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Striées entre les bourrelets de son ventre, entourées de tatouages défraîchies, des plaies blanchies dans la chair. De fines entailles. C'est comme ça qui m'ont laissé. Ils croyaient j'étais mort, ces arabes, j'te jure. Ils croyaient j'étais mort. Celui qui parle, le propriétaire du ventre, mais aussi, et avec tout ça, le responsable du site de stockage du grain où il mange à cet instant, c'est René. Et pendant qu'il déblatère, son smartphone tient debout contre une bouteille de pastis. La gamelle préparée par sa moumoune est entrain de refroidir. René aime bien parler. Et c'est le Tour de France, alors René, il adore. Il ne veut rien manquer du Tour de France, René. René, c'est le responsable du site.
Il est 13h. Un transporteur mange sa gamelle dans sa cabine. Pierre, jeune ouvrier agricole, scrute le ventre de René, et constate. Il a dû mal à voir. Mais il ne répond pas. Il n'en a pas la force. C'est dans sa jeunesse à René, quand il avait fait le mur, qu'il avait filé des médocs à sa mère pour qu'elle dorme, et qu'il allait en boîte pour les gonzesses. Mais c'était eux surtout, les arabes. Leurs couteaux. Ça t'en bouche un coin le philosophe. Il l'appelle comme ça parce que Pierre est un étudiant, qui n'est que saisonnier. On l'a affecté exceptionnellement à celui-ci, en période de creux, alors que ses collègues habituels sont sur la base jumelle. Sans doute à jouer aux dominos dans l'ancien magasin. Il soupire. Sire Thomas d'Aquin, j'crois c'que j'vois renchérit René. Il y a aussi Laurent, plus âgé, qui se tient un peu à distance, silencieux, heineken à la main. Il bouff' tout seul l'aut' con ? René n'aimait pas être interrompu sur le temps du déjeuner. M'en fout, la pause c'est la pause, il attendra. René avait dit ça en décapsulant une bière et en levant le menton vers le camion garé dans la cour. Laurent avait haussé les épaules. Pierre s'était tu. Le responsable avait servi deux coups aux deux mercenaires. Bon les gars, on y va - faut pelleter maintenant.
Ils longeaient en file indienne un interminable couloir d’acier bordé de trappes closes, et où des vents contrariés s’engouffraient péniblement. Les courroies crissaient à faire trembler les murs, tandis que l’armature du bâtiment hoquetait en un râle de cliquetis et de marteaux assourdissants. Le boyau de fer avalait les hommes consentants à l’obscurité, sans qu’ils ne sachent véritablement où il les mènerait, marchant pourtant à la suite de cet être silencieux, et dont le grade supérieur de responsable conférait le privilège de la parole souveraine. Les nuques se penchaient douloureusement pour ne pas heurter un plafond verdâtre éclairé par des ampoules grésillantes. Munis d’un marteau, ils frappaient tour à tour les écoutilles qui les bordaient. Sans prononcer un mot, le responsable en tête s’arrêta, puis désignât du bout du doigt une embouchure par laquelle ses deux hommes, Laurent, agriculteur déshonoré, et Pierre, devaient pénétrer.
Ils jetèrent pelles et balais dans la gueule d’acier, puis, entrèrent dans la fosse aveugle. Ils passaient leurs genoux dans le trou obscur d’abord, s’agrippant fermement aux bords de la fenêtre sur lesquels ils laissaient un peu du sang des paumes écorchées, incapables aussi de distinguer le sol sur lequel leur pied allait se poser. Ils le sentaient pourtant s’enfoncer lentement désormais, dans une dune informe de grains chauds et farineux, grouillant d’insectes qui se faufilaient dans les chaussures. Elles saillaient mal à la cheville.
Aveugles encore, une senteur amère près du visage, ils rampaient un peu sur les coudes pour se dresser au milieu de montagnes de poudre figées qui commençaient à s’esquisser dans le noir. Ils levaient les yeux vers elles.
On devinait à peine le plafond tant la fosse était vertigineuse. Des jets de lumières tombaient feutrés du toit pour déverser une clarté blanchâtre. La cellule haute de quinze mètres était sculptée dans une cuve d’acier rouillé, comblée de dunes d’un blé moisi, et entassées là depuis plusieurs années. Des couloirs étaient dessinés au sol et menaient à de petites embouchures où le grain noirci débordait. Les ouvriers héritaient d’une tâche que René avait négligé depuis longtemps, refusant de s’atteler à ce travail harassant. Unique titulaire d'un site décrépit, René était parvenu à devenir l'élément indéboulonnable, en éjectant tous ses partenaires d'abord, et en veillant surtout à ne pas transmettre les caractéristiques du site qu'il avait apprises au long de ses années de service, et qui ne pouvaient qu'être appréhendées empiriquement. Il avait su devenir la pièce essentielle parce qu'à défaut, le seul possesseur des clefs de son manoir, son site. Les cellules étaient grouillantes d'insectes et de moisissure. Les ouvriers agricoles, pour son seigneur, auraient tôt fait de tirer eux-mêmes sur les pigeons ou de grimper aux parois pour grillager les ouvertures et limiter le nombre de cadavres tombées dans les cellules de grains. D'une saison estivale à l'autre, les mêmes verres demeureraient au même endroit, recouverts par une couche de poussière blé. Les comptes des entrées et sorties n'étaient pas tenus correctement. Il y avait des trous. Les cadres y regardaient peu. René faisait le boulot. Et puis, il avait été syndicaliste. Il faisait peur un peu René. Lors de l'année, dans les temps morts et la solitude de l'hiver, lorsqu'il n'y a pas le Tour de France, René s'ennuie. Il a encore perdu au ticket à gratter. Sur le canapé déchiré qui trône à côté du frigo, René fait la sieste. Dans la solitude, on a le temps de se faire des ennemis, imaginaires ou bien réels, va savoir, et de se parler à soi. Au comptoir de l'ancien magasin, entouré des monceaux de bouteilles vides, dans la grisaille, on se sent seul. Et le monde entier, il en veut à René, toujours. Soudain. Euréka. Il a une idée. Une idée ! Parce qu'ils me baisent toujours, que je le mérite, et que sinon je leur fous un arrêt maladie au cul si ils acceptent pas ma rupture conventionnelle, je peux quand même me faire plaisir. Il y a des trous dans les comptes. René a les clefs du manoir. Il est seul dans son royaume de rats et de blé. Les cadres y regardent peu. René a des amis et René sait qu'une tonne coûte 200€. René, vous en faites pas, il est malin.
La mission qui incombait au duo à cause de la dilettante besogneuse de notre cher René, que vous commencez donc à connaître, consistait à vider la pièce pour accueillir le grain de la saison nouvelle, mais aussi à dévoiler l’unique fenêtre qui permettait de quitter la cellule. Le responsable irait s’occuper des semis de la journée qu’il fallait charger, et activerait les vents dans la fosse pour que les saisonniers puissent commencer à vider la cellule. Une fois à l’intérieur, ils n’auraient plus que leurs bras pour désengorger ce désert de grains, et rejoindre la lumière obstruée par la dune.
Quelques années auparavant, un ouvrier estival, vexé d’avoir été licencié, s’était infiltré la nuit pour voler le grain et le donner à ses bêtes. Un soir pourtant, seul, son corps chancela dans une de ces fosses. Il fut emporté dans le torrent d’or, et noyé sous la poussière.
Laurent avait rejoint son cadet plus difficilement, peinant à passer son corps à travers la mince ouverture. Il chuta dans le blé et souleva un nuage de poussière, puis parvint péniblement à se lever. Si Laurent ne parlait pas, c'est qu'il avait le mort. D'être parmi les jeunots, à récurer la merde, alors que y'a de ça quelques années, il avait ses terres, ses machines, sa femme. Seulement, lui n'avait pas hérité d'une terre. Ses parents étaient eux-mêmes ouvriers. Mais il avait voulu tenté l'aventure. Et il n'avait pas su tenir la cadence, respecter le cahier de charges imposé par les normes européennes, la banque l'avait vampirisé et il avait fait faillite. Tout le monde le savait ; personne n'en parlait. Pierre le laissa acclimater ses yeux à la pénombre, s’épousseter les genoux d’un revers et lui adressa un sourire de sollicitude, de ceux que l’on arbore pour se donner courage.
Il y eut un silence durant lequel ils s’assurèrent des masques et des lunettes qu’ils avaient enfilés. On frappa trois brefs coups de marteau sur la taule. L’ossature grinça avant qu’une pluie de poussière glisse le long des parois. Les vents se mirent à hurler dans la tour, et dans un fracas d’acier, la trappe qu’ils venaient d’emprunter claqua. La poussière remuée par les souffleries bruyantes se convulsait en une fumée épaisse qui se déposait sur eux, et voilait leurs yeux après quelques secondes déjà. Au-delà d’un mètre, la silhouette de leur partenaire était à peine croquée, puis finalement dissipée dans un nuage noir qui dévorait tout dans la confusion. Les voix s’évanouissaient derrière le bruit des machines. Des charançons et des puces courraient dans les manches et le cou. Les grains aspirés par les ventilateurs cinglaient les mollets. La cellule disparaissait sous un nuage charrié, où l’on respirait désormais avec peine tandis que la poussière submergeait les poumons.
Abasourdis, ils restèrent inertes les premiers instants, demeurant tous deux droits, immobiles dans l’ombre, alors qu’une nappe blanche tombait sur leurs épaules et leurs joues. Une couche de suie les enveloppait à faire d’eux des statues de poussière dressées dans la fosse. Il leur fallut un temps, puis, s’accommodant au bruit et à la poussière, ils commencèrent à creuser.
Avec la pelle, il fallait casser les parois de grains chauds et fermentés, puis les jeter au loin dans les couloirs pour que le blé soit aspiré à mesure dans les embouchures de vent. Une odeur nauséabonde leur parvenait aux narines, suscitant la nausée. Les insectes démangeaient la peau, et le bruit qui n’était pas trop élevé mais constant, usait les nerfs. Afin de préserver leurs forces, ils avaient trouvé le moyen de basculer le bassin de sorte que le poids de la pelle n’épuise pas les reins. Ils empoignaient de la main droite le bout du manche, enfonçaient la pelle dans les montagnes de grains, la retiraient sans la soulever, la balançaient, puis la vrillaient enfin dans les couloirs, en direction des trappes, pour accompagner l’effort des vents artificiels.
Dans ce chaos, ils n’avaient aucun moyen de mesurer le temps si ce n’est en estimant à vue d’œil le volume des dunes, et qui semblait ne pas s’amenuiser malgré l’effort. Ils avaient finalement cessé de le faire, car plutôt que de les encourager, cet exercice les accablait davantage, accusant l’insignifiance de leurs gestes.
Alors, lorsque la fenêtre fut dévoilée, l’ardeur les gagna, et ils accrurent leurs efforts en vue de dégager le verrou épris du grain rance, creusant à genoux, jusqu’à emplir leurs paumes de généreuses poignées de blé. Ils recrachaient la poussière dans les masques déjà comblés d’elle. La sueur dévalait les visages. Pierre tira sur le loquet rouillé, et la lumière blanche, vigoureuse et droite, cria dans l’enceinte de la cellule. Son éclat rugissant vint les éblouir.
Ils passèrent aussitôt leurs genoux hors de la cuve et s’effondrèrent dans l’herbe sèche, car il manquait un escabeau pour prévenir la chute. A peine relevés, les paupières éteintes par la lumière et le vent, ils jetaient déjà masques et lunettes au sol. A l’aide des chemises qu’ils avaient retirées plus tôt, ils frappaient leurs dos brunis tandis qu’à chaque claque de tissu sur la peau une fumée ocre s’élevait au-dessus de leurs épaules.
Il n’y avait plus que la brise qui frémissait la foule des feuilles désormais, balayait leurs corps salis, et les étreignait en silence. De loin en loin, une mer de blé ployait devant eux sous la bourrasque, légèrement, presque sans bruit, comme une hanche s’affaisse dans le sommeil, et seul dans un fossé de ronces, un rosier s’épanouissait, les fleurs roses découpées dans un morceau bleu du ciel. Ils demeurèrent un instant face à lui, poings sur les hanches, sourcils froncés. Cette paix devait être brève ; et il leur fallait déjà retourner à la tâche avant que le René ne les réprimande. Pierre s’apprêtait à rejoindre à nouveau le vacarme, la poussière, l’obscurité et la soif. Il se souvint de la présence de Laurent à ses côtés, à qui il voulut faire signe enfin.
Il contemplait toujours l’horizon, n’offrant que son dos nu, et Pierre ne vit pas son visage. Il n’eut pourtant pas le temps de l’interrompre. Avant de museler une nouvelle fois ses lèvres derrière son masque, Laurent retint l’élastique de la coque blanche, et comme à lui-même, tint ces mots suspendus dans le silence. Il est beau, ce rosier. S’il sent bon, j’en ferai une bouture à la fin de la moisson.
Le premier article : La poussière et les muets