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Billet de blog 2 juin 2021

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Un renversement palestinien de l'air du temps

À quelques kilomètres à peine du lieu depuis lequel j'écris, la mondialisation est tombée à la renverse. Cette grande machine, démantelant toute chose en morceaux séparés les uns des autres, jusqu'à les avaler dans un corps sans visage, transforme le moindre relief en parts de marchés. Et voici que le démembré prend de nouveau conscience de son unité, retournant ce démantèlement en agencement.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans cet article initialement publié le 15 mai 2021 sur le site megaphone.news au sein d'un dossier participant à l'appel « Sauvez Sheikh Jarrah », Mazen El Sayed (alias El-Rass) fait le récit des manifestations récentes en Palestine en soulignant la puissance unificatrice que ces dernières représentent.

Tandis que dans le monde entier la culture hégémonique poursuit son inexorable morcellement à travers une vaste opération d’assimilation/d’anéantissement civilisationnel, le corps palestinien se dresse et exhibe son unité face aux pires et aux plus violents instruments de cette destruction.

À quelques kilomètres à peine du lieu depuis lequel j'écris, la mondialisation est tombée à la renverse.

Cette grande machine, démantelant toute chose en morceaux séparés les uns des autres, jusqu'à les avaler dans un corps sans visage, transforme le moindre relief en parts de marchés. Et voici que le démembré prend de nouveau conscience de son unité, retournant très exactement ce démantèlement en agencement.

Et voici la Palestine qui fait éclater la machine.

Dans ce grand épisode révolutionnaire, la Palestine efface toute frontière entre authenticité et modernité, entre l'ancien et le nouveau. Au sein de la géographie palestinienne, le mouvement de libération abolit également les frontières entre travail politique et pratiques spontanées, car fondamentalement et à l’intérieur même du champ politique, il dissout autant qu’il est possible de le faire les frontières délimitées par la polarisation politique et idéologique.

Alors, qu'est-ce qui compose la résistance à Gaza ? Le soi-disant axe anti-impérialiste ou l'islam politique ? L'Iran ou les Frères musulmans ?

Et qu'est-ce qui compose la résistance palestinienne maintenant ? Est-elle islamique, nationale ou de gauche ?

Et quels sont les moyens de lutte ? Traditionnels ou nouveaux ?

Si ce n’est que sur le terrain de la confrontation, on trouve tout cela et bien d’autres choses encore. Sur le terrain, on trouve des barbes non taillées à la moustache rasée, des coupes de cheveux empruntées aux joueurs de football et des vêtements ainsi que des chaussures de sport des grandes marques internationales, imités pour la plupart.

Sur le terrain, on trouve tout ce qui compose une réalité sociale ouverte.

Sur le terrain, on croise une virilité historique se réclamant de Saladin ou d’Abû `Ubayda ibn al-Jarrâh [1] autant qu’un féminisme organique ou encore des armes « légères » qui, pour certaines, tuaient des Palestiniens auparavant et qui sont aujourd’hui dirigées vers leurs vraies cibles.

Sur le terrain, le lien originaire refoulé a accouché d’une forme de revanche collective, rapprochant les parties que la machine avait sans relâche travaillé à réduire en morceaux. Par ce rapprochement, la véritable unité de l’intégralité de ce corps est réapparue, bien plus que jamais auparavant, plus désirable que jamais.

Les pessimistes disent que tout cela n'est rien de plus qu’un éclat fugitif. Mais il suffit d'un éclat comme celui-ci pour que l’unité entre un corps et une identité s’ancre à nouveau, comme une vérité historique non-négociable. Et que s’ancre notre existence en tant que Palestiniens, Libanais, Syriens, Jordaniens, Égyptiens et... comme une vérité historique non négociable.

Aujourd'hui cet éclat se met à briller dans une période qui menace collectivement notre existence. Pour nous au Liban, nous prenons une telle menace particulièrement au sérieux. Depuis ici, nous nous saisissons de cet écho unificateur venant défier la culture mondiale dominante et invalider les conceptions mêmes sur lesquelles elle repose.

Ce qui semble inédit dans cette manière de s'unir c'est qu’elle a surgi du morcellement même.

Car alors que le morcellement avait atteint son point culminant, il était inévitable que le bulldozer de la mondialisation tente d’en finir une fois pour toutes avec le symbole puisque celui-ci est ce qui rassemble. C’est alors qu’advint ce qu’aucun calcul ne prévoyait.

En effet, la machine de morcellement étant passée d’une désintégration de l’identité à une aliénation totale de la personnalité, reléguant complètement l’identité, le symbole est venu éclairer la conscience fragmentée, porteur d’un sens potentiellement nouveau face à l’absurdité régnante de l'horizon d’une souveraineté usurpée. Face à l'étouffement des colonisés vulnérables de cette terre.

C’est ainsi que l’ancien symbole sacré est lui aussi apparu sous un air neuf et que la menace qui pesait sur lui s’est retournée en appel unificateur dépassant de loin les frontières de Jérusalem et de la Palestine.

Les mots d’ordres vides de sens étaient le trouble obsessionnel de l’air du temps que répandaient les déluges de la consommation, avec comme seul salut l'individualisme tendant vers le cynisme le plus complet. Le tout agrémenté par-ci par-là d’idéologies faussement écologistes et de tentatives d’incorporation des politiques du Genre, qui ne sont rien d'autre que l'expression d’une mutation dans la recherche des sources de profits de la part des dominants, vers de nouveaux marchés et une multitude de marchandises.

Viennent alors les « pragmatiques » qui nous désignent comme les « orphelins de la mondialisation » pour nous accuser de « sentimentalisme ». Mais au fond cette accusation porte sur le fait que, animés par l'élan messianique qu’a éveillé en nous la Palestine, nous faisons d’eux des orphelins de la civilisation et de l’humanité.

Au fond, l’accusation porte sur le fait que nous sapons les fondations mêmes de leurs hypothèses pavant la voie à la soumission : non, l'individu n'est pas seulement un individu, il est aussi immanquablement une communauté. Et cette dernière ne se réduit pas à son état présent, mais est inséparable de toute son histoire. Aussi non seulement le « bon sens » qu’ils brandissent face à nos esprits soi-disant envoûtés n’a aucune prise sur la réalité, mais il témoigne surtout de combien l’histoire est absente de leur lecture de la situation, succombant à l’illusion de la fin de l’histoire comme seul et unique paradigme qu’impose la machine d’assimilation au niveau mondial.

Au fond, l’accusation porte sur le fait que nous fassions revenir l’élan vital sur le devant de la scène en tant que vérité souveraine fondamentale primant sur le reste, non comme une pièce de musée inerte appartenant au passé, mais comme une force créatrice dépassant le corps, et qui le dépasse dans la mesure où elle parvient parfaitement à rendre visible en quoi la communauté se prolonge dans l’individu et réciproquement. Et cela non pas parce qu’elle néglige l’individu, mais en ceci qu’elle parvient parfaitement à le donner à voir comme un tout. Cette élan vital ne se contente pas de saper les équilibres militaires et politiques ; elle fait vaciller le cœur même des conceptions contemporaines dominantes portant sur les limites entre la partie et le tout.

Peut-être que nos corps nationaux sont encore trop fragiles et pas assez assurés dans nos errements historiques sur la voie de la souveraineté. En attendant, le degré de maturité qu’esquisse ce bond en avant du corps palestinien témoigne qu’il y a quelque chose de sacré dans les relations que nous entretenons avec cette terre et que l'histoire de celle-ci nous protège aussi longtemps que...

Mazen El Sayed

_________________________

Notes des traducteur·ices :

[1] Abû `Ubayda ibn al-Jarrâh est un compagnon du prophète Mahomet souvent associé au courage et à la loyauté qui était notamment à la tête des armées ayant conquis Jérusalem et la région du Levant. Par ailleurs, le porte-parole actuel des brigades Al-Qassam, dont l’identité est inconnue, se présente sous le pseudonyme d’Abû `Ubayda.

Lire l'article original

Ainsi que l'expliquent d'autres articles publiés dans le dossier de Megaphone ou par d'autres médias indépendants libanais, malgré les restrictions imposées aux Palestinien·nes par l'armée libanaise, la voix des Palestinien·nes et la solidarité avec leur lutte et pour le respect de leurs droits se sont fait entendre dans les rues du Liban au travers de manifestations qui contestent la fragmentation imposée par les frontières imaginées dans l'intérêt de la domination coloniale et du capital.

Malgré le cessez-le-feu, le siège imposé aux Palestinien·nes de Gaza se poursuit, les habitant·es de Sheikh Jarrah et d'autres quartiers sont toujours menacé·es d'expulsion tandis qu'une campagne intitulée « Le droit et l’ordre » a été lancée, menaçant d’arrestation plus de 500 personnes afin de « régler des comptes » avec les jeunes et d'empêcher un nouvel appel à l'unité palestinienne selon le chercheur et romancier Palestinien de Haïfa Majd Kayyal.

Dans ce contexte, plusieurs initiatives ont été lancées

- que vous pouvez par exemple rejoindre en signant ces appels au boycott culturel pour la Palestine :

en français : https://sites.google.com/view/a-signer/travailleurses-de-lart-solidaires-avec-la-palestine

en anglais : https://culturalboycott.org

- ou encore en faisant circuler le guide « دليل التضامن ومناصرة فلسطين للفنانين والعاملين في الثقافة / Solidarity and Palestine Advocacy Guide for Artists and Cultural Workers » (disponible en arabe et en anglais) notamment mis en ligne sur le site de megaphone le 20 mai 2021.

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