Obnubilés par le religieux et les « valeurs » culturelles, les débats actuels délaissent la question primordiale de la place de la langue arabe en France. Une question dont il est urgent de se saisir dans une perspective laïque et progressiste. Car le multilinguisme est en France une réalité autrement positive que le « multiculturalisme », objet de fantasmes manipulateurs.
Il est scandaleux que, de la Ministre de l’Education aux éminents penseurs s’exprimant jeudi 22 janvier 2015 sur Mediapart, il ne se trouve personne pour dire qu'un problème central posé aujourd'hui aux défenseurs de la laïcité est l’absence totale de la langue arabe dans l’espace public, scolaire et officiel en France. Oui, la découverte, l’enseignement, la pratique de la deuxième langue parlée en France ont tout bonnement disparu de l’horizon, notamment scolaire !
Faut-il rappeler qu’une langue, c’est le tout d’une culture et du rapport au monde ? Et qu’on ne saurait parler d’ouverture à l’autre et à sa culture, d’échanges réciproques et d’intégration fondée sur le respect, sans mettre au premier plan l’approche de la langue ? Une approche déconfessionnalisée, bien sûr ! Les religions n’étant, pour l’arabe comme pour l’hébreu ou le latin (autres Linguae sacrae) qu’un des aspects de leur immense patrimoine.
Or s’il est une langue somptueuse, orale et écrite, où se déploient d’immenses continents de poésie, profane, sacrée, politique, savante et populaire, c’est bien l’arabe ! Ou plutôt les arabes du vaste monde arabophone. Sans oublier la richesse des parlers régionaux, des dialectes, des métissages savants et des frottements, parfois conflictuels, avec les langues berbères, l’hébreu, les langues de l'Afrique subsaharienne…
Ce silence effarant révèle la pauvreté générale du regard sur la langue en France, spécialement des élites intellectuelles entichées de soi-disant défense du français. Tel un Alain Finkielkraut tenant quelques truismes niais sur le génie de la « clarté française » pour de hautes pensées. A rebours du grand linguiste Henri Meschonnic (Dans le bois de la langue), qui a tant écrit sur le sujet dans la langue, et sur le continu de l’éthique, du politique et du poétique par et dans la langue.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Meschonnic
http://meschonnic.blogspot.fr/
Concernant les fameuses banlieues, s’avise-t-on que la grande majorité des collégiens et lycéens qui étudient l’anglais ou l’allemand scolaires sont, depuis l’enfance, au moins bilingues, souvent trilingues ? En plus du français, ils parlent une ou deux langues maternelle-paternelle-familiale : la langue dominante du pays de leurs origines, et souvent un parler régional (dialecte africain, deuxième langue dominante pour les berbérophones, etc.) Je connais des collégiens qui parlent couramment cinq langues ! Entend-on jamais valoriser cette immense richesse ?
Or, dans ce contexte, qui demeure le parent pauvre linguistique ? L’arabe du Coran ! D’ailleurs, les spécialistes interrogés récemment sur Mediapart (Olivier Roy http://www.mediapart.fr/journal/international/061114/en-direct-de-mediapart-le-grand-entretien-olivier-roy-sur-lislam-et-le-djihadisme, David Thomson…) nous avertissent que les apprentis djihadistes eux-mêmes ne maîtrisent que très mal l’arabe du Coran. Lequel est une langue poétique des plus raffinées et complexes, qui faisait dire à un de mes amis, athée (je précise, il en est fier) et journaliste à Alger, que le Coran n’est savoureux, lisible même, que si l’on sait goûter son extraordinaire originalité poétique, « une révolution dans la langue littéraire» me disait-il, « ce qui explique la fascination mais aussi les controverses sans fin qui en sont nées. »
Le délaissement complet de l’arabe littéraire ou courant a un corollaire évident, qui devrait alerter plus d’un défenseur de la laïcité : la confessionnalisation de l’enseignement de l’arabe. A Marseille où je vis, à part un ou deux petits « centres culturels » (pour 800 000 habitants) les seuls lieux d’apprentissage de l’arabe sont les écoles coraniques ! Lesquelles ressemblent au catéchisme des chrétiens, l’apprentissage de la langue en plus. Mais d’une langue simplifiée, assez comme le fut autrefois le latin d’église, destiné à la récitation de quelques sourates.
J’ajoute que ces écoles sont différentes selon qu’on est musulman d’origine comorienne, ou algérienne, marocaine, etc. Le beau résultat auquel aboutit la République est donc de confiner une langue dans la communautarisation, en plus que d’en faire un monopole de la confessionnalisation !
Plutôt que de vouloir former des imams « laïcs », la République doit susciter partout des possibilités nouvelles d’apprendre et approfondir les langues, l’arabe en premier lieu (mais le persan et le turc ne seraient pas du luxe non plus dans le monde comme il devient.)
Et plutôt que de rétablir des cours d’édification puérile sur le ci-devant « vivre ensemble » (une locution affreuse), elle ferait mieux d’envisager la culture comme un immense champ de savoirs qu’il faut développer, pour que chacun éprouve dans ses perceptions et ses pratiques concrètes que les civilisations ne se réduisent pas à des « valeurs ». Encore moins à des pratiques religieuses. Mais que chacune d’elles a déployé de somptueux savoirs, arts, pratiques et pensées.
Nos élites technocratico-politiques sont gravement coupables d’inculture. Inculture qu’ils incarnent et promeuvent, tant leur allié est le simplisme. Quand Sarkozy parle de guerre entre civilisations, j’aimerais qu’on lui demande de développer ne serait-ce que durant dix minutes, qu'entend-il par sa « civilisation » à lui ? Le rite tridentin, le jambon-beurre, les poèmes d’Agrippa d’Aubigné ? Auxquels il oppose les 99 noms d’Allah, le tagine, Rubayat d’Omar Khayyam ? Soyons sérieux. Que ces jaseurs soient assignés enfin à leur responsabilité, qui est d’employer en public des mots dont ils sont capables d’expliciter le sens.
Les intellectuels médiatisés sont coupables aussi : entichés de débats autour de notions nébuleuses, islam, multiculturalisme, sacré, intégration, héritage du colonialisme… Délaissons ces spéculations souvent dés-historicisées qui tournent en rond depuis des décennies, et intéressons-nous aux réalités et aux pratiques. C’est en s’appuyant sur elles qu’on promeuvra la politique laïque.
La laïcité signifie avant tout le savoir. Ce n’est pas la croyance stupide en un « progrès » abstrait qui motivait des bataillons d’instituteurs républicains, mais leur optimisme concernant les vertus irremplaçables du savoir. Et ce savoir commence par la langue. Ecrite et orale, poétique et technique. Avec les efforts à accomplir pour pouvoir en goûter tous les aspects. Le seul raffinement démocratique qui se puisse transmettre. Si la laïcité ne s’appuie plus sur les progrès du savoir concret, seule résonne l’incantation creuse des « valeurs ». De plus, la laïcité s'empoyant à séparer le religieux du politique, comment comprendre que l'arabe ne soit jamais envisagé en lui-même ?
Reconnaissons donc enfin le multilinguisme en France pour ce qu’il est : une réalité enthousiasmante, valorisante pour tous, dont il faut prendre soin en priorité. Contre les peurs, l’ignorance, les diabolisations : c’est la seule condition certaine d’une approche et d’une écoute civilisée entre interlocuteurs.