils ont été habitués à voir galvaudés leur rôle et leurs missions, sont les garants de cette promesse-là.

Il sera donc écrit que, au temps où la pandémie frappait durement notre pays, au temps où d’apprentis sorciers et leurs serviteurs zélés entreprenaient d’anéantir sans discussion un des fondements de la procédure pénale, ce sont bien des magistrats du siège et du parquet, de la base au sommet de la hiérarchie judiciaire, qui ont engagé, au nom du droit et des principes, un débat puis un combat de valeurs, qui a fini par faire plier une ministre et son administration considérablement déconsidérées. Qu’il nous soit donc permis de rappeler ici l’honneur de ces juges.

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