La Tragédie du roi Christophe nous offre une traversée d’Haïti des rives de l’Artibonite au Palais de Sans-Souci en passant par le chantier pharaonique de la Citadelle La Ferrière. Mais la mise en scène de Christian Schiaretti, épurée d’un point de vue scénographique, demande aux spectateurs d’imaginer l’île à travers les descriptions méticuleuses et colorées des paysages que nous peignent les comédiens, et surtout à travers les costumes qui nous permettent d’identifier les personnages.
Ainsi, les costumes participent à la représentation d’Haïti sur scène et suivent l’évolution des personnages. La population haïtienne, regroupée sur scène à l’acte II, se découpe en classes sociales identifiables par ce qu’ils portent. Le peuple revêt des habits contemporains, comme les hommes et les femmes pourraient s’habiller aujourd’hui à Haïti, car selon Christian Schiaretti « la pauvreté ne suit pas la mode ». Il était important de ne pas chercher à confectionner des costumes du peuple de l’époque, mais bien au contraire de contemporanéiser ceux-ci, afin de restituer la pauvreté de l’île.

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Parmi la population plus enrichie, se trouve l’aristocratie. Cette noblesse constitue la cour du roi Christophe et porte des costumes d’époque traduisant le luxe et la beauté de leurs tenues, dignes d’une cour européenne. Le faste du royaume de Christophe était réel, d’où la nécessité pour le metteur en scène de souligner l’élégance de la cour, afin de ne pas croire à une imitation amoindrie du luxe européen. D’autre part, cette aristocratie s’embourgeoise au fil des actes et se trouve de plus en plus emplumée. Littéralement, les costumes des dames de la cour évoluent de scène en scène avec des plumes toujours plus grandes sur leurs coiffes.
Pour plusieurs des comédiens, porter ces costumes historiques fut d’abord synonyme de surprise et d’embarras, puisque certains d’entre eux n’avaient pas encore eu l’occasion de se familiariser avec de tels habits, si loin de leurs vêtements quotidiens. Mathieu Trappler, qui a signé les costumes de la pièce, nous confie à ce sujet l’étonnement singulier de Yaya Mbile Bitang lorsqu’elle a essayé la robe Empire qu’elle porte pour le rôle d’une des dames de la cour, une robe confectionnée dans les ateliers du TNP et dont le prototype a été réalisé par Laeticia Tricoire. La comédienne camerounaise portait une robe Empire pour la première fois, et selon elle, pour la dernière aussi. En effet, un costume d’époque coûte très cher à la confection, il est donc rare d’en avoir à disposition pour jouer.
Dans le cas d’une pièce historique comme celle-ci, le costume est essentiel : d’une part pour le spectateur afin de s’imprégner du contexte, et d’autre part pour le comédien afin de prendre en charge le personnage. Selon Mathieu Trappler, il y a un « pouvoir du costume », et celui-ci est perceptible dès les essayages : la posture de corps devient autre, une mise à distance s’opère ; on passe alors du vêtement au costume et ainsi de la personne au personnage.
L’essayage de Marc Zinga, le comédien principal interprétant le roi Christophe, a été précisément révélateur pour l’équipe chargée des costumes : d’après Mathieu Trappler, Marc Zinga possède une sensibilité certaine au costume. Dès le premier essayage, il a affirmé vouloir porter quelque chose de lourd pour l’aider à entrer dans le personnage, et c’est donc le comédien lui-même qui est à l’origine du faux-corps qu’il revêt à l’acte II. Ainsi, de fausses fesses ont été réalisées dans les ateliers à partir de fibres d’aquarium et un faux ventre a été repris du stock du TNP, puis retravaillé, afin de l’adapter au corps du comédien et lui donner de l’embonpoint, représentatif du cuisiner qu’était Christophe avant d’être roi.
Penchons-nous sur l’évolution des costumes de ce personnage. En effet, à l’acte I, c’est le Christophe militaire qui apparaît au spectateur, plein d’assurance et de charisme. Cet ancien général de Toussaint Louverture porte le vêtement de guerre avec élégance et il n’échappe pas au public qu’autour de son cou se trouve une croix, symbole de la religion catholique que Christophe avait érigée en religion dominante après son sacre, ainsi qu’une balle accrochée à un collier, avec laquelle il se suicida si on en croit les récits historiques.

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Au moment de la guerre civile haïtienne, lorsque les troupes du roi sont sur le point d’écraser l’ennemi Pétion à Port-au-Prince, Christophe arrive sur scène avec une chemise ballante et ensanglantée : la négligence de l’habit illustre les efforts effrénés du roi et son implication physique dans le combat pour son pays. Lors de l’anniversaire du couronnement, qui suit les scènes de guerres, Christophe enfile à vue un tablier, ensanglanté, faisant écho à la chemise qu’il porte. Le mélange du sang de la guerre et du sang des brochettes de viandes dévoile une symbolique forte : le militaire et le cuisinier ne font qu’un en la figure de Christophe et « le cru prend le pas sur le cuit »[1]. Christian Schiaretti nous révèle que Christophe oscille toujours entre le cru, soit le fantasme local d’Haïti, et le cuit, c’est-à-dire le civilisé, le raffiné. Si on poursuit cette métaphore, c’est au moment de l’anniversaire du couronnement que Christophe revient à la terre mère et délaisse petit à petit les coutumes européennes.
C’est ensuite à l’acte II que Christophe porte le faux corps que nous avons évoqué plus haut pour le rendre plus corpulent. On peut faire un rapprochement entre cette grosseur et une réplique à la fin de la pièce : le roi est « de plus en plus lourd » car il devient « de plus en plus roi », et un des personnages ajoute même : « Son poids, c’est sa parole. Il faut savoir la comprendre ».

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Enfin, à l’acte III, Christophe a définitivement abandonné la mode européenne pour revenir aux traditions : il arrive sur scène vêtu tel un roi africain, avec un costume en wax (tissu africain) par ailleurs confectionné dans les ateliers du TNP. Sur scène, il contraste alors avec sa cour apprêtée à l’européenne, mais il est en accord avec ses « Bonbons Royaux », des esclaves que Christophe avait rachetés à un négrier espagnol pour s’en faire une garde rapprochée. Ce nom même de « Bonbons Royaux » est historique, et il éveille dans l’imaginaire du costume une tenue attifée. Ces hommes sont en effet « les délices [du] règne » de Christophe et grâce à leur costume de guerrier africain, ils s’harmonisent avec leur roi.
Le dernier costume que Marc Zinga porte est un ensemble de jogging rouge et noir. La tragédie transparaît dans son accoutrement : le vaillant roi militaire s’écroule et finit en fauteuil roulant où il renonce à l’élégance pour le confortable. Mais l’ensemble de jogging est avant tout un moyen d’actualiser la pièce en faisant référence à Fidel Castro, l’ancien chef d’État de Cuba décédé récemment (25 novembre 2016), et avec lequel le roi Christophe a beaucoup de points communs : leur politique, la tendance despotique, la maladie…

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L’exemple de l’évolution du vêtement du roi Christophe montre à quel point le costume est essentiel dans une pièce historique comme celle-ci, car il apporte une clé de lecture que ni les comédiens, ni le texte ne peuvent illustrer. Par exemple, le code couleur choisi par Mathieu Trappler, soit le rouge pour la royauté et le bleu pour le peuple, permet une identification rapide de la population scindée en deux classes sociales. La pièce regorge de personnages dont on pourrait analyser l’habit, comme Hugonin, le bouffon du roi, interprété par Emmanuel Rotoubam Mbaide, qui porte un frac dit des « Incroyables », c’est-à-dire « les punks du début du XIXe siècle » qui s’habillent de manière provocante et pousse la mode à l’absurde.
Mais comme le personnage du peuple le dit au début de la pièce, « il ne faut pas en dire trop », alors venez découvrir les nombreux autres costumes réalisés par l’équipe suivante : Mathieu Trappler, Mathilde Brette, Julie Mathys, Laura Momet, Laurence Oudry, Laeticia Tricoire, Anaïs Malaret, Sophie Bouilleaux-Rynne, Jessica Chomet, Mélanie Charrier.
Et place à l’imagination…
Margot THERY
Assistante stagiaire à la mise en scène lors de la création de La Tragédie du roi Christophe. Étudiante en Master Arts de la scène à l’Université Lumière Lyon 2 et effectuant actuellement un mémoire de recherche sur le théâtre d’Aimé Césaire : quels enjeux politiques pour ce théâtre vecteur de la « négritude » ?
[1] Lévi-Strauss, Claude, Mythologiques. Le Cru et le Cuit, Plon, 1964