Ne soyons pas nombreux, ce dimanche. Rompons une bonne fois avec ces histoires de chiffres, de comptages. N’acceptons plus d’être jaugés, évalués. Comparés. Proclamons-le enfin : nous serons innombrables.
Nous refuserons d’être une foule. Fût-elle sentimentale. Nous ne serons pas le produit d’une arithmétique. Et ce qui est vrai pour le nombre le sera pour le sens de notre présence : nous ne répondrons à aucun appel, n’obéirons à aucune consigne d’aucune idéologie, ne formerons nul bataillon pour une cause dictée, pas même celle d’une « unité nationale » douteuse. Et si des mandataires politiques peuvent encore croire que nous marcherons derrière eux, que leur auguste présence serait de nature à honorer notre marche, qu’ils aient une bonne fois la démonstration qu’ils ne sont, ne représentent pour nous rien de plus, définitivement, qu’un de nous. Ils repasseront pour figurer avantageusement, comme si leur trombine valait plus qu’une autre, ces enfarinés. Ce ne sera pas le bon jour pour jouer au leader responsable ou protecteur, au modeste people, au millionnaire proche des gens. Nous sommes là pour saluer des poètes du rire, des dessinateurs au génie d’enfance, une penseuse, des penseurs, des travailleurs du quotidien. A eux nous devons une part de notre égalité, puisque c’est grâce au partage de leur création, par le rire, le refus, la pensée, les émotions, la lecture du journal, que nous vivons maintenant tout cela ensemble.
Rien ni personne d’autre n’est garant de notre liberté, de notre égalité, que nous tous. C’est pourquoi nous refuserons dès aujourd’hui toute forme d’abstraction, de formalisme, qui réifient les mots République, démocratie, liberté, état de droit. Nous ne laisserons ces mots à aucune autorité qui se les arroge, en fait son apanage, s’en gargarise pour les détourner au profit d’un pouvoir doucereux un jour et fouettard le lendemain. Ces mots ne sont rien s’ils ne sont pas en vie par la vie de chacun.
Et ils seront avec nous, ceux qui nous manquent. Rémi Fraisse nous manquera, mais je dis qu’il sera avec nous. Les morts que j’ai aimés me manqueront, mais ils seront avec moi, ceux qui étaient de si chaleureux républicains, des résistants authentiques, des gens qui ont risqué leur vie et l’ont perdue parfois, jusqu’en déportation, contre d’autres fanatismes. Et ils étaient joyeux, soutenus par un humour et un sens de la dérision impénitents, que les tabous religieux faisaient franchement rire au lieu que de leur faire mimer un faux respect, une pudeur timorée devant ce qui nous dépasse tous.
Et ceux que nous saluerons seront avec chacun de nous. Nous ne les appellerons jamais martyrs, car ce serait récupérer leur disparition inimaginable, les inscrire malgré eux dans une cause sacrée ouvrant la porte à la rhétorique du sacrifice, de l’héroïsme, dont on sait trop bien ce qu’elle produit. Ils seront doublement avec nous, et de quelle manière somptueuse ! D’abord par chacun de leurs dessins, de leurs actes, de leurs travaux, qui ne nous quitterons plus. Et puis par leur silence, que nous respecterons, et leur mort incongrue, que nous ne sacraliserons pas.
Laissons le martyre, cette horreur suprêmement intéressée, à leurs assassins. Eux accomplissent leur destin de malheur. Assez lâches pour se croire des héros, assez borgnes pour espérer que la vengeance vomira l’enfer des violences sans fin. Fanatiques si peu assurés de leur foi, qu’ils imaginent pouvoir l’imposer aux autres par l’horreur la plus repoussante ; pions d’une séquence historique où les pouvoirs font d’eux de la chair à meurtres.
Et pour les victimes de ces trois derniers jours, nous ne penserons pas à leur nombre : nous saluerons leurs visages, les connus et les inconnus, celle et ceux morts mercredi, celle morte jeudi, celles et ceux morts vendredi. Nous sommes simplement, eux comme nous, des passants. Et que cela prête à penser, à marcher, et surtout, toujours, à rire.