Les Dieux ont soif (I)
Il entra dans la salle d’audience du Tribunal d’Appel . Quelques minutes auparavant, il avait pu jeter un regard sur les pauvres gens qui erraient dans les allées , perdus , hébétés , beaucoup suant une sorte de misère cachée et la peur . Dans quelques secondes ce serait à son propre procès qu’il allait assister .Tout tournait dans sa tête depuis des mois. Quelques semaines après cette audience , un tycoon connu de l’automobile serait destitué et accusé de fraude fiscale au Japon mais pas en France , présomption d’innocence oblige . Qu’est ce qui rapprochait cet intouchable tutoyant le gratin de la planète et Vadim Rusacher ? Il se le demanda, sans pouvoir répondre .Son épouse , il faut bien appeler les choses selon les règles, était vivante au sens juridique ; la maladie épouvantable qui l’avait frappée avait fait en 5 ans d’une femme gaie , spirituelle , cultivée , d’une beauté aussi absolue qu’ indéfinissable , digne , un fantôme , un spectre .
Vadim avait eu le temps durant ces moments de revoir sa vie en détail ; des reproches , ah oui , il s’en faisait ; pour ce que c’était utile … Il ne lui avait jamais assez dit combien il l’aimait et c’était trop tard .
Ensemble ils avaient voyagé , tout partagé ; elle était née en prison en 1944. Combien de fois , n’avait-il pas rencontré un regard interrogatif quand il mentionnait ce fait ; « en prison ? » Oui , 1944 , vous savez ? Il y avait quelque chose appelée « Occupation » ; ses interlocuteurs baissaient les yeux . Une Juive sans doute . Et qu’allait-il ajouter ? Non , son père était allemand , pas juif allemand et antinazi ? C’était pire ,le père en question était un communiste allemand ayant fui à vélo l’Allemagne de Hitler en 1933. Arrivé en France il rencontra sa future épouse ,au Secours Rouge , comme on disait alors ; elle avait fui les ghettos de Pologne , une femme fière , courageuse, que rien n’effrayait . Tous deux avaient fait partie d’un réseau de Résistance en France , lui rattrapé par l’Armée d’occupation , avait dû mettre l’uniforme haï ; mais on l’employa comme interprète, ça laissait des possibilités . Le réseau tomba . Sonitchka naquit à la prison de Fresnes , quartier des femmes , quartier des condamnées à mort . Allez donc dire tout ça à l’employé qui demande : Nom , Prénom , Date et Lieu de naissance et qui vous toise d’un regard vide et ennuyé . Dites-lui que votre pedigree à vous n’est pas celui du tycoon de l’automobile.
Pendant le temps où une fois encore tout défila devant ses yeux , l’audience se préparait ; la Cour entra . Le Juge était une femme ; un personnage étrange en noir avec un couvre-chef spécial l’assistait sans un mot ; son avocate lui dit ensuite que c’était le Procureur . Vadim eut le temps de parcourir la salle du regard ; c’était une grande salle d’un Tribunal Correctionnel ; tout était fait pour que le public soit petit ; rapetissé par une étrange solennité .
Une audience fut exécutée à la sauvette ; le dossier n’était pas prêt . Son tour vint ; il se leva et soudain il réalisa qu’il comparaissait comme accusé . La Juge lui demanda des nouvelles de son épouse . C’était une entrée en matière sympathique ; c’était une question stupide . Vadim parla.
A suivre .