« Les autorités ont statué: le sens est dangereux, le défendre est un crime, celles et ceux qui s’avisent de le faire sont l'ennemi. »
Alaa Abd El Fattah, Égypte 2017
Introduction des traducteur.ice.s :
Publié par le média alternatif libanais megaphone.news le 18 mai 2020, le texte qui suit se présente sous la forme d'une lettre triplement adressée. En répondant à Alaa Abdel Fattah et Jalel Ben Brik Zoghlami, Mazen El Sayed (alias El-Rass), s'adresse également à celles et ceux qui participent avec lui à la révolution au Liban et qui sont alors confiné.e.s.
Ces portraits de Alaa Abdel Fattah et de Jalel Ben Brik Zoghlami soulignent alors l'importance de la pensée de ces deux militants pour d'autres révolutionnaires, ainsi que celle de l'imagination et de la joie dans la recherche collective du sens. Les mesures de protections nécessaires et de restrictions autoritaires et arbitraires liées à la pandémie ont contribué à produire de nouveaux modes de (dé)liaisons renouvelant l'urgence de cette recherche.
Depuis la parution initiale de ce texte, Sanaa Seif a été arrêtée en Égypte le 23 juin 2020 pour avoir protesté afin de recevoir une lettre de son frère Alaa Abdel Fattah. En novembre, le nom de ce dernier a été placé sur la "liste noire terroriste".
Pour soutenir la campagne demandant la libération de Sanaa Seif, de Alaa Abdel Fattah et de tou.te.s les prisonnier.e.s politique en Égypte : https://www.freedomfor.network/
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« Le confessionnalisme comme la dictature tombe d'abord en imagination »
Alaa Abdel Fattah, Égypte 2019
Voici ce que disait le message que tu m’avais adressé depuis ta cellule au deuxième mois de la révolution. Et maintenant, je t'imagine souffrant dans ta prison, en grève de la faim, isolé. Mais je t’imagine également en prise avec l'obstination que tu nous as inculquée, gonflé de l'enthousiasme de la place, puis tombant dans la frustration et l'incapacité à prononcer le moindre mot, et plus tard retournant sans cesse à l'invention du sens et du moteur de l'action chaque fois que le besoin s'en fait sentir. Convaincu de ta détermination qui va et vient par vagues, sans jamais s’interrompre.
Je sais bien que tu as parfaitement conscience de l'enracinement du confessionnalisme dans la dimension économique et de la manière dont il s’appuie sur la division des classes. Pourtant, tu nous interpellais, nous qui prétendions mener un combat contre lui.
Toi, tu nous rappelais, tout comme le faisait la rue, que nous combattions le confessionnalisme sans pour autant l'avoir véritablement dépassé. C’est-à-dire sans que nous ayons appris réellement comment voir l'Autre, en dehors de cette carte englobante meurtrière. Oui meurtrière, puisqu'elle est fondamentalement un crime contre l’individu, un crime qui le réduit à néant.
Je ne te cache pas, mon ami, qu'à ce moment-là, j'ai un peu douté de l'expression : Est-ce que nous allons abandonner de nouveau en limitant le combat au champ symbolique ? Mais à partir de ce moment, pratiquement chaque jour, que ce soit dans la rue ou face à l’écran, je comprenais de plus en plus ton message. Le fond du problème ce n’était pas les stéréotypes en soi, notre esprit est ainsi fait, c’est comme cela qu’il fonctionne, à travers des cases. Le problème réside dans la manière dont le stéréotype se forme, dans l'ampleur de sa rigidité et son manque de détails. Toute image est formée de carrés, la question tient à la taille de ces carrés – les pixels et leur fidélité à la scène.
L’imagination seule avait quelque chose de réaliste dans sa relation à l’Autre, entre la nuit des banques et l’invasion du Ring, entre les cris louant Dieu et ceux appelant à la chute du confessionnalisme, entre la récupération par les forces libanaises, l e u r infiltration, et les révolutionnaires de Jal al-Dib, d'Al-Zalqa et d'Achrafieh. L'imagination seule combattait la médiocre qualité de l’image véhiculée par la haute machine médiatique, brisant ses carrés en de plus petits carrés afin de briser ses récits criminels adorateurs de mort.
L’imagination seule n’avait que faire de l’ironie.
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« J'ai perdu plus de camarades du cancer de l'estomac que je n'en ai perdu à cause des emprisonnements. C’est triste, mais les gens croient que la tension permanente, la morosité et les sourcils froncés sont nécessaires pour être un militant. »
Jalel Ben Brik Zoghlami, Tunis 2011
En t’entendant dire cette phrase je t’entendais la prononcer aussi pour toi-même, tandis que pour la première fois depuis des heures les expressions de joie s’effaçaient de ton visage, qui retournait ainsi à un relâchement laissant apparaître une intense tristesse, aussitôt suivi d’une longue gorgée de la bière locale, puis d’un éclat de rire monumental, à ton image. Je me suis dit, pourquoi ce vieux militant syndical, cet enfant du sud et des travailleurs des mines me tient-il ce discours digne d’un
bourgeois dans un bar tunisien plein de fumée et de bruits ? Joie de quoi ? Le monde se meurt camarade, les prolétaires sont écrasés camarade.
J'ai réalisé plus tard que je faisais partie de ceux dont tu parlais, et c’est pour cela que sur le moment ta joie m’a laissé sceptique.
La question n'est pas de disposer du privilège de la joie, mais de ne pas abandonner l’aspiration qui nous porte vers elle, de ne pas la laisser aux privilégiés. Sans cela, qui sommes-nous? Des automates de tristesse, de révolution et de colère ? Quelle est cette révolution qui dès le début se résigne à la défaite absolue ?
S’attacher ainsi à la possibilité d’une joie partagée, même toujours différée, est la clé de l’imagination révolutionnaire, le pont nous permettant d’affronter les relations en crise que nous entretenons avec nos sociétés en crise, en commençant par reconnaître sincèrement que cette crise nous touche également nous-mêmes. Un pont dans l'amour et le pardon, dans l'imagination et le travail, nous protégeant des dangers de l'ouverture inconsidérée aux autres dans les moments où le conflit éclate dans la sphère publique.
Bien souvent, l’individu ressort de l’intensité de ces moments apeuré, paralysé, ayant perdu ses illusions, renvoyé dans sa coquille de terreur qui assèche l’énergie dont l’âme révolutionnaire dispose. Cela ne fait aucun doute que les autorités en sont conscientes et comptent sur cela, au point que cela devienne presque habituel dansles événements populaires que j’ai pu vivre personnellement et qui comptent un certain nombre de moments de confrontation décisifs : depuis la deuxième intifada palestinienne avec l’agitation qui l’a accompagnée, à l'invasion de l'Irak et au large mouvement international s'y opposant, en passant par la guerre de juillet [2006]. Et depuis lors en 2011, 2015, 2020.
Dans mon imaginaire, l’unique boussole révolutionnaire est que ressaisir notre humanité n'est réalisable qu’en dépassant l’individualité.
Ressaisir notre liberté authentique passe par le fait de disposer de toutes nos ressources et d'assumer les conséquences de nos choix. Combien de doctrines qui véhiculaient en apparence des valeurs sociales ou de solidarité réciproque ont finalement donné lieu à ce que « nous nous prenions au sérieux » en tant qu’individus émettant un jugement moral, plutôt que de faire que « nous prenions notre lutte au sérieux » en tant que peuples et sociétés appauvris, marginalisés et privés de dignité.
La joie est un antidote pour ceux qui sont habités par la tristesse du monde et par leur propre tristesse, elle est la carapace les préservant que l’impuissance ne se transforme en un poisson autodestructeur. Dans la rue nous exultons, au cœur de la bataille nous étouffons, mais dans la joie dont nous témoignons la vérité se lit dans yeux des uns et des autres.
Les théories révolutionnaires n'ont pas été créées pour être une grille de concepts moraux que l’on plaquerait sur la réalité afin de produire de nouvelles hiérarchies. Elles n'ont pas été créées pour incarner une vérité que l’on décalquerait au crayon sur la réalité de nos vies, mais pour que nous façonnions notre réalité dans l'interaction et la confrontation avec cette théorie, avec ces mots. La vérité ne résidera jamais dans les mots, elle jaillit de la friction avec l’idée, non de la fusion avec elle. Dieu seul est adoré, ni le texte, ni la loi.
Mazen El Sayed