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Billet de blog 17 juin 2024

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Pratiques artistiques et "préférence nationale", les raisons d'une incompatibilité

L’art et la « préférence nationale » sont par nature incompatibles. C’est donc en toute logique et non d’abord en toute moralité que nous, artistes, déclarons dès maintenant que nous ne pourrons en aucun cas travailler avec ni pour aucune tutelle, aucun partenaire culturel contrôlé, financé, inspiré de près ou de loin par le RN…

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L’art et la « préférence nationale » sont par nature incompatibles. C’est donc en toute logique et non d’abord en toute moralité que nous, artistes, déclarons dès maintenant que nous ne pourrons en aucun cas travailler avec ni pour aucune tutelle, aucun partenaire culturel contrôlé, financé, inspiré de près ou de loin par le RN, par son idéologie et sa vision, toxiques au plus haut degré, des interrelations humaines.

Certes nous le refusons, et en faisons serment ; mais d’autre part, par disgrâce le voudrions-nous que nous ne le pourrions pas. Refus et impossibilité sont indissociables. Les raisons éthiques du refus sont évidentes. Celles qui outrepassent la volonté et la morale méritent d’être rappelées.

Primo, nous ne nous abaisserons à faire au RN l’injure de ne le créditer d’aucun projet culturel. L’extrême droite possède un projet culturel-artistique, solide, déjà éprouvé et plus que profitable. Nous le nommerons « projet du Puy du Fou généralisé ».

Deuxio, nous ne ferons pas à nos adversaires le cadeau d’apparaître comme des esprits naïfs ou bornés, qui conditionneraient les possibilités infinies de l’art à l’établissement d’un régime politique désirable. Nous savons que des formes d’expressions artistiques survivent jusque sous les régimes et les systèmes de mort les plus extrêmes. Nommons cette loi de la survie de l’art le « théorème de Theresienstadt ». Il est la préférence secrète des esprits les plus réactionnaires. Ceux pour qui la survie dans une marge infime et révocable de liberté suffit amplement à l’art et à la culture, négligeables de toute façon face au domaine grandiose de l’économie paranoïde que l’extrême droite se promet d’édifier.

Tertio, nous savons que le statu quo, l’inertie institutionnelle, pèsent dans la vie artistique un poids tout simplement écrasant. Sous un gouvernement d’extrême droite, il y a fort à parier que, parallèles aux saisons sportives, celles de concerts, d’opéras, de ballets, les « grandes » expositions, les « grands » festivals de théâtre, de cinéma et jusqu’aux rentrées littéraires, se dérouleront comme si de rien n’était. Ou presque (on peut tout de même espérer que ce « presque » couve un lot d’événements imprévisibles.)

Cependant l’art n’est pas fait que de ces précieux événements-vitrines. En effet une immense part de la vie artistique de notre pays se déroule dans un quotidien et dans une proximité toute différente. Cette vie est portée par des dizaines de milliers d’artistes et de collectifs engagé.e.s notamment dans la création et la production de spectacles vivants, dans des pratiques de transmissions menées avec les publics les plus variés, dans la conception d’événements « modestes » ; par des dizaines de milliers d’artistes pédagogues, enseignant au quotidien dans les institutions publiques et privées ; par des milliers d’autres aux pratiques plus solitaires, écrivains, poètes, dessinateurs, plasticiens, photographes, artistes numériques… Toutes formes de création dont chacune entraîne un réseau étendu de diffusion publique, de production, d’édition, etc.

Or cette vie artistique dépend étroitement, dans ses conditions de possibilité économique et de visibilité, de pouvoirs. Ceux exercés par les « décideurs culturels », pour le dire vite. Instances de décisions qui, à leur tour, dépendent directement du personnel politique en place. Ce sont là des évidences que chaque artiste éprouve. Mais alors mesurons-nous bien, artistes et citoyen.ne.s, le profond bouleversement qui va inéluctablement survenir d’ici à quelques mois et années, lorsque ces courroies de dépendances vont transmettre les attendus idéologiques et le projet culturel, indissociables et implacables, de l’extrême droite ? Serons-nous les derniers à comprendre après les journalistes, les magistrats, les autres corps constitués de la République et de l’état social, qu’il n’existe, en droit ni en réalité, aucune indépendance de la culture ?

Proclamer une attitude de désobéissance civile, de résistance, pourra vite s’avérer, de ce fait, une illusion lyrique ou une manière de gagner (de perdre) du temps. Quant à se résigner à abonder le « Puy du Fou généralisé » ou à accepter le « Théorème de Theresienstadt », cela reviendrait à abandonner l’essence artistique de nos métiers. Fondée dans une interrelation humaine qui, manifestons-le encore une fois, est par nature incompatible avec le cœur idéologique qu’actionnera le RN.

Il ne saurait y avoir, en aucune manière et sous aucun rapport, de « préférence nationale » en art et dans le domaine culturel. Cela n’existe pas, n’a jamais existé et n’a aucune consistance. A titre de simple exemple : pas une seule ligne de MM. Mmes de Lafayette, Molière, Racine, de Sévigné, Verlaine, Desbordes-Valmore, Claudel, Jarry, Colette, Duras, Ernaux, Modiano, Césaire, Nothomb, n’appartient identitairement à la France. Nulle réplique, phrase, nul vers de ces écrivain.nes de langue française ne peuvent être dits français au sens artificieux et vicié promu par l’idéologie d’extrême droite. Pas davantage qu’un morceau de musique, un tableau, une photo ou un film. Si cela prétendait advenir, c’est qu’il s’agirait de tout autre chose : de propagande, d’une dénaturation en un moyen serf, soumis, ordonné à des fins qui retirent à l’art toute nécessité intrinsèque et toute force de vie. Aucune langue, même, n’est à proprement parler nationale. Aucune culture, même au sens large, ne peut coïncider avec l’idéologie nationaliste, avec la tautologie mortifère (« France aux français ») de quelque état-nation ou de quelque région-identité que ce soit. La culture ne peut exister que là où des idéologies telles que la préférence nationale, le nationalisme, la tautologie identitaire, sont nuls et non avenus. Si ces idéologies prétendent, aussi peu que ce soit, s’appliquer à des productions et des pratiques artistiques, elles lui font courir le danger mortel de devenir de la propagande, de l’illustration idéologique.

On peut certes fabriquer un simili programme culturel en ressassant et en manipulant le passé, décrété « national », « patrimonial-identitaire », « patriotique », « provençal », dieu sait quoi encore. On lui retire par là-même sa force active, en le contraignant à n’être qu’une succession de clichés, illustratifs d’une idéologie (Puy du Fou généralisé). On peut aussi se satisfaire d’une « excellence » de façade, qui sera bientôt lézardée par l’étouffoir, la raréfaction de la vie artistique, l’académisation et le conservatisme dominateurs.

Enoncer et savoir tout cela ne peut pas nous rassurer en quoique ce soit. En cela pourtant, à l’opposé des louvoiements et des compromissions habillées en fines stratégies, réside le véritable espoir, permis à toutes et tous, la pulsation vivante de nos métiers et de nos pratiques artistiques.

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