Si la bonne conduite d’un spectacle ne peut advenir que par le concours d’une multiplicité de praticiens, il nous tient à cœur de rendre ici hommage aux comédiens – à ceux qui, chaque soir, possèdent la force, la conviction, le talent nécessaires pour monter sur les planches ; qui ont, pour La Tragédie du roi Christophe précisément, le courage de prendre en charge cette langue si dense, politique, poétique, avec une abnégation et une constance tout à fait rares.
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L’« alchimie assez folle »[1], qui transparait évidemment dans la performance, provient sans doute de la réunion exceptionnelle de trente-cinq comédiens et musiciens au plateau, chacun issu d’un horizon différent : Congo, Burkina Faso, Belgique, Villeurbanne… Chacun possède quelque chose – comment le définir ? Une force ? Une humanité ? – qu’il nous a semblé important de transmettre, ou, du moins, auquel il est nécessaire de donner un moyen de diffusion.
Safourata Kaboré, Emmanuel Rotoubam Mbaide, Halimata Nikiema, Aristide Tarnagda, Mahamadou Tindano, Charles Wattara, Rémi Yameogo, Paul Zoungrana.
Il serait possible de dresser la biographie de chacun : évoquer les dates, les lieux de naissances, le parcours et la carrière. Mais il y aurait alors danger à répéter seulement ce que d’autres notices web développent déjà froidement, et de perdre, dans l’énumération de faits particuliers, incapables de rendre compte du parcours foisonnant d’une vie, ce qui constitue la véritable richesse –leur façon de faire exister l’Art.
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Ce qui a réuni les comédiens, ce qui leur a donné le désir de se réunir, c’est la conviction partagée que le théâtre est, particulièrement au Burkina Faso : un lieu de résistance.
Résistance politique, lorsqu’il s’agit de vaincre le total désengagement de l’État envers la culture – il s’agit de trouver par soi-même les matériaux nécessaires à toute création, un espace de travail, et des moyens pour rémunérer les artistes[2].
Résistance sociale, lorsque le théâtre est l’un des seuls médias permettant l’expression personnelle – notamment féminine[3], loin d’être gagnée dans les rapports quotidiens – et, également, lorsque le théâtre contribue à la transmission et à l’apprentissage de l’Histoire de la colonisation, souvent ignorée en France, et souvent méconnue en Afrique où l’alphabétisation peine encore à se généraliser.[4]
Voilà en quoi le théâtre de Césaire possède une force symbolique indépassable : c’est, pour le Français, prendre conscience qu’un pan entier de son Histoire demeure inconnue, voire reniée, alors même que la responsabilité de sa patrie est absolument essentielle ; c’est, en Afrique, un moyen de se réapproprier l’Histoire bafouée, de s’en souvenir, de la partager.
Si Une Saison au Congo et La Tragédie du roi Christophe ne traitent pas directement du Burkina Faso, il existe, en effet, des ressemblances et des constantes troublantes dans tout processus de décolonisation. Une fois l’indépendance conquise, que faire de la liberté ? Comment construire un État ? Il est frappant de constater à quel point la tragédie de la décolonisation est une histoire qui s’est sans cesse répétée, et qui, aujourd’hui encore, ne cesse pas : la relation entre Lumumba et Mokutu dans Une Saison au Congo est proche de celle qui unissait Thomas Sankara et Blaise Compaoré ; et, dans La Tragédie, si les moyens violents et primitifs utilisés par Christophe sont délétères, le projet qu’il porte, au plus profond – celui d’élever son peuple à une indépendance totale par le travail –, n’est pas sans rappeler celui de Thomas Sankara – Paresse, à bas. Dans les deux cas, apparaît le désir d’acquérir, pour le peuple, une autonomisation parfaite : du côté de Christophe, la citadelle est pragmatique, faite de ciment ; elle est plus spirituelle chez Sankara, et se manifeste dans la promulgation sans faille des valeurs culturelles, de la libération des esprits, de la connaissance de l’Histoire.
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Or, les comédiens du collectif Béneeré ont à cœur de contribuer à la poursuite, à leur échelle, de ce projet humaniste : celui de faire du théâtre un moyen concret de libération et d’émancipation – intégrité qu’on retrouve inscrite dans toutes les démarches concrètes entreprises par le collectif.
Et, en premier peut-être, dans la nécessité, promulguée par Christian Schiaretti, de créer une version plus réduite en distribution de La Tragédie du Roi Christophe : l’objectif est que le spectacle, pris en charge par les acteurs du collectif seuls, puisse tourner au Burkina Faso et dans les pays voisins, dans les villages, afin de diffuser la fable au plus grand nombre.
Tout comme ce fut le cas pour Une Saison au Congo, La Tragédie promet notamment d’être diffusée au festival Récréâtrales d’Ouagadougou: cette manifestation, qui réunit à chaque édition plus de 150 praticiens (comédiens, auteurs, metteurs en scène, scénographes, techniciens…), œuvre à la promulgation de l’écriture, de la recherche, de la création, et de la diffusion du spectacle vivant. Créé en 2002, le festival a désormais lieu tous les deux ans : il offre aux artistes, outre un espace de diffusion, un temps de travail, de réflexion et de formation – notamment par l’implication du Labo ELAN[5] … Il est également l’occasion d’inscrire le théâtre au sein du territoire : les espaces publics sont aménagés et transformés en lieux d’accueil et de diffusion du spectacle vivant ; les familles contribuent également à l’accueil des artistes et du public, ainsi qu’à la bonne logistique du festival dans son ensemble (billetterie, mise en place, restauration, ateliers pour les jeunes spectateurs…).
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On tend, finalement, à mettre en place un théâtre réellement populaire, qui puisse se déplacer dans l’espace public et être entendu, ainsi, par tous… Un théâtre léger donc, à l’image du « Théâtre valise » inventé par le collectif pour contrer les difficultés financières, et qui consiste à ranger dans un simple bagage tout le matériel nécessaire aux représentations, et, ainsi, être à même de le transporter facilement de ville en ville[6]. De manière générale, le collectif tend toujours vers une immersion du théâtre au sein du territoire : on joue sur le parvis des églises ; on travaille avec le jeune public, avec qui on traduit puis avec qui on met en scène les classiques français, dans une plus grande proximité avec tous, car joués ainsi dans la langue maternelle.
D’où le désir, également, et toujours de manière très concrète, de fonder une bibliothèque théâtrale et culturelle à Ouagadougou[7] – projet auquel le TNP contribue en grande partie –, accessible à tous les praticiens de théâtre, et aux étudiants. À cette bibliothèque s’ajoutera, ils l’espèrent, un espace de formation, dispensé aux débutants tout comme aux professionnels du théâtre, consistant en des ateliers de jeu, et, plus spécifiquement, des ateliers permettant de découvrir les personnalités-références du monde du théâtre (Constantin Stanislavski, Bertolt Brecht, Antonin Artaud, Jerzy Grotowski, Peter Brook, Odile Sankara…), afin d’enrichir ou d’approfondir une pratique personnelle et/ou professionnelle du théâtre.
L’instauration de ce lieu de formation répond au besoin, général, d’assoir le théâtre au sein de la cité. Si la mobilité explicitée en amont est nécessaire, et poursuivie, il semble également essentiel au collectif, d’un autre côté, de s’implanter : pragmatiquement, il s’agit d’être à même de stocker du matériel ; culturellement, il s’agit de fonder un lieu-pivot, un lieu de rencontres et de réunion défini et stable – un centre névralgique qui permet de fidéliser le public. Si l’itinérance aide le théâtre à aller vers les spectateurs, il est bon que le mouvement finisse par s’inverser, et que les spectateurs aillent, spontanément, personnellement, vers le théâtre, dès lors que ses manifestations cessent d’être ponctuelles, mais inscrites, activement, dans leur quotidien.
Finalement, le collectif permet, par la réunion de différents praticiens qu’il implique, de soutenir avec plus de poids cette résistance, originelle au projet. Ensemble, il est possible de porter la réflexion, puis la parole, vers un endroit moins aisé à atteindre individuellement, seul. Chacun transmet sa propre maîtrise et sa propre connaissance ; chacun apprend de l’autre. Un collectif pour un travail proprement collectif, hors plateau, au sein de la cité, alors même que les difficultés économiques inciteraient à l’urgence de la scène[8].
Le collectif est la preuve renouvelée que l’esprit créatif naît et œuvre avec rien, avec peu, avec avant tout une volonté intègre : une philosophie et une politique artistiques qui font retour sur l’origine du théâtre, et relativisent le luxe dans lequel il s’établit parfois, et en comparaison, en Occident.
Chloé DUBOST
Assistante stagiaire à la mise en scène lors de la création de la Tragédie du Roi Christophe. Étudiante en master Arts de la scène de l’École Normale Supérieure de Lyon. Rédactrice pour la Web Radio TrENSistor et pour l’Envolée culturelle, journal culturel en ligne.
[1] Olivier Borle, à propos de l’aventure Césaire au TNP
[2] En 2006, le budget accordé au ministère de la culture du Burkina Faso représentait 0,31% du budget national total. L’action culturelle souffre notamment du rattachement chronique du domaine de la culture à d’autres secteurs étatiques – les cadres supérieurs du département culturel sont issus d’autres départements, et manquent donc de qualification. Les infrastructures et les équipements à disposition sont insuffisants et souvent obsolescents. Quant aux artistes, ils ont des difficultés à faire reconnaitre leur activité comme étant professionnelle, et à obtenir une protection sociale ; il existe également peu d’offres de formation et d’éducation artistique. Burkina Faso : ministère de la culture, du tourisme et de la communication - Politique nationale de la culture (PNC), UNESCO, novembre 2008 [en ligne] (page consulté le 02/02/2014). http://en.unesco.org/creativity/sites/creativity/files/activities/conv2005_eu_docs_bf_cultural_policy.pdf
[3] Information issue d’un entretien avec le collectif. https://youtu.be/VLtOy5JKlmk
[4] En 2007, le taux d’alphabétisation au Burkina Faso a progressé, et atteint 40%.
KABORE Grégoire, « Développer les capacités créatrices pour le 21ème siècle - L’enseignement de la musique au Burkina Faso : état des lieux et enjeux dans le système éducatif. » Conférence mondiale sur l’éducation artistique organisée par l’UNESCO et le gouvernement du Portugal [en ligne] (consultée le 03/02/2017) http://portal.unesco.org/culture/fr/files/29984/11399308971kabore.htm/kabore.htm. [en ligne]
[5] « Récréâtrales - Le festival », oct-nov 2016, [en ligne] (consultée le 03/02/2017). http://www.recreatrales.org/fr.
[6] Malvina Migné, « Entretien avec Charles Wattara : Une saison entre Afrique et Europe », L'Envolée Culturelle, 18 janvier 2017 [en ligne] (consultée le 01/02/2017). http://www.lenvoleeculturelle.fr/entretien-charles-wattara/
[7] Id.
[8] Information issue d’un entretien avec le collectif. https://youtu.be/VLtOy5JKlmk