Le fascisme israélien tel qu’il déroule sa politique, celle du toujours-plus-abject, a ceci de particulier, selon certains discours, qu’il ne serait que la conséquence logique des fondements moraux, historiques, géopolitiques, philosophiques, du sionisme ; la réalisation non-accidentelle d’une essence nuisible par nature. Le sionisme transcendant l’histoire, on peut donc parler à bon droit de destin. Destin du sionisme s’accomplissant, donc, à Gaza. Et c’est bien cette idée de fatalité qu’exalte Frédéric Lordon, dans son texte publié sur son blog du Monde diplomatique « La pompe à phynance » le 19 juin 2025. Il n’a, en l’occurrence, aucun mérite à être prophète de malheur, puisque tout était déjà écrit.
Ce schéma a la séduction d’une logique sans faille, d’un argumentaire sans contradiction possible, d’une loi universelle sans singularité. Il est post-dialectique : le mal sort du mal. Plate tautologie qui n’appelle pas la pensée mais l’imprécation, quelque peu jubilatoire au passage, du « on a toujours eu raison ». C’est la preuve par Gaza du théorème antisioniste, qui tient en cinq mots, enchaînés à leurs codicilles habituels : Israël est toute malfaisance [étant l’essence incarnée du colonialisme, de l’impérialisme, de l’Amérique, de l’Occident capitaliste et militariste, du suprémacisme racial, etc.]
Nous voici à un niveau d’abstraction où il n’est plus besoin de s’embarrasser de quoique ce soit d’historique. Le problème israélo-palestinien est un cas « chimiquement pur » (pour reprendre une expression que Lordon affectionne, car elle marque du sceau des sciences dures ses assertions et hypothèses) et une vérification empirique, presque ennuyeuse dans sa prévisibilité, des théorèmes de la mathématique antisioniste. Analyser l’effroyable fuite en avant de Nétanyahu dans le contexte politique actuel d’Israël ? aucun intérêt. Déplier la stratégie du Hamas dont Jean-Pierre Filiu, peu suspect de sionisme délirant, a rappelé sur Mediapart le fond idéologique, via la citation d’un de ses hauts dirigeants : « nous avons 50 000 martyrs, nous pouvons en avoir 500 000 sans aucun problème » ? Surtout pas ! Revenir sur l’histoire des guerres israélo-arabes, dont le but de guerre, côté Ligue Arabe, fut dès 1948-49, davantage que le soutien-prétexte aux Palestiniens, la disparition pure et simple de l’état d’Israël ? Jamais ! Suffit de prononcer le mot sacré de Nakba, et la messe historique est dite.
C’est pourquoi toute analyse historique, même minimale, même partiale, est remplacée chez Lordon par un discours purement moral. Une morale manichéenne s’entend. Et comme à tout conte manichéen il faut fin heureuse, anéantissement des méchants et régénération subséquente, Lordon prévoit « l’effondrement terminal » d’Israël. On ne voit pas bien sur quels exemples historiques cette prédiction malédictive et no future se fonde ? Si la morale régissait la subsistance des états-nations, tous auraient connu leur « effondrement terminal » depuis belle lurette.
Mais Lordon propose aussi une « idée ». Ou plutôt une réécriture du passé, l’évocation de ce qui aurait dû advenir dans le meilleur des mondes. Donc une idée, là encore, a-historique. Pour le peuple juif s’acharnant à faire valoir des droits absurdes à un état il aurait fallu (ou faudra-t-il ?) une terra nullius. Belle expression : une « terre nulle ». Surtout, n’y entendez aucune harmonique péjorative. Seulement cette fiction, juridique en diable, d’une terre inhabitée n’appartenant à personne. Lordon n’en propose aucune. C’est dommage. Une île déserte ? Pas facile à trouver— souvenez-vous de la guerre des Malouines. Une plateforme dans les eaux internationales ? La lune, peut-être, serait à considérer. Ou mieux : Mars, terra nullius par excellence, ce dont Elon Musk s’avise. Il va sans dire, en tous cas, que les terres appelées Palestine, ou Canaan, ou ce que vous voudrez, n’ont aucun rapport avec les Juifs. On se demande pourquoi lesdits Juifs ont jeté leur dévolu sur ce bout de territoire comme leur étant lié. Mystère insondable pour qui veut tout ignorer de toute histoire, de tout texte, de tout mythe fondateur, de toute émotion immémoriale, de toute mémoire restée vivante.
Pour renverser le destin selon Lordon, il faudrait au moins une sorte d’apocalypse, une conversion quasi alchimique : que de cette terre maudite car usurpée sous le nom d’Israël, surgisse un seul Etat, binational (bi pour commencer), égalitaire, fraternitaire, voire libertaire — pourquoi pas ? Cette « idée », certes, est peu développée. Elle ressemble au deus ex machina des mauvaises pièces de théâtre, auquel l’auteur ne croit guère et qu’il ne s’efforce pas même de faire gober au spectateur. L’«idée», ou l’avorton idéologique, ne sert qu’à combler in extremis le vide sidéral, la déconstruction de l’existant opérée par le concept de terra nullius. L’abstraction philosophante rejoint la pensée magique. L’idéologie, quand son expression tend à la réalisation imaginaire d’un désir désespéré ou exaspéré par le principe de réalité, ressemble bien à une régression.
Où se conjoignent la compétence verbale et l’ignorance passionnément cultivée, pour le plus grand bonheur d’une abstraction idéologique plus que philosophique. Il est malaisé de distinguer, chez un philosophe digne de ce nom (et l’auteur d’Imperium et co-auteur de Pulsion, à mon humble avis, en est digne, comme plusieurs de ses (nos) contemporains, parmi lesquels Giorgio Agamben, Alain Badiou, Ivan Segré ou Jean-Luc Marion), le philosophique de l’idéologique. Peut-être même est-ce impossible. L’idéologique serait-il de l’ordre du désir pulsionnel et le philosophique, de ce qui fait effort pour surmonter ce désir ? Clivage trop simpliste. Reste qu’il existe souvent, dans l’œuvre d’un philosophe, des strates étonnantes, discordantes, pour ne pas dire vertigineuses. Dérapages ? Logique de la pensée poussée à l’extrême ? Radicalité salubre ou égarée ? Toute-puissance au sein de l’abstrait ? En tous cas, un lecteur qui s’efforce d’être honnête et curieux se gardera d’idolâtrer un philosophe, aussi virtuose, spirituel et profond soit-il. Sinon, le lecteur court le risque que le philosophe a lui-même pris. Encore faut-il que cette prise de risque soit, pour l’un comme pour l’autre, consciente.