" J’aime mon pays, et je crois que l’espionnage sert des intérêts vitaux, et doit se poursuivre. Et j’ai risqué ma vie, ma famille et ma liberté pour vous dire la vérité.'" Le témoignage remis par Edward Snowden à la Commission LIBE du Parlement européen est non seulement un cri d'alarme poignant, mais aussi un document d'une importance capitale pour la survie de la liberté individuelle, dans un monde où l'espionnage généralisé s'exerce en roue libre. Je donne ici la traduction de sa déclaration liminaire. La totalité du document en anglais sur Mediapart : http://www.mediapart.fr/journal/international/070314/edward-snowden-transmet-son-temoignage-au-parlement-europeen
Témoignage d’Edward Snowden, commandé par la Commission Libertés civiles, Justice et Affaires intérieures (LIBE) du Parlement européen
Glossaire:
NSA : National Security Agency : organisme gouvernemental du Département de la Défense des États-Unis, responsable notamment du renseignement électronique et des systèmes de communication et d’information
GCHQ : Governement Communications Headquarters : service de renseignements électronique du gouvernement de Grande-Bretagne
Umar Farouk Abdulmutallab (appelé parfois « Mutallab » par Snowden), Nigérian né en 1986, surnommé « Underwear Bomber », ayant tenté, le 24 décembre 2009, de faire exploser une charge de plastic à bord d’un avion Amsterdam-Detroit des Northwest Airlines
Tamerlan Tsarnaïev (1966-2013) : surnommé « Boston Bomber », auteur présumé, avec son frère Djokhar, des attentats des 15 et 18 avril 2013 au Marathon de Boston, et sur le campus du M.I.T.
Commission LIBE du Parlement européen : http://www.europarl.europa.eu/committees/fr/libe/members.html?action=2&webCountry=&webTermId=&name=&politicalGroup=&bodyType=&bodyValue=&type=&filter=#menuzone
Edward Snowden : pour un aperçu biographique, voir http://en.wikipedia.org/wiki/Edward_Snowden
NB : dans la traduction ci-dessous, je laisse à quelques institutions gouvernementales et judiciaires américaines leurs noms originaux.
Déclaration préliminaire
Je veux remercier le Parlement européen pour son invitation à produire un témoignage dans le cadre de votre enquête sur la « Surveillance Electronique de Masse des Citoyens de l’Union Européenne » [ NDT - Snowden écrit « for your inquiry into the Electronic Mass Surveillance of EU Citizens » ; j’ignore s’il s’agit de la dénomination officielle de l’enquête menée par la Commission]. Les programmes de surveillance sans soupçons préalables [suspicionless, autant dire « arbitraires »] de la NSA, du GCHQ et d’autres organismes très nombreux — programmes dont nous avons pris connaissance au cours de l’année dernière — mettent en danger un certain nombre de droits fondamentaux qui, dans leur ensemble, constituent les fondements des sociétés libérales [liberal societies].
Le premier principe dont toute enquête doit tenir compte, est que, malgré l’extraordinaire pression politique pour justifier cela, aucun gouvernement occidental n’a été capable de prouver avec évidence que de tels programmes sont nécessaires. Aux États-Unis, les directions de nos services d’espionnage ont prétendu une fois que 54 attaques terroristes ont été empêchées grâce à la surveillance de masse, mais deux rapports indépendants à la Maison Blanche [two independent White House reviews], qui ont eu accès aux preuves classifiées sur lesquelles cette prétention se fondait, ont conclu qu’il s’agissait d’une contrevérité, tout comme la Cour Fédérale.
Examiner les rapports émanant du gouvernement des USA est ici utile. La plus récente de ces investigations, réalisée par le Conseil de Surveillance de la Vie privée et des Libertés civiques de la Maison Blanche [the White House's Privacy and Civil Liberties Oversight Board] a démontré que le programme de surveillance de masse étudié était non seulement inefficace — les enquêteurs estiment qu’il n’a jamais empêché ne serait-ce qu’une seule attaque terroriste imminente — mais qu’il n’a pas de base légale. En langage moins diplomatique, ils ont découvert que les États-Unis étaient en train d’opérer un programme de surveillance de masse illégal, et que le plus grand succès que ce programme aie jamais produit, a été de découvrir un chauffeur de taxi des États-Unis en train de transférer 8500 dollars en Somalie, en 2007.
Après avoir noté que même ce succès insignifiant — découvrir la preuve d’un unique transfert bancaire illégal — aurait pu être mené sans la quasi totalité des informations collectées, le Conseil recommanda qu’il soit mis fin à ce programme illégal de surveillance de masse. Malheureusement, nous savons, grâce aux reportages de la presse, que ce programme est toujours en activité aujourd’hui.
Je crois que la surveillance sans soupçons préalables, non seulement échoue à assurer notre sécurité, mais qu’actuellement elle diminue notre sécurité. En gaspillant des moyens financiers limités et précieux à faire cette « collecte de tout » [« collecting it all »] nous mobilisons inutilement toujours plus d’analystes censés donner du sens à des différents politiques inoffensifs, et moins d’enquêteurs menant de vraies enquêtes. Je crois qu’investir dans la surveillance de masse aux dépens de méthodes traditionnelles et éprouvées peut coûter des vies, et l’histoire montre que mes craintes sont justifiées.
Malgré les intrusions extraordinaires de la NSA et des gouvernements nationaux de l’UE dans les communications privées du monde entier, Umar Farouk Abdulmutallab, le « Underwear Bomber », a été capable d’embarquer dans un avion reliant l’Europe aux États-Unis en 2009. Et les 290 personnes présentes à bord n’ont pas été sauvées par le programme de surveillance de masse, mais par l’incompétence d’Abdulmutallab, qui a été incapable d’actionner le dispositif. Alors que même le propre père de Mutallab avait averti en novembre 2009 le gouvernement américain que son fils était dangereux, nos moyens ont été employés à surveiller les jeux en ligne et à espionner des ministres allemands. Cette alerte exceptionnelle n’a pas eu pour effet de vouer un seul enquêteur américain à Mutallab. Tout ce que nous lui avons donné est un visa pour les USA.
Le contrôle gouvernemental complet de tous les Américains jusque chez eux n’a pas non plus arrêté les « Boston Bombers ». En dépit des Russes qui nous ont alerté spécifiquement sur Tamerlan Tsarnaev, le FBI n’a pas pu faire mieux qu’une enquête préliminaire — bien qu'il ait fait un grand nombre de recherches informatiques sans valeur —, et d’échouer à découvrir le complot. 264 personnes ont été blessées, et 3 personnes sont mortes. Les moyens qui auraient dû financer une véritable enquête ont été dépensés pour contrôler les appels de tout un chacun en Amérique.
Ceci n’aurait pas dû arriver. J’ai travaillé pour The United States' Central Intelligence Agency. The National Security Agency. The Defense Intelligence Agency. J’aime mon pays, et je crois que l’espionnage sert des intérêts vitaux, et doit se poursuivre. Et j’ai risqué ma vie, ma famille et ma liberté pour vous dire la vérité.
La NSA m’a confié le pouvoir de contrôler des communications dans le monde entier en utilisant des moyens de surveillance de masse, y compris à l’intérieur des États-Unis. J’ai personnellement ciblé des individus en utilisant ces systèmes de surveillance, dans le cadre à la fois de l’Executive Order [décret présidentiel] 12333 du Président des Etats-Unis, et du décret FAA 702 du Congrès des États-Unis. Je connais le bon et le mauvais côté de ces systèmes, et ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, et, je vous assure que sans quitter mon fauteuil, j’aurais pu lire les communications privées de chacun des membres de cette Commission, comme celles de n’importe quel citoyen ordinaire. Je jure sur l’honneur que ceci est la vérité.
Ce ne sont pas là des pouvoirs dans lesquels des sociétés libres investissent. La surveillance de masse viole nos droits, nous met en danger, et menace notre mode de vie.
Si même le gouvernement des États-Unis, après avoir constaté que la surveillance de masse est illégale et inutile, continue à opérer pour engager cette surveillance de masse, alors, nous avons un problème.
Je considère en général que le gouvernement des États-Unis agit de manière responsable, et j’espère que vous serez d’accord avec moi. En conséquence, cela résout la question que plusieurs institutions législatives impliquées dans la surveillance de masse ont cherché à éviter : si même le gouvernement des États-Unis est capable de violer volontairement les droits de milliards d’innocents — et je dis milliards sans aucune exagération — pour rien de plus substantiel qu’un avantage « potentiel » dans le renseignement, avantage qui n’a jamais été concrétisé, que feront alors d’autres gouvernements ?
Que cela nous plaise ou non, les normes de demain sont construites aujourd’hui, dès maintenant, par le travail d’institutions comme cette Commission [du Parlement Européen]. Si les Etats libéraux [liberal states] décident que le bon plaisir de leurs espions est plus légitime que les droits de leurs citoyens, le résultat sera inévitable : des Etats à la fois moins libéraux et moins sûrs.
Merci.