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Billet de blog 20 janvier 2017

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[Article] Falaises de Craies

À propos de la mise en scène et de l'interprétation d'Olivier Borle pour le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire qui s'est jouée deux semaines entre le 13 et le 17 décembre et le 3 et le 7 janvier 2017.

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Illustration 1
Olivier Borle, Cahier d'un retour au pays natal © Stéphane Rouaud © © Stéphane Rouaud

Entre les deux grandes épopées, d'abord Une Saison au Congo jouée début décembre et La Tragédie du roi Christophe dont la première a eu lieu le 19 janvier et dont la création se poursuivra jusqu'au 12 février, se situait ce grand poème d'Aimé Césaire, dont l'effusion poétique telle un volcan, crache et éructe une haine pleine de mélancolie qui révèle la voix du poète, lucide sur sa propre condition. Olivier Borle explique cela ainsi : «  Je ressens une grande haine intérieure dans le texte, pour plein de choses - pour les Blancs, pour les Martiniquais, pour les Noirs, pour lui-même ». Cette haine est circonscrite par des segments d'amour et des élans d'espoir qui pourraient venir contrebalancer en quelque sorte toutes les douleurs que peuvent exprimer la voix lyrique et désespérée si caractéristique du Cahier. Le lyrisme du Cahier a en cela quelque chose d'une plainte féroce qui se traduit par une colère qui inonde certains passages et qui en même temps tendrait à s'estomper peu à peu, puisque le texte permettrait en un sens au poète de renaître.

Dès lors, le travail constitue en soi une performance d'acteur ou plutôt si l'on reprend les termes de la formule empruntée à Pasolini, nous pourrions dire qu'Olivier Borle « [jette] son corps dans la lutte ». Il s'agit d'une véritable épopée physique aux contours sans limites marquant la volonté pour le poète de ne pas céder au désespoir, dans son projet d'être « la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche ».

L'espace de jeu se concentre devant un grand dispositif central formant un mur devant le spectateur et une sorte de paroi derrière l'interprète, reproduisant l'image d'une falaise. Tel que le poème dessine une géographie des désirs et des images liées aux souvenirs et à la présence des îles de la Caraïbe dans l'imaginaire du poète, Olivier Borle a choisi de dessiner les îles et de les représenter sur ce décor minéral avec des craies. Il ajoute ainsi de par son interprétation une dimension de partage avec le spectateur et en même temps il octroie au dessin le pouvoir de relever les îles. En cela, l'interprète les mettrait presque debout ainsi que le scande le texte, faisant presque crier ses îles dans le tracé frénétique et le crissement presque imperceptible des craies sur la paroi. Cette paroi confère à la voix de l'acteur, les allures d'une verve prométhéenne, promettant de recréer le monde à partir de la souffrance de tout un peuple asservi et servile à sa propre décrépitude.

Le fait qu'Olivier Borle soit un acteur blanc qui jouait ici la voix d'un poète noir n'a rien d'illusoire tant le comédien cherche à s'abreuver du texte en accentuant davantage en celui-ci la crise angoissée  que la révolte identitaire. Le metteur en scène dans son interprétation de cette voix écorchée insiste sur l'indignation qu'elle éprouve face à la résignation même de son peuple. En effet, cette voix du poète rappelle avec amertume et fierté l'histoire de son peuple, ranimant par là l'histoire de l'homme noir. Au demeurant, le poète méprise les clichés où le colonialisme avait prétendu enfermer ses ancêtres, en réactivant avec ironie une « cruauté cannibale », qui dès lors deviendrait l'essence même de la poésie et de l'identité du poète.

Au demeurant, Olivier Borle semble davantage avoir centré sa dramaturgie autour des jets et des saillies politiques du Cahier et son exploration se veut un souffle cherchant à apaiser le magma verbal de ce grand poème. Olivier Borle y reconnaît également une véritable « énigme de beauté », beauté qui à la fois pourrait fasciner et effrayer. Elle effraie ou du moins pourrait paraître mystérieuse parce qu'elle convoque une culture martiniquaise liée toute la mémoire d'un peuple et qu'elle utilise un lexique extrêmement technique. Mais en même temps cette beauté ne peut que fasciner parce qu'elle parle le langage universel de la poésie.

« Dans ma mémoire sont des lagunes » dit le poète, mais là précisément où le touriste occidental ou l'explorateur « doudou » pourraient voir des nénuphars, le poète lui voit des « têtes de morts », et c'est là la grande force chimique de la poésie telle que pouvait la définir Maeterlinck dans le Trésor des Humbles : « Un chimiste laisse tomber quelques gouttes mystérieuses dans un vase qui ne semble contenir que de l'eau claire : et aussitôt un monde de cristaux s'élève jusqu'aux bords et nous révèle ce qu'il y avait en suspens dans ce vase, où nos yeux incomplets n'avaient rien aperçu ». Dans cette lagune apparemment paisible s'écoule en réalité dans le regard plongé au vitriol du poète, du sang minimisé par l'Histoire.

Raphaël Baptiste

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