Dans les semaines qui suivent sa décision de partir, Shahram s’empresse de vendre une partie des terres, et prend la route afin de laisser derrière lui l’Afghanistan, sans autre plan que de sauver sa peau. Il laisse sa mère et sa fratrie au village, qu’il espère ainsi préserver en se retirant volontairement. La route de l’exil est trop coûteuse et trop périlleuse pour les siens ; il se frayera un chemin par ses propres moyens, sur la route méditerranéenne orientale, afin qu’un jour peut-être, ils puissent les rapatrier là où il aura pu établir une situation.
Le soir du départ, une voiture le transporte au cœur du district de Sarjangal, à la ville de La'l, (une route avait été tracée pour accueillir des véhicules à quatre roues en 2007 depuis son petit village), d’où il prendra une navette en direction de Kaboul, puis en direction de Hérat, et de Nimruz enfin, à la frontière du Pakistan. On lui indique qu’il lui faut trouver un passeur à qui l’on doit confier une somme de 5000 afghanis, soit environ 50 euros. Shahram dispose d’un petit pécule grâce à la vente de ses terres ; il a déjà échangé son argent en dollars à Kaboul, monnaie étalon qui permet de transporter une liasse amincie plus facile à dissimuler.
Par prévenance, il préfère ne verser que la moitié de la somme due au départ, pour ne céder que la seconde partie une fois arrivé à destination. À Nimruz donc, ils sont une centaine de migrants transbahutée dans un convoi de 5 ou 6 véhicules. À peine le voyage est-il entamé que Shahram connaît sa première frayeur. Les voitures s’arrêtent. On entend quelques bruits au dehors et les portes des coffres qui s’ouvrent bruyamment. Les véhicules sont interceptés à un chekpoint.
Nombreux sont les talibans qui parcourent la frontière à cet endroit. Les miliciens effectuent dans un premier temps un tri au faciès dans les voitures, cherchant les traits typés qui évoquent la communauté hazara. Une vingtaine de migrants sont alors séparés du reste du cortège et roués de coups. Ils sont dévalisés : le moindre objet de valeur est arraché. Shahram a bien su dissimuler son argent, mais d’emblée, ils saisissent son téléphone. Un déluge d’insultes est vociféré, et les crosses s’abattent sur les corps recroquevillés : « Vous êtes Hazaras ! Vous êtes chiens ! ». Le crime ethnique ne fait plus de doute[1].
Le jeune cultivateur en exil croit voir ses derniers instants ; il ferme les yeux. Les invectives s’interrompent. Quelques ordres sont donnés. Des hommes de main du passeur viennent de leur sauver la vie. Ils demandent aux talibans de cesser de malmener leur marchandise. Les hommes battus sont aussitôt renvoyés dans le convoi. Les moteurs rugissent et les voitures tanguent à nouveau sur les sentiers. À bout de souffle, tuméfiés et encore arrachés à eux-mêmes, ainsi reprennent-ils la route sans un mot. Le passage du Pakistan à l’Iran s’effectue quant à lui sans encombre.
En revanche, les difficultés ressurgissent lors de la traversée en Turquie. Ils sont près de 120 à vouloir transiter venus de part et d’autre, : Pakistanais, Iraniens, Afghans, et séparés en groupes mixtes comptant une quinzaine à une trentaine de migrants chacun. Chaque groupe porte un nom qu’il faut pouvoir retenir. Dès qu’un passeur s’approche, il clame à haute voix le titre informel dans la foule à plusieurs reprises, agrégeant ainsi les migrants qui s’y reconnaissent à sa suite, et leur conférant enfin les renseignements essentiels pour les faire passer.
Pendant deux semaines, ils attendent entre les flancs des montagnes pour se cacher de la police, n’ayant pour seul repas qu’un œuf et un verre d’eau quotidien. Passées ces longues journées de veille, arrive le tour de Shahram qui, dans la cohue, entend enfin résonner le nom de son groupe. Les indications sont données brièvement. Le périple débute par deux heures de marche. Là, une voiture les abordera pour un trajet de quatre heures, puis, les déposera afin qu’ils continuent à pied le long de la frontière pendant un jour et demi.
Shahram et les siens s’exécutent. Ils marchent de nuit sous les averses, afin de traverser la frontière entre deux cols, l’un situé sur le territoire de l’Iran, et l’autre en Turquie. « Mais une fois parvenu au passage fatidique, avait prévenu le passeur, il faudra courir sans s’arrêter, courir à en perdre haleine ». Trente Orphée se lancent à l’assaut de la frontière, sans détourner une seule fois le regard de l’horizon, car la zone est hautement surveillée de chaque côté. Or la police iranienne patrouille déjà sur les plateaux en voiture. Elle scrute le moindre mouvement suspect en vue d’interrompre toute escapade clandestine. Sans sommation, elle se met à décharger ses fusils sur les exilés. Une pluie de balles s’abat sur le cortège ahuri.
À quelques pas de Shahram, un camarade d’exil reçoit une balle au milieu du front. Il s’effondre à même la terre. Le cœur du jeune hazara s’emballe, pris de terreur. Dans la panique, au milieu d’un nuage de poussière et alors que chaque seconde debout est une victoire, il saisit le corps inerte avec l’aide de comparses pour le traîner à l’abri des douilles. La cérémonie mortuaire sacrée ne pourra pas avoir lieu dans les règles de l’art. Mais pour le moins, dans ce chaos, ils s’obligent à clore la bouche ouverte du défunt avec un bout de tissus, rite issu de la tradition islamique, afin d’assurer le passage de l’âme de la victime au paradis - geste infime, et qui peut sembler dérisoire au sommet du péril alors que le sifflement des douilles ne cesse pas, mais essentiel néanmoins pour assurer la paix de cet inconnu, gisant désormais dans le sable et l’oubli.
Sitôt fait, les migrants sortent au goût du jour, et reprennent leur course aveugle en direction de la frontière turque. Ils courent et ne peuvent plus s’arrêter. Le bruit des rafales s’estompe dans le lointain. Shahram n’a pas été touché, mais il ne peut pas temporiser son élan. Il continue et se fige soudain. Un hoquet le saisit à la vue d’agents de police qui lui font face. Leurs uniformes ne sont pas semblables à la maréchaussée qui vient de les traquer. Il s’agit des forces d’Erdoğan ; la frontière est donc passée. Et heureusement, ceux-là lèvent à peine les sourcils à la vue des hommes encore essoufflés. C’est un soulagement. Pour un instant, les voilà tirés d’affaire. Son groupe a atteint la Turquie.
Court répit. Il leur faut encore marcher six heures pour atteindre la province de Van d’où on les transporte en voiture dans une grande chambre. Ici loge déjà une cinquantaine d’exilés. Et leurs bailleurs leur font comprendre que le service ne sera pas bénévole. Les bons de sortie s’achètent moyennant un certain prix. On les rançonne pour « les services rendus » et afin d’acheter le billet qui les mènera en bus à Istanbul. Shahram appelle sa mère et lui annonce son arrivée en Turquie, avant de réclamer la somme nécessaire pour quitter l’endroit.
Dans la capitale turque, Shahram trouve des compatriotes auprès desquels il se lie (un groupe de cinq Afghans qui l’accompagneront – il reste en contact avec trois d’entre eux jusqu’à aujourd’hui, un autre est demeuré en Allemagne, et le dernier a été dévoré par ses démons et la drogue, l’obligeant à rompre sa relation). Il obtient des renseignements, et notamment le contact d’un passeur qu’il faudra à nouveau payer en dollars. Les prix de passage varient selon la tête du client et la clémence des trafiquants – et selon les taux, permettent d’envisager une traversée moins ardue et plus confortable. Lorsqu’il trouve une piste concluante, Shahram s’engage et paie la somme demandée. Son départ est retardé par les contingences politiques. On dit que la situation sociale du pays hôte est tumultueuse en cette période, que les hostilités du gouvernement turc à l’égard des Kurdes sont avivées.
Il faut attendre deux semaines pour que les tensions s’apaisent, et qu'une voiture ne passe le prendre pour l’envoyer près d’Izmir. Les migrants préparent l’attirail de voyage, fixent la remorque et le bateau à l’arrière d’une voiture. Ils sont plusieurs convois à partir cette nuit.
Il est minuit, le ciel est menaçant. Déjà, le premier bateau est propulsé sur les flots, en tant qu’éclaireur. Les passeurs attendent deux heures avant de lancer le signal, et d’appeler une nouvelle cargaison à prendre la mer. Un retour de l’embarcation précédente aurait signifié que la police sillonne les eaux, et la traversée aurait été ajournée. Car les risques sont conséquents : en l’absence de documents d’identité turcs, les passagers peuvent être renvoyés jusqu’en Iran. Chaque tentative peut signifier un recul conséquent dans l’exil qui tétanise chacun d’entre eux.
La plage se dépeuple à mesure que la nuit avance. C’est le tour de Shahram et de son équipage. Leur embarcation ne peut contenir que 20 personnes : ils sont pourtant 35 à bord ; quant au trajet, il est estimé à 45 minutes. Mais au bout d’une demi-heure, avant d’avoir atteint leur destination, l’embarcation chavire soudain - en raison de la météo hostile et de la surcharge du canot. Tout l’équipage tombe à l’eau, familles comprises. Les exilés sont affublés de gilets de sauvetage qui leur permettent de garder la tête émergée. Dans la confusion, Shahram s’empare d’une petite fille esseulée, et nage jusqu’à la plage. Le père s’occupait de son autre enfant pendant ce temps-là. Tout le monde parvient sain et sauf sur la rive d’une île grecque, qui leur semble être d'abord une enclave boisée. Il s’agit en réalité de l’île de Lesbos.
Le cortège, après avoir repris ses esprits, pénètre dans les entrailles de la forêt pour trouver une route. On leur a dit de trouver un taxi qui puisse les mener à la ville de Mytilène, à une quarantaine de kilomètres, où un centre pourvoit des attestations leur permettant de quitter l'île. Shahram interpelle les voitures et, par sa maîtrise rudimentaire de l’anglais, devient l’interprète de son petit groupe. Mais malgré les sommes d’argent mutualisées qu’ils proposent aux conducteurs, les exilés se voient toujours décliner leurs propositions. Ils décident donc de se reposer quelques heures dans la forêt qui jouxte la route, et de s’y rendre à pied.
A Mytilène, les réfugiés s’entassent dans un centre d’accueil, innombrables et de toutes origines : Syriens, Afghans, Pakistanais, Iraniens, Irakiens – plus de 2 ou 3000 personnes végètent dans une file d’attente interminable en vue d’obtenir le sésame administratif leur permettant de rejoindre l’Europe continentale, accompagné d’un ticket en direction d’Athènes. La tension est à son comble : la fatigue, la lassitude de l’attente, le choc avivé de la traversée, le manque de moyens de la structure, exacerbent les rivalités communautaires.
Lorsque Shahram pénètre dans l’enceinte de la plateforme, il est témoin d’esclandres. Un groupe de Syriens joue des coudes. Ceux-là devant l’ampleur de la queue ne souhaitent pas respecter l’ordre de la file d’attente. Ils réclament un traitement préférentiel en raison, estiment-ils, de la situation aggravée de leur pays, alors en proie à la guerre civile sous Bachar-Al-Assad et des bombardements russes. Une bagarre éclate, forçant la police grecque à intervenir pour interrompre les affrontements. Cet incident oblige à distinguer deux files qui séparent les Syriens du reste des réfugiés. Shahram attend dans l’autre file désormais. Il se relaie avec ses camarades deux jours complets, nuits comprises, pour ne pas perdre leur position, alternant les siestes inconfortables et la garde paupières lourdes. Impossible de déserter son poste au risque de revenir à la case départ. Ils parviennent finalement à obtenir le justificatif et à payer le ticket en direction d’Athènes pour 60€.
Une fois à Athènes, il est hébergé dans la maison d’un compatriote qui réside en Grèce depuis un certain temps. Il s’agit du cousin de Mostafa, une connaissance rencontrée plus tôt en Turquie. Ce camarade inespéré connaît bien les embûches de leur parcours : il les guide, les prévient des déconvenues possibles, et leur présente un passeur capable de leur faire traverser l’Europe de l’Est. Shahram reste trois semaines dans la capitale grecque, tout en veillant à échapper aux contrôles de la police grecque et aux griffes des centres sociaux qui lui promettraient une procédure Dublin[2]. Puis, en moins d’une semaine, il parcourt la Macédoine du Nord, la Serbie, la Croatie, la Hongrie, l’Autriche. Le jeune hazara, parti de son hameau en juin 2015, pose pied dans la Bavière allemande, à Lichtenfels, 5 mois plus tard, le 15 octobre. Ce sera sa première escale prolongée pour tenter de s’établir.
La dernière partie de l'article, intitulée "Le dédale européen", sera publiée la semaine prochaine.
Lien vers la première partie de l'article : Itinéraire d'un Hazara en exil : L'enfance au Sarjangal
[1] Les Hazaras ont toujours subi une persécution ethnique en Afghanistan en raison de leur confession chiite dans un environnement majoritairement acquis au sunnisme. D’abord réduits en esclavage jusqu’à la fin du XIXe, ils ont été discriminés sous les régimes successifs, spoliés, relégués dans les provinces centrales, et victimes d’attaques ciblées. Les exactions commises à leur égard se sont encore ravivées suite à la prise de pouvoir des talibans, le 15 août 2021.
[2] Procédure européenne qui stipule qu'un seul État européen est responsable de la demande d'asile d'une personne ressortissante d'un État tiers. Il s'agit d'empêcher qu'un demandeur ne sollicite l'asile dans différents pays européens, tout en lui soustrayant le choix du pays qui examinera sa demande.