Mona Chollet,
votre texte m’incite à essayer de vous répondre. Non que je me sente le droit de vous apprendre quoi que ce soit, encore moins celui de contester votre souffrance, qui, dites-vous, confine à la folie. Mais parce qu’il me semble que vous avez exprimé une synthèse à l’état pur d’une sorte de catéchisme qui comporte, selon moi, les dangers de cette catégorie de discours. En premier lieu, le fait qu’on ne puisse le contester fortement sans appartenir au camp du mal. En effet, votre vision de ces événements tragiques paraît entièrement fondée sur une dialectique entre oppresseurs et opprimés, occupants et occupés, pot de fer contre pot de terre. Une dialectique que la guerre à Gaza illustrerait si absolument qu’on ne saurait rien penser en dehors d’elle, dans la vibration éthique évidente qui nous porte aux côtés des victimes innocentes.
Le défi, comme souvent avec la morale, étant qu’elle ne nous aveugle pas. Qu’elle ne nous fasse pas tourner en rond dans un simplisme qui certes a toujours raison, mais au prix d’un grand nombre de réalités que sa blanche main écarte ou ignore. Je ne vous opposerai pas une « antimorale » cynique (à la guerre comme à la guerre, les œufs cassés des omelettes) ni relativiste. Mais pour mieux définir ce qui me semble relever du catéchisme dans votre texte, je soulignerai d’abord l’instauration d’un schéma où vous reliez, si je vous ai bien compris, la déshumanisation radicale des Juifs lors de la Shoah à celle qui atteint maintenant les civils palestiniens. Une déshumanisation dont les Européens seraient selon vous les complices les moins désintéressés qui soient, puisque coupables à la fois de la Shoah et du système colonial. Israël en guerre masquerait idéalement, ou purgerait par procuration, cette double culpabilité historique : Israël reproduit l’oppression coloniale des Arabes (l’Europe applaudit en catimini, ou du moins se reconnaît là-dedans) et venge son oppression passée (l’Europe est soulagée que le bouc émissaire d’autrefois soit devenu un tigre cruel dans le club des grands fauves internationaux). Les civils Palestiniens dès lors ne sont pas des victimes « ordinaires », mais bien des victimes expiatoires, qui paient en réalité pour nos fautes. C’est pourquoi nous, la masse des Européens et ses dirigeants, réagissons si peu ou si hypocritement à leur sacrifice.
Je pense que cette schématisation historico-morale est très contestable et porteuse, à son corps défendant, de mises en oppositions redoutables, de germes de guerres impitoyables. J’en veux pour preuve les déclarations d’Erdoğan le 28 octobre, érigeant Israël/l’Occident (= Europe + USA) en coupable absolu, en antagoniste radical d’un monde musulman opprimé partout et toujours. Rhétorique qui justifie bien des guerres à venir. Qui exalte en tous cas les actes de « valeureuse résistance » du Hamas le 7 octobre dernier.
Le type de catéchisme historique et moral que je lis sous votre plume, qui me semble résumer un argumentaire familier, me concerne particulièrement, en tant que citoyen ancré à gauche. Le plus problématique pour moi étant que ce récit n’est possible qu’en opérant un découpage extrêmement réducteur des réalités et des faits historiques concernant cette région et ces territoires. Ainsi la Nakba de 1948 serait l’essence et la faute originelle d’Israël, dont Gaza aujourd’hui serait la conséquence logique et la duplication. Cependant pas un mot sur la guerre internationale contre l’Armée de Libération arabe qui a succédé à la guerre civile et précipité cette Nakba, ni sur les guerres successives contre Israël déclenchées par ses voisins. La première dès mai-juin 1948 avec les bataillons syriens, égyptiens, irakiens, jordaniens, jusqu’à celle du Kippour en 1973 ; guerres dont le but affiché était rien moins que la disparition d’Israël. Le même but que celui revendiqué actuellement par le Hamas et par l’Iran : la disparition de ce que la République islamique d’Iran appelle l’ « entité sioniste » et le « régime juif fantoche » ; de ce que la République arabe syrienne appelle « la Palestine occupée ». Sans parler des rhétoriques haineuses entretenues par les mouvements armés non ou proto-étatiques (Jamaa Islamiya, Hezbollah, Daech, etc.)
Et si l’on parle d’hypocrisie, quid de celle des monarchies pétrolières du Golfe ? Le mot hypocrisie est d’ailleurs faible, il s’agit plutôt de jeu de billard à trois bandes, de ruses et de compromis contradictoires dont personne ne peut savoir aujourd’hui quel avenir sombre s’y prémédite. Où l’on voit que la terre du pot est amalgamée avec beaucoup d’autres matériaux. Le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, reçu le 17 octobre au plus haut niveau au Qatar, y rencontre aussi le ministre iranien des affaires étrangères ; le chef adjoint dudit bureau politique, Musa Abu Marzouk, reçu le 26 octobre par Vladimir Poutine (agence officielle de presse russe, RIA). Où l’on voit que le pot de terre a de singuliers amis.
Autre réductionnisme historique auquel vous faites écho : Israël serait le seul état colonial-colonisateur de la région. Par essence, du fait de sa nature impérialiste, voire suprémaciste- raciste tenue des USA. Rivée sur les informations en continu, il y a fort à craindre, Mona Chollet, que vous oubliiez toute l’histoire des entités étatiques du Proche-Orient actuel ; le découpage de leurs frontières, souvent même leur création en tant qu’états-nations à partir de 1915-16, par les Anglais et puissances coloniales (accords Sykes-Picot, déclaration Balfour bien connue de 1917) pour remplacer l’Empire ottoman. Conférence de San Remo 1920, attribution des mandats-protectorats, la Syrie et le Liban pour la France. Création de l’Arabie saoudite : 1932. Du royaume hachémite de Jordanie : 1946. Israël s’est créée dans et à travers ce contexte. Et malgré ses spécificités, ses « mythes » bibliques (qui en valent bien d’autres en terme de revendication au droit d’avoir un État sur un territoire antique) et la Shoah à l’arrière-plan, il s’agit bien d’une des dernières créations étatiques parmi une longue suite de ces créations dans cette région au XXème siècle, qui ont presque toujours donné lieu à des conflits internes inaperçus ou oubliés (guerres civiles récurrentes en Syrie, au Liban, en Irak, et querelles, quand ce n’est pas guerres territoriales, Irak-Iran, Irak-Koweit, etc.) De nombreux peuples et mouvements tentent de surcroît de modifier cette donne géopolitique, les Palestiniens de l’OLP en Jordanie (1970-71), les Kurdes encore aujourd’hui, Daech, etc. Rien ne dit que le morcellement actuel de la Syrie ne donnera pas naissance à des entités indépendantes, linguistico-confessionnelles, d’ici à dix ou vingt ans. Israël, aussi toute-puissante (?) soit-elle, est partie prenante de cette géopolitique extrêmement instable, qu’elle ne domine pas autant qu’on se plaît à le croire.
Reste que la guerre entraîne tout et de tout fait feu. Les civils n’y sont que des fétus de paille qui réclament notre entière solidarité, et d’abord l’application concrète du droit international censé les protéger. Les centaines de milliers de civil.e.s syrien.n.es et yéménites, kurdes et irakienn.e.s, afghan.n.e.s, lybien.n.e.s et iranien.n.es, tué.e.s ces quinze dernières années d’abord par leurs propres régimes (fantoches ?), ensuite par les abominables guerres par procuration menées sur leurs sols, bénéficièrent peu de ce droit international, et peu d’un suivi médiatique-empathique mondial. J’oserai y ajouter les victimes palestinien.n.e.s, car combien de Gazaouis ont été tués, torturés et exécutés par le Hamas depuis son « élection » sans réplique démocratique de 2006 ? Des centaines, probablement, surtout dans les milieux militants et intellectuels. Or les contextes du 7 octobre 2023 et ses suites englobent aussi, je crois, ces guerres internes aux pays arabes et à l’Iran, comme les récupérations des printemps arabes par des dictatures accablantes, de l’Égypte au Maghreb, de la Syrie au Liban. C’est tout cela, je crois, qui a de quoi rendre fou. Et autre chose encore, une goutte d’eau : l’interdiction préfectorale de manifester à Paris le 28 octobre. Qui définit bien l’attitude des dirigeants français actuels. Mais là-dessus nous serions d’accord je crois. Mon désaccord avec vous Mona Chollet, m’a semblé urgent à expliciter, non que mes opinions aient quelque importance supérieure à celles de qui que ce soit. Mais parce que la gauche, comme l’a fort bien dit Cyrielle Chatelain sur Mediapart, risque fort d’être réduite au schématisme, à la confusion ou à une empathie naïve faute de débattre d’une vision plus large de ce conflit.