Dans cet article paru le 16 juillet 2020 sur le site megaphone.news, Dima Krayem critique les politiques monétaires mises en œuvre au Liban pour remédier à la crise économique en expliquant leur rôle actif dans le cycle vicieux de l'hyperinflation et en décrivant les conséquences de ces choix qui intensifient les inégalités socio-économiques. La levée d'une partie des subventions et la poursuite de la chute du cours de la livre libanaise depuis la publication initiale de cet article confirment l'importance de cette analyse.
Il y a trois semaines, le député Michel Daher est apparu sur nos écrans pour se targuer de combien le Liban était devenu un pays bon marché. Afin d’étayer ses propos, il mentionnait qu’un dîner avec ses amis leur était revenu à moins de 20 dollars chacun, du fait de la chute du cours de la livre libanaise. Comment le député peut-il trouver le pays « bon marché », alors qu’environ la moitié de ses habitants est tombée sous le seuil de pauvreté précisément à cause des prix ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’aborder l’inflation non pas en partant de la hausse des prix ou de l'effondrement du cours de la monnaie, mais en tant qu’un indicateur économique dont il convient de déterminer les facteurs responsables de cette augmentation. Car l’inflation n’a rien d’un phénomène naturel qui adviendrait de lui-même et au milieu duquel nous nous retrouverions soudain à notre réveil.
Au Liban, le facteur qui semble avoir eu le plus d’impact au premier abord est l’effondrement d’un système global et interdépendant reposant sur le fait d’attirer des dollars afin de maintenir le cours de la livre libanaise à un taux surévalué. L’incapacité croissante de ce modèle à continuer d'attirer ou de capter de la sorte des dollars sur le marché a par conséquent rendu impossible toute maîtrise de l’évolution du cours de la monnaie. Dans un pays qui importe 80 % de ce qu’il consomme, le cours de la livre, tant sur le marché officiel que sur le marché noir, est ce qui détermine le prix des marchandises – à l’exception de diverses tentatives pour subventionner certains produits, lesquelles ne durent jamais très longtemps car le financement de ces subventions repose sur les réserves de la Banque centrale, lesquelles s’amenuisent de jour en jour.
Cependant, le facteur essentiel se trouve du côté des politiques monétaires mises en œuvre afin de remédier à cette crise. En effet, l’augmentation de l’offre monétaire, c’est-à-dire l’impression de monnaie dans une période de récession, est la cause principale de la hausse des prix et de l’augmentation de l'inflation. Face à la diminution des capacités de financement des dépenses publiques par des taxes dans une situation de crise aiguë, et à l’épuisement des capacités de financement externe, la seule solution adoptée a été de faire tourner la planche à billets, avec tous les risques que cela comporte de plonger le pays dans une spirale d’hyperinflation.
Autrement dit, pendant que la Banque centrale recourt à l’impression de monnaie afin de financer les dépenses, l’augmentation de la monnaie en circulation n’est pas corroborée par une augmentation de la production de marchandises ou de services, c’est-à-dire par une hausse du produit intérieur brut. Cela pousse ainsi les entreprises à augmenter leurs prix afin de maintenir leurs profits et de ne pas disparaître. La dégradation de la situation économique de manière générale fait que les entreprises ont tendance à relever les tarifs en prévision d’une poursuite de l’inflation et de la chute continue du cours de la monnaie, ou à mettre la clé sous la porte. Ainsi tout est plus cher pour les consommateurs, et la Banque centrale imprime toujours plus de monnaie, aboutissant à un cercle vicieux et à toujours plus d’inflation.
Le projet de distribution d’une aide financière d’environ 1,2 milliards, correspondant à 400 000 livres libanaises par famille, est peut-être l’exemple le plus emblématique de ce phénomène. En effet, cette aide est financée par l’impression de monnaie supplémentaire, et donc l’État déverse sur ses pauvres des sommes d’argent dont la valeur ne fait que diminuer de jour en jour.
De la même manière, face à l’effondrement de la confiance dans le secteur bancaire, la Banque centrale a décidé de recourir à la planche à billets afin de reverser aux épargnants leur argent en livres [alors que leur épargne a été déposée au taux officiel de la Banque du Liban, soit à 1507 LL/USD] et de réduire le passif en dollars des banques, nourrissant ainsi la baisse du cours de la monnaie dans une forme de spirale inflationniste.
Cependant, comme nous le rappellent les propos du député Michel Daher, il ne faudrait pas tomber dans l’illusion qui consiste à croire que l’inflation touche tout le monde. Une des conséquences catastrophiques de l’inflation est le type de redistribution des richesses qu’elle effectue dans un pays souffrant déjà d’un niveau exorbitant d’inégalités.
L’inflation ne fait qu’accroître les écarts de revenus, particulièrement en l’absence de toute possibilité de revalorisation des salaires à court terme, de la réduction drastique de l’épargne et de la volatilisation des pensions de retraites des personnes à faible revenu qui sont versées en livres libanaises.
À l’inverse, les classes les plus aisées ont tendance à connaître une hausse de leurs actifs du fait de la chute du cours de la monnaie et de l’impossibilité croissante de pouvoir utiliser ces fonds autrement qu’en acquérant d’autres actifs.
Partant de là, nous pouvons considérer l’inflation comme une taxe versée au même titre que les autres impôts et qui, comme la plupart des impôts dans ce pays, aboutit à une redistribution des richesses renforçant les inégalités.
La solution pour régler cette courbe de l’inflation exige des politiques monétaires et financières appropriées aux dimensions de cette crise historique. Ces politiques n’ont que faire des habituels équilibres entre forces politiques, et le gouvernement « technocratique » actuel n’est pas plus en mesure de les mettre en place. Car le premier ministre est trop absorbé à combattre les complots divers et variés qui lui passent par la tête, le ministre de l’Économie est trop occupé à se lamenter de l’absence de gratitude du peuple pour les subventions accordées sur quelques produits, et celui du Travail à pointer du doigt les travailleurs étrangers comme cause principale du chômage au Liban ; quant au gouverneur de la Banque centrale, celui-ci s’obstine dans ses montages financiers afin de noyer les pertes du secteur bancaire et à convertir l’épargne des déposants en monnaie nationale.
Le conflit face à ce système se résume aujourd’hui en une simple image : celle d’un député se targuant de combien le pays est bon marché, et qui dans le même temps tire la sonnette d’alarme concernant l’incapacité de l'État à payer les salaires des fonctionnaires si la crise se prolonge. L’image d’un député se réjouissant de s’en tirer pour si peu au restaurant, tandis que le salaire mensuel de ses employés menacés de perdre leur travail à tout moment équivaut maintenant au montant du dîner de ce député au rabais.
Dima Krayem