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Billet de blog 12 avril 2017

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Traversées

Notre présence le 22 avril prochain au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry (une ville qui a généreusement accepté d’accueillir des réfugiés) est fortement symbolique. L’histoire de cette mer et les drames contemporains qui s’y consomment nous incitent à (re)penser la traversée et ses incidences sur nos politiques (culturelles notamment) d’hommes et de citoyens du monde.

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Pour une réhabilitation de la migration des hommes et de leurs cultures

L’histoire de la Terre et les changements permanents de ses cartes géoculturelles montrent que la plupart des hommes ont toujours émigré et pris les routes de terres lointaines. De nos jours, cela prend la forme de grands déplacements de population. Ceux qui entreprennent les traversées des mers et des océans et courent les continents sont des exilés politiques, des réfugiés, des immigrants de la misère ou des gens qui ont choisi de quitter leur pays pour tenter l’aventure au loin. Parfois, ce sont des citoyens que la violence des hommes (d’État) et les fascismes, de tous genres, ont réduit en apatrides. Dans d’autres cas, ce sont des artistes, des écrivains, des voyageurs qui ne cessent de rallier des lieux de naissance et d’adoption, réels et imaginaires. Mais dans tous ces cas, la situation du migrant varie selon les conditions vécues dans le pays qu’il quitte et l’accueil qui lui est réservé dans le pays d’arrivée.

Lui-même homme et poète des cultures traversières, Abdellatif Laâbi se demande, à juste titre, « […] mais, avant que de traverser, ne sommes-nous pas, nous-mêmes, traversés ? ». Parce que les dynamiques créées par la transhumance des corps sont également culturelles et imaginaires. Les philosophes, les historiens, les linguistes, les écrivains, les artistes sont bien placés pour décrypter (chacun à sa manière) les signes de cette carte plurielle du monde suivant les pulsations des consciences voyageuses qui le traversent. En tant que « négropolitain » ayant réédité la traversée de l’Atlantique avec d’autres modalités que celles de ses ancêtres, Aimé Césaire est devenu un homme passionné des couleurs et des voix captées sur les rives et au cours des déplacements qui le définissent comme être biologique, historique et culturel. Après des années passées sur les bancs des universités parisiennes, il reprend le bateau qui le ramène en Martinique : Cahier d’un retour au pays natal fait résonner le cri d’un « Orphée noir » (J-P. Sartre) dont l’humanisme puise dans ces traversées réelles et imaginaires. Ceux qui ont lu ce long poème ont probablement remarqué la générosité de celui qui avait effectué ces innombrables traversées à bord d’une « pirogue » semblable à celle de ses lointains ancêtres bambaras :

« … sur l’océan stérile […]

sur cet océan divers

l’obstination de la fière pirogue

et sa vigueur marine.

La voici avancer par escalades et retombées sur le flot

pulvérisé

la voici danser… »

La "danse" de la petite embarcation laisse entrevoir les signes et les gestes d’un corp(u)s anthropologique aussi profond que « divers ». Conscient des apports humains de cette « vigueur marine », le « nègre » s’exclame : « donnez-moi les muscles de cette pirogue sur la mer ». Et le poète de nous rappeler qu’« une mer » cache souvent une autre et que ce sont nos petits égoïsmes et la fragilité de nos carapaces identitaires, précaires, qui compliquent les traversées de nos mers respectives : « Il y a encore une mer à traverser / oh encore une mer à traverser… », insiste le chantre de la « négritude ».

Cette évocation de la parole césairienne n’a rien de fortuit. Les aires géoculturelles explorées par la quête de l’homme, le cheminement de l’écrivain et les combats du député de la république confèrent au thème de la traversée une richesse symbolique particulière. « L’archipel arqué »[1] d’où résonne le cri de ce descendant d’esclaves ne cesse d’essaimer les histoires et les héritages des peuples qui échouèrent, de diverses façons, sur les côtes du Nouveau Monde. Les traversées qui lièrent, d’un côté, l’Afrique et l’Europe et, d’un autre côté, les Antilles et la mer Caraïbe, donnèrent forme(s) et sens à un immense laboratoire démographique et culturel des Amériques. Les différents types de traversée transatlantique mettront côte-à-côte une multitude d’hommes et de peuples dont les parcours (erratiques) et les objectifs étaient assez différents : ceux des conquistadores, ceux des déracinés de la terre africaine, ceux des armées coloniales, etc. La « créolisation du monde » dont parle Édouard Glissant s’est faite au prix de souffrances dont le Souvenir ne cesse de marquer les corps et les esprits : l’histoire de ceux qui furent obligés de faire cette traversée de l’Atlantique au fond de la cale d’un négrier est inséparable de « l’expérience du gouffre » : le philosophe martiniquais analyse longuement le poids de cet arrachement de l’esclave à sa terre et les terreurs de « l’inconnu » auquel il est livré. Dans plusieurs pays des deux Amériques, l’éclosion de divers genres musicaux et la grande variété des cultures afro-américaines attestent les richesses de ces legs. Le fait d’entrer en contact avec ces populations, de connaître les univers de leurs artistes et de s’imprégner des parfums de leurs cultures nous permet de vivre, autrement, les itinéraires et les sensations de ces traversées de l’Histoire et de la (des) géographie(s). Sur les chemins de tous ces navires militaires et de ces négriers bondés d’esclaves pousseront des cultures et des pensées de la trace.

Aujourd’hui, nous sommes réunis sur la rive nord de la Méditerranée pour parler des traversées comme dynamiques déterminant les liens qui se tissent entre des cultures et des peuples différents. Dans son dernier livre, le sociolinguiste Louis-Jean Calvet[2] montre que « le bouillonnement des langues a façonné la Méditerranée » qu’il (re)présente comme un « continent liquide » au sein duquel « l’acclimatation des langues » travaille les contacts et les interactions des peuples et des cultures qui la traversent. Il va jusqu’à réfuter l’aspect totalitaire du Mare Nostrum romain pour proposer un espace pluriel baptisé «linguae nostrae» (« nos langues »). Natif d’une ville du nord de la Tunisie (Bizerte), l’auteur continue à traverser sa mer à la rencontre des musiques et des harmoniques de ses innombrables langues, dialectes, parlures. Les traversées, passées et présentes, de la Méditerranée prolongent les croisements de langues comme le grec, le latin, le turc, l’arabe, le berbère, le français… et ce qu’ils charrient comme images et représentations du monde : le linguiste parle d’une « méditerranéisation » de la Méditerranée. Dans une interview accordée à Libération (10 juin 2016), Calvet souligne qu’il dédie ce livre à un ami qui nous a quittés en 2013, le portrait qu’il en dresse dit la diversité des apports de cette race d’hommes qui sont les fruits d’une série de traversées admirablement chaotiques : « Georges Moustaki, […] né à Alexandrie d’une famille juive grecque mais de langue italienne, baptisé Giuseppe par ses parents, inscrit à l’état civil égyptien sous le nom de Youssef, appelé à l’école française Joseph, puis Jo, un diminutif qui a fait croire, lorsqu’il est arrivé en France, qu’il s’appelait Georges, ce qu’il a laissé faire par admiration pour Brassens, il symbolise par cette simple succession de prénoms l’univers méditerranéen que j’ai voulu étudier et donner à voir ». Quel meilleur exemple pour illustrer ces palimpsestes humains générés par les traversées des espace-temps des cultures et des brassages, génétiques et imaginaires, qui les irriguent ? Calvet regrette que les « flux de traduction » qui enrichirent l’espace culturel de la Méditerranée des VIIIème et IXème siècles soient actuellement remplacés par des flux d’hommes souvent désespérés et contraints de s’exposer à la furie des flots.

Notre présence, aujourd’hui, au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry (une ville qui a généreusement accepté d’accueillir des réfugiés) est fortement symbolique. L’histoire de cette mer et les drames contemporains qui s’y consomment nous incitent à (re)penser la traversée et ses incidences sur nos politiques (culturelles notamment) d’hommes et de citoyens du monde. Désormais, la Méditerranée et ses histoires donnent sur des continents et des régions où se jouent les destins d’hommes et de femmes dont les libertés sont menacées. Je le rappelle dès les premières pages d’un livre où je parle du théâtre de Gérard Astor, Maghrébin au teint trop clair, initiateur du projet Archipel Méditerranées et arpenteur infatigable de ce Bassin mythique. Ensemble, « nous ne cessons de réinventer la Traversée de cette Méditerranée de tous les paradoxes. Mer de nos histoires d’hommes divers, berceuse de nos cultures millénaires, éternel encrier de nos paroles caressées de mistral, de simoun et de sirocco. Mais, c’est aussi une Méditerranée dont on a terni le Bleu mythique : flots parsemés de fragments de mémoire périmés et de débris humains à la dérive. Une Méditerranée abandonnée à nos cruautés contemporaines ; comme un théâtre dont les actes macabres éclaboussent nos écrans de télé et nos consciences » [3].

Le 18 juillet 2016, le collectif Archipel Méditerranées organisait une rencontre, au Théâtre des Carmes André Benedetto (Avignon), autour du thème « Traversées vers de nouveaux mythes citoyens ». Qu’il s’agisse de la façon dont Lassalle repense le pouvoir et ses configurations à travers sa réécriture de la dramaturgie du Tartuffe  de Molière (intervention de Gérard Astor) ou de la vocation citoyenne inhérente à la refondation des mythes citoyens dans les parcours artistiques d’Ezzeddine Gannoun et Gérard Astor (exposé d’Adel Habbassi), l’idée-force et les dynamiques créatives qui sous-tendent cette thématique ouvrent les horizons d’une réflexion sur les limites et sur la légitimité de leur transgression. Depuis les périples des négriers lors de la traite négrière jusqu’aux milliers de barques de fortune qui prennent les mers séparant nos continents, la traversée réactualise des actes et des rêves qui ont toujours poussé les hommes à chercher des rives paisibles. Si les traversées des géographies réelles posent des problèmes humains et sécuritaires, la métaphore de la traversée affine la signifiance de plusieurs écritures dramatiques du monde dont l’essentiel se joue sur le fil ténu de ce territoire liminal. À l’aube de ce XXIème siècle, les représentations imaginaires et artistiques de toutes ces traversées ne cessent d’alimenter nos fresques humaines et nos utopies d’hommes libres.

Adel Habbassi

chercheur à l’université de Tunis et enseignant à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Tunis, coordonnateur de Archipel Méditerranées pour l’autre rive (L’institut étant membre fondateur).


[1] -) C’est ainsi que le poète désigne ses Antilles natales dans Cahier d’un retour au pays natal.

[2] -) La Méditerranée : mer de nos langues, CNRS éditions, 2016, 328 pages.

[3] -) Théâtre-Monde : voyage dans l’Œuvre théâtrale de Gérard Astor, à paraître (fin janvier 2017) chez la Maison Tunisienne du Livre (MTL).

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