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Une foule était massée sur le trottoir. Certains avaient la main sur la bouche, d'autres riaient, beaucoup filmaient avec leurs téléphones portables ; à mes côtés, un jeune garçon se masquait le visage d'une main grande ouverte. Ils regardaient en l'air. Là haut, sur la corniche du toit, un homme était prêt à sauter. Torse nu, il ne portait qu'un jean, une montre de luxe et des chaussettes grises. Il hésitait. Assis à califourchon sur la rampe, il beuglait des phrases incompréhensibles, pointant le vide du doigt comme s'il avait trouvé le coupable. En réponse, le vide se contentait d'exister. Au sol, l'assistance était partagée entre le désir de miracle et la soif de tragédie. Lentement, l'homme se mit debout. Il se frictionna la poitrine comme un nageur avant le départ d'une course. Par la lumière de fin d'après-midi, on pouvait deviner la sueur luisante sur son torse. Un cri bref parcouru le public : il avait failli perdre l'équilibre. En réflexe, un moulinet de bras l'avait sauvé de la chute. Applaudissement de la foule. L'homme dressa le poing en signe de victoire. Visiblement, il tenait à choisir lui-même le moment de sa mort et j'approuvais ce désir sain d'être enfin l'auteur de sa vie. Au loin, dans les embouteillages de Galatasaray, on pouvait entendre la sirène des pompiers se mêler à celles, plus proche, des bateaux calmes du Bosphore. De là-haut, l'homme devait avoir une vue rare. La lumière oblique déposée sur la corne d'or devait probablement jouer un rôle dans cette hésitation de l'homme à s'arracher au monde. Pour sauter, il fallait être aveugle à toute beauté. Je baissais les yeux pendant quelques instants et remarquais, au rez-de-chaussée, un café avec terrasse. C'était plein. Les clients ne semblaient pas inquiets : l'homme ne pouvant pas chuter de biais, l'angle entre sa mort et leur gourmandise était confortable. Tout juste pouvaient-ils être éclaboussés. Là-haut, l'hésitation se complexifiait. L'homme s'était assis sur la corniche pour répondre à quelqu'un qui, depuis le centre du toit, tentait de le raisonner. Négociation contre-productive : bientôt, on le voyait se suspendre au ciment de la crête. Sa vie ne tenait plus qu'à la force de ses doigts. Plus personne ne riait, ses chaussettes grises pendaient dans le vide, tout le monde filmait. Dans un cri, l'homme s'était hissé jusqu'à retrouver sa position initiale. Nouveaux applaudissement.
C'est alors que je remarquais à quel point il était musclé : le dos puissant, le torse épais... Peut-être était-ce un militaire ? Je venais de lire quelque chose sur les suicides dans l'armée. Il s'était assis pour reprendre son souffle puis, voyant le camion de pompiers se garer au coin de la rue, il s'était relevé. À mes côtés, un type cria « Allez ! Décides-toi ! ». Vexé, l'homme s'était assis. Pendant ce temps, les pompiers étaient parvenus à se frayer un chemin dans la foule. L'homme s'était levé. Parvenus au pied de l'immeuble, ils avaient gonflé un matelas destiné à amortir le corps en cas de chute tandis que - improbable invite - le muezzin s'était mis à chanter. Son chant souple, abandonné de confiance en l'éternel, aurait du décider le saut mais, miracle, l'homme semblait désormais sourd à toute beauté. Le matelas l'avait contrarié. Il cherchait à s'en démarquer en longeant la corniche à pas prudents, suivi de près par les pompiers. Un pas à gauche, deux pas à droite, il allait et venait sans parvenir à s'en défaire. Le suicidaire et ses sauveurs s'engagèrent alors dans un jeu de course miroir dont l'absurdité fut poussée jusqu'à la feinte de corps. « Enlevez ça ou je saute ! » C'en était trop : la foule eut un fou rire. Profitant de la diversion, l'homme risqua quelques foulées plus rapides pour semer les pompiers. Jusqu'à surplomber la terrasse du café. Et maintenant ? À la masse de son corps s'ajoutait le poids de cette responsabilité : sur qui tomber ? Surpris, les clients avaient bondis de leurs chaises en poussant de grands cris de protestations. J'avais envie de sortir mon téléphone. La proximité de la mort devait relever le goût du café car malgré l'urgence certains avaient pensé à emporter leurs tasses. Sang froid et boisson chaude. Dans la pagaille, les pompiers tentaient tant bien que mal de rejoindre le désespéré. Ils donnaient de grands coups de semelles dans les tables et les chaises afin de libérer la place nécessaire au matelas. Personne ne les aidait. Quand ils parvinrent enfin à sa hauteur, l'homme n'avait toujours pas sauté. Il avait simplement fait demi-tour, l'air las, puis s'était assis à l'endroit initial. Son désespoir était une cause désespérée. Alors, pendant quelques minutes, il se tint là, immobile, les pieds dans le vide, déçu d'exister...
Il n'y avait plus rien à voir - rien d'immédiat : un homme regardant la mer par dessus les toits ; parfois le passage d'une mouette, ignorée de tous. Alors, peu à peu, la foule s'était dispersée dans les rues bruyantes d'Istanbul. Je décidais de rester encore quelques minutes puis, à mon tour, je me lassais. J'avais envie de boire un thé sous le pont de Galata. Je rangeais mon téléphone et m'éloignais en direction du port, laissant derrière moi quelques pompiers muets, deux journalistes, le serveur du café. Là-haut, l'homme immobile. L'urgence avait fané, l'humour avait fané. Ne restait plus que la boue lasse de cette réalité : dans un pays coupé en deux, ceux qui voulaient mourir étaient forcés à vivre ; nombreux désiraient vivre mais étaient tués.
Découvrez le spectacle "Sur mes yeux" au Théâtre d'Ivry Antoine Vitez, les 11, 18, 19, 25, 26 et 27 janvier
https://www.youtube.com/watch?v=iQFx2V3Jzgw&feature=youtu.be
Toutes les infos sur les réservations, accès, etc. : http://theatredivryantoinevitez.ivry94.fr/9221-9371/fiche/sur-mes-yeux.htm