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Billet de blog 23 juin 2022

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un jour nous sommes entrés dans une librairie, peut-être à Anduze, je ne suis plus sûre. En 2016.

Il y avait cette carte de la Méditerranée. Une femme, Sabine Réthoré, avait eu l’idée de tourner la carte d’un quart de tour. Et nous voilà dans un autre monde, une autre Méditerranée où l’Europe n’est plus au-dessus de l’Afrique.

L’Europe et l’Afrique se regardent comme deux sœurs, elles se font face. Elles semblent si proches tout à coup. Cette carte provoque en moi une puissante émotion. Mon frère l’achètera plus tard en grand format. 

Il suffirait de glisser sur le toboggan de l’Italie pour tomber de l’autre côté, les deux pieds sur un oued ou la terrasse d’une maison.

Il y a des objets magiques, des idées magiques. Tourner une carte et changer le monde.

Aller au théâtre, c’est le risque de voir l’histoire qui se déroule sur scène, venir frapper à sa porte. 

Tunisie, Italie, France, identité dispersée, puzzle, lieu de naissance, ressembler comme deux gouttes d’eau, père, mère, famille, racine, ancre, mariage, nom de famille, lettre, photo.

Une femme sur scène, une table à coulisses, la pluie un 8 mai 2022.

Sortir les albums photos, interroger un passé qui nous échappe. La photo dit que ça a bien existé, quelque chose, quelqu’une que nous n’avons pas connue, a bien existé, oui. 

Les photos n’ont pas de rythme cardiaque, mais elles savent troubler le nôtre. Les photos sont inertes et notre bouche tremble. 

Elle est sur scène avec un pantalon noir, une chemise bleue, des chaussures et une perruque. Pour dire qu’elle a traversé la mer, une poignée de sable suffira et au détour d’un cercle sur le plateau, voilà le cimetière.

Récemment ma mère me demandait de regarder des dates sur une pierre tombale, à Mourèze, un petit cimetière en ruine avec que des Soulignac sous nos pieds. La photo que j’avais dans les mains, datait de 1996. Est-ce que tu lis 1927, me dit-elle, c’est l’année de naissance de mon frère. Je crois que c’est Séraphin qui est mort quand ton oncle est né.

Moi, je suis née un 22 mars. Mon grand-père paternel, Jean-Baptiste, est mort un 22 mars. Je ne l’ai pas connu et mon père à peine.

Et vous, vous n’avez jamais joué à ça. Vous n’avez jamais essayé de faire un peu de magie avec les dates, les chiffres. Trouver les correspondances, les échos lointains, les rebonds   cinespérés d’une histoire familiale, les chaos aussi que font les dates chocs, les événements frappants.

Les grandes dates viennent de temps en temps heurter nos vies. Elles prennent place dans l’arbre généalogique, et personne ne les a invitées. Personne ne dit entrez à l’Histoire.

Sa mère. La mère de celle qui est sur scène. Cette mère donc dit qu’il faut changer le nom de famille. Le nom de famille. Comme c’est important le nom de famille dans les familles ! Les initiales, les lettres, l’origine.

On veut savoir où il est né notre nom de famille, on veut connaître son poids, sa densité, son malheur, sa fierté, la traînée qu’il fait dans nos gênes. La terre du nom.

Changer le nom de famille, c’est déchirer le livret de famille, amputer l’état civil, défaire les archives.

Changer le nom de famille, c’est couper des branches, modifier la ramure.

L’ombre que te faisait ton arbre ne sera plus la même. Tu le sais.

L’ombre des hommes les mains sur la tête, noyés dans la Seine rouge.

Moi spectatrice, j’écoutais ton histoire qui commençait par la naissance d’un amour dans un garage automobile et j’ai cru un moment qu’elle allait se terminer à Paris, dans un fleuve témoin de crimes. Un fleuve pièce à conviction.

Les massacres et les guerres ont des paysages. L’herbe repousse et l’eau passe.

J’écoutais ton histoire comme j’écoute si souvent toutes ces histoires de mon entourage, de mon quartier, où le tricot des bavardages redistribue les rôles, inspecte toutes les petites vérités qui se cousent et se recousent. Voilà que la vie des gens est faite de couture.

Toi, sur scène, tu enlèves ta perruque, tu chantonnes, tu parles de Duras, de Lola Valérie Stein, Stein, Stein, …

Tu joues à jouer. Tchekhov. La Mouette.

L’analyste attend l’album photos, après toutes ces années.

Ils sont sur un bateau et disent au revoir. Je connais ces bateaux-là. Si je ferme les yeux, je les vois. J’ouvre les mains, ils glissent vers la mer. 

V Secco - 08.05.2022

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