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« À tout seigneur, tout honneur », le texte a été une priorité, et travaillé en premier, pendant près de trois semaines : l’œuvre de Césaire est en effet d’une densité remarquable – les références historiques et philosophiques se mêlent ; des enjeux politiques d’une intelligence fine sont glissés dans un langage poétique, dont l’inventivité lexicale et stylistique exige, de la part des spectateurs comme des acteurs, un temps d’élucidation certain.
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La lecture du texte est un travail premier, mais primordial : elle est le temps des questions de sens et d’intention ; elle est une première mise en voix de la pièce, mémorisation, projection mentale d’une possible mise en corps et mise en espace du texte. La lecture est aussi le moment choisi pour se concentrer sur la langue – l’attention étant toujours portée sur la diction, sur la manière la plus juste de prononcer le texte et la recherche d’une « tenue de langue » harmonieuse, nécessaire à sa projection distincte. L’idée est que le texte soit reçu, dynamique, signifiant, par chacun des spectateurs, du premier rang au fond de salle.
Le « mal-mais-vite »
Après seulement une présentation générale de la pièce et une première lecture, s’en sont suivis trois jours de mise en espace « fulgurante », non préméditée, non dirigée – le « mal-mais-vite », à l’image du procédé instauré par Jean-Louis Barrault et Paul Claudel. Cela permet de dessiner les grandes lignes de la pièce, d’en discerner son mouvement général et les complexités futures à traiter. La rapidité de la mise en espace, qui ne s’encombre pas de détails, qui mise avant tout sur la spontanéité et les intuitions premières des comédiens, révélerait la « beauté du trait » – l’idée étant toujours d’aider à la mémorisation, et que celle-ci prenne appui sur le mouvement général de la pièce et de la représentation.
La mise en scène
La mise en scène est un art complexe, nécessitant une attention aiguë à tous les praticiens œuvrant à la création : c’est, parfois, un travail d’orchestration, d’autant plus important dans La Tragédie qu’elle concernait une distribution tout à fait conséquente.
Le travail de « montage », en ce sens, a été remarquable : il concerne les entrées, les sorties, les placements, les déplacements des comédiens, figurants, et musiciens ; la manière de passer d’une scène à une autre, de créer du liant, l’objectif étant de ne pas laisser les coutures visibles, et d’éviter toute dépression narrative et dynamique.
La direction d’acteur, quant à elle, a toujours été réalisée en collaboration étroite avec les comédiens : le comédien suggère, et le travail s’effectue par rapport à cette suggestion, et jamais dans une opposition ou injonction autoritaire, qui imposerait alors une interprétation préétablie et extérieure aux comédiens. La mise en scène n’est donc pas pensée a priori, mais naît des propositions au plateau, de la manière singulière qu’a chacun de s’emparer du texte.
« La distribution n’est pas une pensée qui cherche les moyens de sa pensée : la pensée est l’effet des rencontres »[1].
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Cette période a été également ponctuée de travaux plus particuliers : essayage de costumes, ordonnancement des accessoires, création de la lumière, du son, de la vidéo ; coordination entre le jeu et la musique, sur laquelle il a fallu longuement s’arrêter, afin de toujours négocier les « tops », l’équilibre entre la sonorisation et le volume vocal des acteurs.
Durant tout ce travail d’orchestration, monumental, les comédiens se retrouvaient pour des séances de travail plus intimes.
Les allemandes, dans une plus petite salle, permettent de filer le texte hors plateau, sans musique, ni lumière, ni costume, ni décor – elles permettent aux comédiens d’intégrer l’enchaînement de la pièce, de la mémoriser toujours dans son mouvement général, devenu moins évident à force de travail de scènes en particulier.
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Travail originel, travail de fond : tous les praticiens ont œuvré avec une constance et une rigueur remarquables - du matin jusque, parfois, tard dans la nuit…
À tel point qu’un symptôme singulier a semblé se propager à tous les praticiens, dont je peux, personnellement, rendre compte : pendant six semaines, le temps a été suspendu.
Temps privilégié, temps de l’en-dehors, temps de la fiction qui devient pourtant plus tangible – plus réel – que la réalité ; l’histoire racontée au plateau, pourtant théâtrale, a semblé, à force, avoir plus de substance et plus de consistance que ce qui demeure extérieur au théâtre, au plateau de la scène et aux fauteuils rouges de la salle…
Sensation étrange mais exaltante : cette immersion totale dans le projet, porté individuellement et collectivement, a concouru évidemment à l’énergie essentielle à la bonne conduite du projet ; lorsque celui-ci prend fin, lorsque le moment est arrivé de se réinsérer dans le flux quotidien du réel, un temps – de deuil ? –, est nécessaire.
Chloé Dubost
Assistante stagiaire à la mise en scène lors de la création de La Tragédie du Roi Christophe. Étudiante en master Arts de la scène de l’École Normale Supérieure de Lyon. Rédactrice pour la Web Radio TrENSistor et pour l’Envolée culturelle, journal culturel en ligne.
[1] J.-P. Siméon, Quel théâtre pour aujourd’hui ? Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain, Besançon, les Solitaires intempestifs, 2007, p. 78 : à propos de son expérience en tant que poète-associé à la Comédie de Reims, témoignant des modalités de création de Christian Schiaretti.