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Billet de blog 9 janvier 2015

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Autour de l'ami Charlie : "union nationale" ou communauté sans nom ?

Mercredi 7 janvier, 18h, au Vieux Port à Marseille : pas une foule, non. Ni une manif. Alors quoi ? On est venus.  Mais ce « on » ne signifie pas un anonymat neutre, gris. Au contraire. « On », pour dire que chacune, chacun, est là en personne. N’a obéi à rien d’autre, à personne d’autre, qu’à soi-même. « On » n’a pas répondu à un appel, « on » ne suit aucune consigne. Et pourtant on a répondu « présent », on répond de notre présence, le plus simplement du monde.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mercredi 7 janvier, 18h, au Vieux Port à Marseille : pas une foule, non. Ni une manif. Alors quoi ? On est venus.  Mais ce « on » ne signifie pas un anonymat neutre, gris. Au contraire. « On », pour dire que chacune, chacun, est là en personne. N’a obéi à rien d’autre, à personne d’autre, qu’à soi-même. « On » n’a pas répondu à un appel, « on » ne suit aucune consigne. Et pourtant on a répondu « présent », on répond de notre présence, le plus simplement du monde.

Alors bien sûr, pas de slogans, de cris rythmés. Des ondes d’applaudissements, sporadiques comme des larmes, fragiles comme le courage qu’on se donne les uns aux autres, lancées dans l’air glacé par tous et par personne. Et quand un ballon de papier blanc, fragile, sous lequel brille une flamme éblouissante s’élève dans la nuit, on applaudit encore, et chacune et chacun dit, se dit, adieu, merci, ou peut-être, hélas, salut, et tant d’autres choses qui ne peuvent être dites sur l’instant, même à soi-même.

On se reconnaît vaguement, on s’est déjà croisés, on se reverra bientôt. On est jeune, enfant, vieux, et cela va sans dire, de n’importe quels — n’importe absolument pas quels — origine, niveau social, style, opinions politiques. On s’est rassemblés, on n’a pas de rituel à suivre, enterrement, célébration. Pas d’adjectifs non plus, qui affirmeraient qu’on est tristes, ou graves, ou solennels, ou souriants, silencieux, tendus. Rien ne suffit à dire ce qu’on fait là, et comment. Peut-être — l’amitié ? Et la conscience intermittente d’être au bord de former une assemblée, plutôt qu’un rassemblement. Une assemblée sans devoirs ni droits, une assemblée sans pouvoirs, peut-être délivrée, pour l’heure, du pouvoir.

Sur Mediapart de même, les journalistes répondent simplement de leur présence. Ils ont appelé cela d’un beau mot : une veillée. Voilà. « Je dors mais mon cœur veille ». Mort de tristesse, d’effroi, d’incompréhension, mais la pensée, mais le cœur continuera à veiller, tant qu’on pourra. Dans cette nuit d’hiver.

On occupe. On emplit l’espace. Il y a une Grande roue illuminée, reliquat de l’inévitable « marché de Noël ». Pour une fois, les récentes réfections clinquantes oublient leur rôle mercantile : des dizaines de bougies se reflètent sur le plafond en miroir de « l’ombrière », traçant le nom : « Charlie Hebdo ».

Jeudi 8 janvier. C’est dans l’après-midi, au fil des bulletins d’info, que je commence à entendre les grincements d’une curieuse sarabande.  J’ai toujours su qu’il y aurait une grande manif à Paris. Qu’auxdits « rassemblements spontanés » du mercredi  succèderait un évènement qui n’aurait plus le même caractère de nécessité, d’’improvisation. Partis, syndicats, appelleraient, s’organiseraient : inévitable, voire souhaitable. Mais il commence à s’agir d’autre chose. Petit à petit, ce projet de grand rassemblement semble être pris en main, désiré, organisé, par rien moins que les corps constitués de l’état. Tous, du sommet du gouvernement jusqu’aux divers organes du « service public », à l’unisson semblent se mobiliser. Et surtout : nous mobiliser. Entre deux épisodes du feuilleton « la traque » qui démarre, on ne parle plus que d’ « union nationale ».  D’ «unité nationale », adoucie parfois  en « unité républicaine. »

Ces expressions, d’emblée, paraissent pour le moins ambiguës. Grandiloquentes certes, d’essence purement officielles, débordant de beaucoup le dit d’une volonté commune des forces politiques représentées à l’Assemblée. Entre politique de l’émotion et déclarations en trémolos, serait-ce que le pouvoir veut saisir l’occasion de ce deuil pour célébrer, non tant la cohérence républicaine du corps politique officiel, qu’une sorte   d’union renouvelée entre gouvernants et gouvernés ? Adhésion, union, retrempées dans l’acier de l’épreuve. Epopée mise en scène, avec forces dantesques aux prises. Comme levier indiscutable, plus que consensuel : sacré, sacralisé, le plus grand dénominateur commun des « valeurs républicaines ». Menacées.  Dont l’arsenal sécuritaire-régalien serait, au moins autant que d’autres forces, le garant principal.  Le pouvoir mêlant à cette dramaturgie des arrière-pensées et calculs politiciens bien dans sa nature, histoire d’anticiper les « coups d’après ».

Puis j’entends que la manifestation prévue samedi « aura lieu dimanche à 15h indique Matignon ». Une chose est de demander l’autorisation de la Préfecture pour une manif. Une autre que d’être prié de manifester à l’heure indiquée par Valls. D’autant que les « invitations » officielles sont lancées comme au Grand bal (Sarko, répondre svp), et que le protocole semble se négocier ferme (le même Sarko demandant, pour prix de son auguste soutien, des garanties de bonne tenue auxquelles personne ne comprend rien.) Sans parler des indésirables, Carabosses furieux de n’être pas conviés.

(Comme un parfum de mai 2002 : aux Guignols de l’Info, le Pape, la Reine d’Angleterre, Mickaël Jackson… demandaient de tous voter Chirac !)

Hubert Huertas, sur Mediapart, commence à analyser justement les faux-semblants et chausse-trapes de cette politicienne « union / unité nationale / républicaine »…

Vendredi 9 janvier. Encore une journée lumineuse à Marseille. J. et moi avons décidé d’aller à Paris. Pourtant plus j’y pense, plus cette « union nationale » me paraît incongrue, voire scandaleuse au regard des artistes et amis que nous saluerons de tout cœur dimanche.  Car de deux choses l’une : ou ces morts sont des martyrs, et c’est leur supposer une cause, et toute une métaphysique leur tombe dessus et les colle sur une fresque sulpicienne allégorique de la Nation ;  « je vous salue Charlie » devient un  grigri machinal, superstitieux, à l’occasion parfaitement tartuffe. Ou nous nous rappelons que Cabu, Wolinski, Charb, Honoré, Maris et les autres étaient d’abord des corps, des bons vivants au carré, et avant tout des rigolos, Cons autoproclamés et crânes comme pas un sale gosse. Dont toutes les œuvres armées du rire inextinguible, impénitent que Rabelais libéra autrefois, moquent et repoussent les falbalas cérémonieux que pouvoirs, religieux et pas, sont intéressés à produire pour accomplir leur fonction qui est de maintenir l’ordre. Pour le dire autrement : peut-on saluer les génies du rire libertaire, mécréance, mauvaise foi et mauvais goût en options, avec toute la solennité empesée, la componction, le cadre formel d’une « unité nationale » ? Eh quoi, « nationale » ? A chacun son affaire ! à l’Intérieur les frontières, au rire libertaire son utopie sans barrières…

Bien sûr que nous sommes en deuil. Et puis, doit-on nous souffler, instituer l’unité nécessaire,  le style requis, les enjeux symboliques de ce deuil ? Pourquoi pas, plutôt, un char Cabu, avec fanfare d’enfer et batteries de cuisine ? Un bal « Cuba et cubis » plein de jolies filles, à la mémoire de Wolinski ? Des lectures de poésie, des échasses, des équilibristes sur la statue de la République ? Pourquoi pas l’Union des Anti-musellements, des anti-crétins et des anti-jus dadaïstes de France ? Les Connes et Cons Unis Librement (CCUL) ? Avec Jarry, Satie, Mouna Aguigui,  Brassens, Queneau, André Frédérique, Bobby Lapointe, les Apaches et les Zazous ? Brigitte Fontaine portée en triomphe à l’Elysée ? L’Oulipo à l’Education, Phiippe Caubère aux Cultes ? Si l’horreur est grave et la tristesse épaisse, raisons de plus pour ne pas en rajouter. Et si la gauche doit se reconstruire, ne doit-elle pas commencer par libérer à nouveau l’énergie qui la rend un rien plus sexy, drôle, désirable, vivante, que les tristes sires du pouvoir en place, les « j’aime-l’entreprise-dans-un-monde-ouvert-de-plus-en-plus-compétitif », et les Tartuffes de toutes robes ?

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