Comment j’ai découvert l’écrivain Noémi Lefebvre. Intriguée par le titre « Du caractère fétiche dans la littérature », repéré sur le tracker de Médiapart, j’ai découvert, le blog de Noémie Lefebvre et le billet auquel ce titre renvoie : http://blogs.mediapart.fr/blog/noemi-lefebvre/310512/du-caractere-fetiche-dans-la-litterature. Saisie par l’écriture singulière du billet, je vais sur la Toile en quête d’informations sur son iconoclaste auteur. J’apprends en quelques clics que Noémi Lefebvre est l’auteur de deux livres : L’état des sentiments à l’âge adulte, paru en février 2012 (édition Verticales), et L’autoportrait Bleu, paru dans la même édition en 2009. J’achète L’état des sentiments à l’âge adulte.
Cristallisation inversée : après le doute, l’admiration.
Les premiers paragraphes me déçoivent. Miroir conjugal ô mon beau miroir façon x, y, z, tout petit monde ô si petit monde, appartement pas assez aéré (1)… Encore cette « littérature sans estomac » (2) dont l’édition et la critique nous rebattent les oreilles. Encore un de ces bouquins au style rudimentaire et filandreux qui consistent comme dit Pierre Jourde à « faire parler l’andouille! », et qui sont servis sur un plateau d’argent à un public classieux, peu regardant sur les tics et les tocs littéraires, du moment que c’est branché. Finalement, j’ai déposé les armes dès la page 16, à partir du fragment qui traite de l’aphorisme hugolien Qui rit beaucoup est heureux, et de sa chute désopilante: « Adieu Jean-Luc, j’ai déclamé dans ma solitude. Et puis, je suis sortie. » Et moi, je suis entrée dans le livre pour de bon.
Cristallisation inversée : après le doute, l’admiration. Me voilà embarquée, séduite et bousculée. Difficile de présenter cet inclassable bouquin qui se joue des formules et idées convenues et dénude jusqu’à l’os la pensée sociale dominante et son conformisme dans une écriture singulière où doutes, sentiments désaccordés, et conviction solitaire finissent par créer une vision aussi crue que poétique .
Comment écrire aujourd’hui le monde tel qu’il va quand on est écrivain, aussi bien ni journaliste, ni intellectuel, mais artiste, soit sujet concerné au premier chef par les problèmes d’esthétique laquelle ne se réduit pas à l’inanité de l’art pour l’art? Comment à la suite, articuler esthétique, éthique et politique, vision, poétique et représentation de la réalité ?
S’y coller, répond Noémi Lefebvre avec son roman, et produire une forme animée par ce fameux esprit de liberté en désir d’éléphant, dans la condition de solitude qu’il faut envisager, contre les consensus culturel et émotionnel. Comment commencer quand tout a été dit, et sur tous les tons ? Comment recommencer autrement, comment faire naître une vision juste et vraie ? Comment payer sa dette à la littérature, à Victor Hugo celui que tout le monde connaît, sinon en prolongeant sa poésie asociale, à rebours de son embaumement officiel et dans la condition de détachement nécessaire par rapport aux fétiches littéraires ?
Les vrais artistes, écrit Noémi Lefebvre, sont « en dehors des intentions nationales, parce que des artistes comme ça, qui se sont débarrassés, qui n’ont rien à perdre et rien à attendre de la République, il y en a seulement de manière incertaine mais moi c’est tout ce qui me fait jubiler. » Et nous, avec …
« ça ressemble à rien parfois les personnages qu’on se fait. »
Ni tout à fait roman, -pas de multiplicité des points de vue mais une histoire racontée au fil du ressassement intérieur du personnage principal-, ni tout à fait récit, -le monologue intérieur, s’il progresse selon la ligne d’une histoire menée à son terme, assemble divers fragments : maximes, analyses, paroles rapportées. Proche de l’essai et roman métafictionnel (3), la réflexion est placée sous un point de vue unique lequel fait entendre les interrogations et « sentiments » personnels de la narratrice, y compris sur les techniques romanesques et les standards de la littérature: « Alors oui, je pourrais décliner mon identité, signaler des antécédents, une enfance, des provenances, des préférences (…), donner des indications d’origine sociale, de territoire (…) mes engagements et ma position sur des questions générales comme où en sont les gens, comment va la planète (…), me faire un personnage, oui bien sûr, il faudrait, mais ça ressemble à rien parfois les personnages qu’on se fait. ».
Parfois en effet, un personnage ressemble rien qu’à une voix anonyme. Voix de la narratrice, qui raconte qui dit : « Je » et qui n’est pas l’auteur (4), et qui finit comme le narrateur de la Recherche du temps perdu, par avoir un prénom, celui précisément de l’écrivain, tout en gagnant, par rapport à Marcel, un nom de famille : « le même que celui du sociologue qui regarde par la fenêtre du train. » (196). Le sociologue évoqué dans « Nanterre » (136) est Henri Lefebvre , ici
http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Lefebvre
Famille réelle ? Intellectuelle ? Quoi qu’il en soit essentiellement romanesque. Le traitement fictionnel des personnes, situations et faits réels est prétexte au jeu sur les identifications réelles/fictives et sur la relation de l’œuvre au réel. Un lien rattache les deux Victor Hugo du roman, -le Victor Hugo local, personnage central, vieil anarchiste, disposé à la critique acerbe mais pas à la tristesse, amoureux de l’amour, et le Victor Hugo gloire impérissable et nationale-, à Henri Lefebvre. Ils ont en commun le « fameux esprit de liberté en désir d’éléphant, où l’on peut voir briller encore l’éclat romantique et celui-ci se prolonger en rêve situationniste.
L’unité de l’ensemble tient dans le flot incessant de la pensée de la narratrice en toutes ses visions successives, traduites dans des parties plus ou moins de mêmes longueurs et introduites chacune à chacune par un titre, parfois aphoristique (N’insultez jamais une femme qui tombe, On peut dire ce qu’on veut même mort), toujours au second degré (L’élégance en apparence profonde, Voir Syracuse) et ironique (On s’en fout de savoir comment on s’appelle. Victor Hugo a déconné).
Le motif principal, -la « Crise » dans ses dimensions intime et sociale-, et le ton employé, renforcent cette unité. L’écriture mixe tout à la fois, langage parlé, lyrisme post-moderne, vocabulaires décalés, intertextualité au second degré : mosaïque de citations corrigées, d’aphorismes pastichés ou inventés, et réécriture ironique des discours littéraire et sociologique. Parfois la dérision devient empathie, quand elle vise Victor Hugo celui que tout le monde connaît mais dont tout le monde méconnaît la poésie asociale et son pouvoir poétique d’engagement : « De Victor Hugo je connais Les Djinns, c’est tout ce que j’ai retenu, à cause de murs, ville, et port qui sont les trois mots qui commence et le bruit qui finit. Je me disais un type qui est capable de commencer par murs, ville, port et de finir par le bruit, il est forcément quelqu’un qui fabrique une vision asociale, que murs, ville et port c’est une vision incroyable quand on ne sait plus trop comment vivre avec les gens où ils en sont, qu’il faut avoir regardé les gens où ils en sont pour écrire ça, murs, ville et port comme des mots sans fonction, tu dis les mots et tu vois exactement mur et ville et port comme,si tu y étais, au-dessus, comme un djinn, (… ).» (127/28). La phrase continue comme cela encore longtemps, joue sur les parallélismes syntaxiques et rythmiques, avant de s’achever en une clausule ternaire « le dernier mot, sa langue à lui, le bruit » pour donner à la période sa signification complète. C’est sauvage et en même temps c’est un travail d’orfèvre.
« Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe ! » (5). Noémi Lefebvre suit cette recommandation à la lettre. Elle dénonce la rhétorique capitaliste et ses effets sur les sujets englués dans la trivialité de la vie quotidienne et ses répétitions en lâchant la bride sur le cou à la syntaxe : « pour intéresser (…) il faudrait produire une morale de la vision dans le cul des vieux mais en parlant ça deviendrait faux et même dégueulasse et pire encore, bien sûr que s’il n’y a pas de message il y a une vision mais la morale aurait la peau de la vision si on en parlait alors on la boucle, pourtant ça veut pas dire qu’il n’y a rien. Pas de message ça veut pas dire rien. » (133-34)
Le monologue intérieur est en relation étroite avec le monde tel qu’il va aujourd’hui, à Paris et en France. Roman-news ? Faction? Si l’on veut. Faction, « faits et fiction », avec ce plus qu’apporte le jeu des symétries et de la mise en abyme.
On peut y lire également une enquête sur l’univers du travail social et du chômage, mais fictionnalisée dans les termes de la subjectivité. Le roman propose une vérité à lire entre les lignes. Le message vient après la vision, dans ses blancs. On peut également voir ce texte comme une anthropologie littéraire déconstruisant les préjugés politiques et culturels de l’époque, acharnée à nous dire nos quatre vérités. La dérision, ton bien dans l’époque, loin d’être un vain exercice zygomatique, est mis au service du « juste et du vrai ». Contester les valeurs établies, politiques et esthétiques, la doxa, ne sert de rien si on n’en propose pas de nouvelles, comme dire non à la rhétorique du Marché et réinventer la syntaxe y compris de façon désopilante pour s’y opposer. C’est un peu la morale secondaire de l’histoire et la justification du ton grinçant, employé par l’écrivain.
Du coup, le récit quitte le ton satirique pour ouvrir sur une vision sombrement (et sobrement) romantique. Et c’est en ce point précis que j’ai été ferrée. En ces nœuds qui lient ensemble, dérision et empathie, cruauté et amour, critiques sociale, esthétique et politique.
Une éducation sentimentale postmoderne?
Au commencement du livre, il y a l’histoire d’un couple qui se défait sur fond de chômage pour lui et de déclassement socioprofessionnel pour elle, la suite met au jour les ravages du monde moderne, - changements économiques et sociaux auxquels s’oppose la conjuration asociale et amicale de trois inadaptés (Noémie et Mariama, toutes deux aides sociales, et Victor Hugo, leur « assisté »).
Le titre L’état des sentiments à l’âge adulte indique assez bien le genre et la voie empruntés par l’écrivain. On peut lire ce récit comme un roman d’apprentissage, -une éducation sentimentale postmoderne-, mais qui commencerait par le milieu de la vie plutôt que par son début, ne ferait retour sur les années de jeunesse que par allusions. C’est que dans une société en crise, dominée par l’impératif d’adaptation et le chômage, les années de formation ne sont jamais terminées. Le roman montre les désillusions de l’âge adulte confronté au réel, raison de plus pour opposer à la réalité, la possibilité d’un refus par l’art, bien dans la pensée de Henri Lefebvre.
Projet ici, si l’on peut dire, doublement lefebvrien :« Proposant une anthropologie sociale alternative, Henri Lefebvre a soutenu la nécessité que la quotidienneté s'affranchisse du rôle qu'elle revêt sous le capitalisme, où elle sert seulement à reproduire les caractères imposés à la vie collective par les classes dominantes. (…) La quotidienneté est une sorte de dépôt souterrain dans lequel se sédimentent les conventions et les mensonges du pouvoir. (…)
De là, le privilège accordé par Lefebvre à l'art, compris non pas tant dans son autonomie que comme moyen d'une expérience esthétique capable de démontrer le caractère infondé de la conventionalité des modes de vie de chaque jour. » (6)
Trouver une alternative, -« une vision » dit la narratrice-, à la vie quotidienne, montrer que les sentiments et le quotidien peuvent être élevés à la dignité de l’art, un art de vivre où l’état est simplifié (solaire pour Mariama, d’amour pur et dur pour Victor Hugo), voilà le projet du trio formé par Noémie, Mariama et Victor Hugo. Trouver une alternative, à partir de cette expérience concrète qu’est le travail, ici d’auxiliaire de vie. Dans cet environnement professionnel et social, la narratrice rencontre l’amitié de Mariama (collègue d’origine africaine avec laquelle elle travaille en binôme) et de Victor Hugo, celui que tout le monde ne connaît pas, dont toutes deux s’occupent à tour de rôle.
La narratrice comprend en leur compagnie qu’elle doit opter pour l’efficacité critique et poétique (« une absence de volonté de compter, une disposition à la simple vérité »), à laquelle Victor Hugo et Mariama, ces inadaptés de naissance, s’exercent chacun dans leur style et depuis toujours. Pour la narratrice et héroïne principale, plongée dans les désarrois d’un couple qui se délite, confrontée au problème de l’utopie du plein emploi (124), la critique politique longtemps cantonnée à la connaissance en sciences sociales, -acquise jusque-là pour du beurre (pour ce truc qu’est la culture et ses sous-emplois pour BAC + 5, -119-)-, grâce à l’expérience partagée de la misère du monde, obtient enfin une vraie consistance.
Avoir une vision personnelle est à la portée de l’inadapté pour résister au « mal du siècle» : dépression, passivité, servitude volontaire à l’idéologie dominante (cas de Jean-Luc dans le roman), isolement, compétitivité, horreur économique : « L’extraordinaire dans le cul des vieux c’est seulement une manière de voir, même si c‘est vrai que le métier a changé, qu’il s’est valorisé par qualification, comme ils soulignent à l’aide à domicile, parce qu’ils recrutent à bac plus cinq. Bac plus cinq ça fait sacrément monter la cote des boulots de merde. » (136) L’extraordinaire dans le cul des vieux devient une alternative à la littérature spectacle…
Bien plus, Noémi Lefebvre montre la logique de double-contrainte à l’œuvre dans la doxa néolibérale, en pointant ses injonctions paradoxales, - cas de l’impératif « être heureux par le travail » (123). Cette question du bonheur dans le travail (tromperie mise au service d’une politique économique et sociale falsificatrice) est une des questions politiques traitées dans le roman avec les moyens de la fiction. Le compagnon de la narratrice, prénommé Jean-Luc, -un prénom banal pour un homme sans autres qualités que celles fabriquées par le discours idéologique de l’époque, s’invente des bonnes raisons de ne pas désespérer de sa situation de chômeur et de ne pas contester le discours dominant, raison pour laquelle il devient de plus en plus con. Jeune et plein d’avenir, Jean-Luc contestait les contraintes abusives imposées par la société, devenu adulte et sans avenir, il légitime ce qui lui avait paru contestable.
La narratrice accédera à sa propre vision, au terme d’un difficile travail d’émancipation et de l’aggravation de l’état de ses sentiments (87), après avoir abandonné la distance du spectateur et la neutralité de l’expert (en sciences sociales). Noémi Lefebvre montre également que les vrais laissés pour compte, ont une lucidité plus aguerrie que les dominants et les jeunes intellectuels, ces déclassés, dont fait partie sa narratrice.
L’héroïne en découvrant dans l’aide à domicile un domaine d’application pratique à ses connaissances universitaires peu à peu se construit une idée de l’amour qui dépasse les limites étroites du conjugo, et de la volonté qui ne se résume pas à la réussite sociale et professionnelle, et pour finir, refuse les nouvelles formes d’aliénation, consciente que c’est le discours capitaliste qui règle les sentiments et les conduites. Pas question pour elle comme pour Victor Hugo et Mariama, de céder un pouce de désir au nouvel ordre du monde et du langage.
La crise de la société comme dans son couple dresse des obstacles et des épreuves devant la narratrice. Les années de formation s’éternisent, -on reste jeune malgré soi-, dans un contexte de crise économique et sociale. Trouver sa place dans la société et devenir adulte, en échappant au chômage, cas de Jean-Luc le compagnon de la narratrice, ou au déclassement social, cas de la narratrice, est devenu problématique. De sorte que ce roman d’éducation se déroule dans une temporalité où la durée (temps, âge, situation) n’est plus envisageable comme évolution. C’est donc sur fond de stagnation que naît le désir romantique de se dérober aux contraintes de la collectivité, en prenant exemple sur Victor Hugo riche de ses 93 années d’existence et de résistance au conformisme généralisé. En lui, comme en son illustre homonyme, comme en Henri Lefebvre (philosophe connu et étudié à l’Etranger mais pas en France ; nul n’est prophète en son pays !),le « grand désir de l’éléphant de demeurer libre», « de l’éléphant dérangé » ne cesse pas d’exister.
De l’importance du mot « cul », des titres des parties et des maximes
Le mot « cul » est conjugué dans le texte à toutes les sauces. Loin d’être lassant (vaine répétition, affectation paradoxale), il scande le texte. Il est un des éléments clefs de la « phrase-type » lefebvrienne , -de la manière en apparence triviale, en réalité poétique et dialectique, dont Noémi Lefebvre fabrique son texte-, l’essentiel étant en effet que : « Les culs des vieux c’est vrai qu’on peut pas les définir comme un avenir, on pourrait pas non plus dire une vocation parce que la religion manque, il faudrait plutôt voir ça comme une vision. » Vision dont s’empare la narratrice, condamnée à l’avenir incertain que représente le cul des vieux, jusqu’à ce que dans la solitude, l’ouverture au devenir devient possible pour elle.
« Cul » est également un signifiant proprement matériel, musical, (comme l’est pour Victor Hugo le mot « olifant » choisi pour concrétiser le désir triomphant de l’éléphant), voire un emblème pour les fous, les précaires et les inadaptés. Noémi Lefebvre est, si l’on peut dire, culottée. Son style ne manque pas de culot, certes, mais pas seulement, le tout est farci d’humanité, pas la cucul, la bienséante, non, l’humanité dans sa crudité, sa générosité et sa beauté sans fard.
Les titres des parties illustrent le ton de Noémi Lefebvre de façon exemplaire et sont un pur et cruel délice. Je vous en donne quatre:
-Est-ce que c’est vraiment plus possible ;
-Victor Hugo refuse de ressembler au général de Gaulle ;
-L’art et la manière à l’état de marchandise ;
-Les cheveux des types du Conseil d’Etat .
Tout un programme que cette suite de titres suivis par le lecteur aimanté par cette voix déroutante, étrangement familière, inquiétante aussi. Une voix dans la tête qui est un peu la nôtre, dans ces moments dépressifs ou de crise où l’on rumine. Ce que l’écrivain épingle dans la formule « un état des sentiments qui ressasse les idées, les rend incapables de développement, et inaptes à la liberté. » (42) Admirons au passage le ton classique et le jeu parodique.
Qui écrit juste et vrai, critique et châtie bien. D’ailleurs, la maxime tombe ici à pic, car des maximes, il y en a un tas dans ce bouquin. En voici, deux :
« Le sale caractère s’impose toujours parce qu’on a du cœur, de cœur faut pas en avoir, avec le cœur on a pitié d’abord un petit peu et de plus en plus et on finit en servitude sous le gouvernement tyrannique. » (56) ;
-« l’échange d’idée c’est une idée que les gens se font de la conversation. » (42)
De là, on extrapole une filiation avec les Moralistes du Grand Siècle. Sauf que Noémi Lefebvre, en tant que narratrice, c’est une voix dans notre siècle. Aux lieu et place, de la morale psychologique, la morale de la vision, tout une poétique de l’espace urbain où penser, rêver, déambuler, travailler, aimer, créer du nouveau. La pensée sur l’espace humain de Henri Lefebre, est ici revisitée, réinterprétée librement, par l’auteure qui lui donne une extension esthétique et en acte.
« Des murs, des villes, des ports », une zone où fixer les hommes dans leur décor, et transcrire le bruit qu’ils font, de Victor Hugo à Noémie en passant par Henri Lefebvre, le sociologue qui regardait par la fenêtre du train » (196) pour repérer dans l’urbanisme et la ville les possibilités d’insurrection esthétique contre le quotidien (La sociologie urbaine et la Production de l’espace de H. Lefebvre).
Le « grand désir des éléphants
Et puis, du début à la fin, on entend le piétinement sauvage du « grand désir des éléphants de demeurer libre». Il court ce grand désir qui meut l’écriture et s’oppose à la servitude volontaire. A l’instar du désir de « Victor Hugo, celui que tout le monde connaît », et qui par la « partie asociale de sa tête (…) a fait qu’il a continué de compter », grâce à « une poésie asociale qui fait changer de vision » (127). Magnifique passage sur les puissances du verbe lesquelles s’expriment par la « parcimonie » « malgré les milliers de pages », parcimonie opérée à partir du choix final du mot « bruit ». A la fois rumeur du monde et des hommes et « bruissement de la langue » (R. Barthes), enfin, vibration des sentiments.
« Bruit », ce sera le dernier mot du récit qui se termine sur une note aussi parcimonieuse que lyrique. Bruit entendu dans les remuements de bête sauvage du verbe-éléphant, et pour finir, bruit qui sourd de Paris. Bruit de la ville dans lequel marchent Noémie et Mariama, encloses dans leur « beau silence ». Mille bruits de l’écriture de la première à la dernière page.
Noémi Lefebvre aura mis le romantisme de la vision en tension avec la visée satirique lesquels auront été portés par une conscience (une voix) désarmée face au déchaînement capitaliste puis se ressaisissant au fur et à mesure de ses expériences avec ses deux comparses en amour partagé, vrai nom de la solidarité sociale.
De fait, ce récit est aussi un roman politique. S’il dénonce les injonctions paradoxales capitalistes comme la « question humaine d’être heureux par le travail » (123), c’est que « les gens oublient le juste et le vrai ». Manière ici de leur rafraîchir la mémoire, dans le nu de la vie. Ajoutons que l’on rit beaucoup à la lecture de L’état des sentiments à l’âge adulte. Rire le plus souvent libérateur, parfois jaune.
Notes
1- Pierre Michon, Trois auteurs, Verdier, 1997.
2- Pierre Jourde, La littérature sans estomac, L’esprit des Péninsules, 2002.
3- http://fr.wikipedia.org/wiki/Métafiction
4- J.-Y. Tadié, Proust, le dossier, Agora, Pierre Belfond, 1983.
5- Victor Hugo, Les contemplations, 1856.
6- Source : http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Lefebvre
L’état des sentiments à l’âge adulte, Noémi Lefebvre, Gallimard, collection Verticales, Paris , février 2012, 19 euros.
Fiche biographique Noémie Lefebvre http://www.musicologie.org/Auteurs/lefebvre_noemi.html