Depuis l’attentat devant les anciens locaux de Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty, trois thèses s’affrontent dans l’espace académique et médiatique : celle d’un terrorisme « individuel » (Olivier Roy) ou de « loup solitaire », celle d’un « terrorisme communautaire » (Bernard Rougier, Gilles Kepel, Hugo Micheron), et celle d’un terrorisme de « riposte » stratégique (Raul Magni-Berton).[i]
Pour Olivier Roy, les récents attentats marquent l’émergence d’un nouveau profil terroriste. Alors que jusqu’en 2015, les terroristes se radicalisaient pour la plupart dans de petits groupes de pairs, parfois en prison, et étaient souvent appuyés logistiquement par des organisations jihadistes, depuis 2016 le passage à l’acte est individuel et la logistique plus artisanale et amateur. Les récents attentats s’inscrivent ainsi dans le registre de la colère plutôt que dans le registre communautaire ou stratégique.
Pour Bernard Rougier, au contraire, les terroristes proviennent de ce qu’il a appelé dans son livre Les territoires conquis de l’islamisme (PUF, 2020) des « écosystèmes islamiques » (réseaux de salles de sport, salles de prières, librairies, commerces halal). L’assassinat de Samuel Paty par Abdoullakh Anzorov est ainsi expliqué comme l’aboutissement d’un parcours de radicalisation communautaire au sein d’une salle de lutte à Toulouse où régnait une « dévotion islamique particulière » et sur les réseaux sociaux. Le passage à l’acte résulterait ainsi du « contexte de sociabilisation d’un individu », à la fois au sein d’un environnement salafiste qui sacralise « l’interdiction de représentation et investit chaque croyant d’une mission de vengeur du Prophète », et au sein du cyberespace islamiste où « la légitimation de l’acte a été fournie par des parents au nom de leur religion ». Gilles Kepel qualifie cette socialisation de « djihadisme d’atmosphère », décrit comme l’aboutissement d’une radicalisation de « l’islamisme politique » depuis l’affaire des foulards en 1989. De manière similaire, Hugo Micheron considère que « le djihadisme se construit dans des territoires » à partir desquels se noue un « lien entre des militants djihadistes actifs et un amont composé d’un islamisme qui valide un certain nombre de ruptures avec la société ». Dans ce sens, les récentes attaques terroristes « ne concernent pas seulement des gens qui passent à l’acte mais bien des individus qui arment, qui cachent, qui aident ces derniers ».
Enfin, pour Raul Magni-Berton, la radicalisation trouve son origine dans les discriminations à l’encontre des musulmans et leur « vexation » par la politique interventionniste française dans les pays musulmans. Les terroristes demanderaient ainsi avant tout le retrait des troupes françaises et la cessation des bombardements en Syrie.
Le profil des terroristes
Que nous dit l’analyse sociologique du profil des auteurs des récentes attaques en France ? [ii] Permet-elle d’accréditer une de ces thèses ?
Le profil des terroristes présente à la fois des continuités et des nouveautés avec le profil mis en évidence sur la période 1995-2015 par Olivier Roy dans Le Djihad et la Mort, Seuil, 2016. D’une part, les Français issus de la seconde génération d’immigrés d’origine maghrébine représentent toujours une part importante (Inès Madani, Amel Sakaou, Ahmed Hanachi, Karim Cheurfi, Zyed Ben Belgacem) – les troisièmes générations sont toujours absents – et les convertis sont également très présents (Mickaël Harpon, Nathan Chiasson et sa compagne, Alain Feuillerat, Ornella Gilligmann, Sarah Hervouët, Molly B.). Le passé de délinquance (vols, port d’armes, trafics de stupéfiants) demeure très fréquent (Zyed Ben Belgacem, Karim Cheurfi, Ahmed Hanachi, Radouane Lakdim, Nathan Chiasson), bien que de plus en plus d’assaillants soient inconnus des services de police (Farid Ikken, Zaheer Hassan Mahmoud, Brahim Issaoui). Enfin, les terroristes cherchent très souvent à trouver la mort au cours de l’acte (exceptions d’Alain Feuillerat et de l’assaillant du prêtre à Lyon, doute pour Farid Ikken).
D’importantes nouveautés sont toutefois à noter. Les fratries, sur-représentées sur la période 1995-2015, sont quasi-absentes, à l’exception du cas d’Ahmed Hanachi dont un frère a combattu dans les rangs de Daech de 2014 à 2016 et un autre est soupçonné de radicalisation. En outre, aucun terroriste ne semble s’être radicalisé en prison. On note également la présence importante de primo-arrivants (Brahim Issaoui, Ahmed Hanachi, Zaheer Hassan Mahmoud, Farid Ikken). L’âge médian au moment des faits est autour de 29 ans (avec un groupe entre 19 et 29 ans et un groupe entre 33 et 45 ans), soit légèrement plus qu’entre 2010 et 2016 (autour de 26 ans selon des données non-exhaustives).
Fait d’importance majeure, très peu de terroristes ont fait allégeance à des organisations jihadistes (Farid Ikken, Alain Feuillerat, quid de Brahim Issaoui), lesquelles ont cependant parfois revendiqué des actes de manière opportuniste (Radouane Lakdim) voire erronée (Karim Cheurfi). Le caractère amateur (Abdoullakh Anzorov cherche l’adresse de plusieurs cibles sans succès, puis paye des ados pour identifier la cible) et artisanal (exemple des bombonnes de gaz lors de l’attaque manquée de Notre-Dame en septembre 2016) des récentes attaques démontrent cette absence de soutien logistique par des réseaux terroristes. La majorité des assaillants ont utilisé des armes blanches (couteaux, hachoir, marteau), bien que certains étaient également en possession d’armes à feu (Alain Feuillerat, Radouane Lakdim, Zyed Ben Belgacem, assaillant du prêtre à Lyon), mais jamais d’armes lourdes équivalentes à celles dont disposaient les terroristes de Paris en 2015 (exception de Karim Cheurfi qui a utilisé une kalachnikov). Cette prédominance des armes blanches indique soit que les assaillants n’ont pas réussi à se procurer d’armes à feu, soit qu’ils ne cherchent pas à tuer en masse. On note dans ce sens une fascination pour l’égorgement et la décapitation, qui relèvent de la délectation sanguinaire plutôt que d’une logique de maximisation de l’efficacité (tuer le plus possible dans le moins de temps possible).
Par ailleurs, bien que l’obtention de ces armes aient vraisemblablement parfois fait l’objet de complicités (cas d’Abdoullakh Anzorov notamment), le passage à l’acte était lui systématiquement solitaire. Il n’a ainsi pas été établi à ce stade si les diverses complicités mises en cause (parents d’élève, collégiens, proches) étaient averties de l’intention des terroristes. Dès lors, il semble difficile de parler de terrorisme communautaire : le passage à l’acte, solitaire, n’est pas appuyé logistiquement par des réseaux de pairs ou de quartiers (Anzorov a recours à des collégiens pour identifier et repérer sa cible, primo-arrivants désocialisés, etc).
La thèse de la riposte stratégique ne semble pas non plus pouvoir faire sens du profil des terroristes, lesquels ne font en grande majorité pas partie d’organisations djihadistes et n’ont pas d’expérience de combat en Syrie. Cette thèse n’explique pas non plus la temporalité de cette soudaine résurgence du terrorisme (la France est engagée militairement au Mali depuis janvier 2013 et en Syrie depuis septembre 2014). En réalité, on semble observer la fin du terrorisme comme dénonciation de l’intervention militaire française, que l’on retrouvait par exemple chez les frères Kouachi, Amedy Coulibaly ou les assaillants du Bataclan – sous réserve d’informations supplémentaires, Farid Ikken est le seul à avoir invoqué ce motif parmi les terroristes de ces dernières années.
Le nouveau terrorisme
Le profil des terroristes semble plutôt indiquer un double processus d’individualisation de la radicalisation et du passage à l’acte d’une part, et d’autonomisation vis-à-vis de la cellule familiale, amicale, de la prison ainsi que des organisations djihadistes d’autre part. On rentre dans un nouveau modèle de terrorisme. La vague d’attentats entre 2010 et 2015 avait déjà indiqué une tendance à l’ubérisation du terrorisme, où l’on utilise ses propres moyens artisanaux et l’on s’inscrit dans une logique de franchise ou labellisation par rapport à une organisation djihadiste (attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray en 2016 par exemple), même si le terrorisme organisé domine (attaques de Paris et Bruxelles).
L’étape supplémentaire qui semble avoir été franchie depuis 2016-17 est celle de l’individualisation du terrorisme, lequel devient un terrorisme pulsionnel et de réaction émotionnelle à des événements jugés insupportables (réalisation ou diffusion de caricatures du Prophète). Si le procès Charlie Hebdo apparait ainsi avoir eu un rôle déclencheur, il n’a pas « réveillé les réseaux djihadistes comme al-Qaida » comme l’avance Hugo Micheron (aucun des terroristes récents n’appartient à al-Qaida) mais a plutôt fait naitre des vocations de vengeurs du Prophète. On fait face à des entrepreneurs du jihad, dont le passage à l’acte relève plus du modèle de la start-up que du modèle réticulaire (réseaux organisés) ou communautaire (mouvement social).
Le terrorisme se fait également le miroir de l’anomie sociale (passé de délinquance, drames familiaux, toxicomanie, migration récente) et s’assure ainsi une diffusion sociétale non seulement hors de tout militantisme au sein d’organisations djihadistes mais également hors des communautarismes. Il n’y a par exemple aucun Turc parmi les terroristes malgré le fort communautarisme turc en France (les radicaux de la communauté sont des ultra-nationalistes, les « Loups Gris », et non des islamistes), pas non plus de bandes organisées comme la bande des Buttes-Chaumont ou la bande de Lunel, et un Tchéchène issu d’une communauté dont la violence exprimée lors des affrontements de Dijon et de Mulhouse est de nature non-jihadiste. Par ailleurs, quand le communautarisme jihadiste existe, comme par exemple à Londres dans les années 1990 (le « Londonistan »), il n’organise pas d’attentats dans sa propre cours – et quand il choisit finalement de le faire (attentat de 2005), c’est au prix de sa base logistique.
C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter la multiplication des terroristes non-connus des services de renseignement (Abdoullakh Anzorov, Brahim Issaoui, Zaheer Hassan Mahmoud) ainsi que l’effet d’appel sur les personnes souffrant de troubles psychologiques importants (Nathan Chiasson, Mickaël Harpon, homme arrêté à Lyon après avoir appelé le 17), y compris non-musulmans (homme d’extrême-droite abattu à Avignon). Cela ne signifie toutefois pas la disparition des motivations religieuses, lesquelles transparaissent dans le choix des cibles, très majoritairement des forces de l’ordre représentant l’Etat « impie » ou des prêtres ou paroissiens chrétiens (le père Jacques Hamel en 2016, le sacristain et la paroissienne de la basilique de Notre-Dame de l’Assomption à Nice, quid du prêtre orthodoxe à Lyon). Cela signifie en revanche que les terroristes agissent en dehors de toute base ou mouvement social.
Cette nouvelle nature du terrorisme rend la prévention des attaques particulièrement difficile. Même Al-Qa’ida ne s’y est pas trompé : son appel au « djihad individuel » est à la fois un aveu de faiblesse organisationnelle sur le sol français/européen et une réalisation du potentiel du terrorisme d’incitation. Les terroristes accomplissent ainsi des actions d’éclat dans l’espace public, qui tranchent radicalement avec la clandestinité et la froide exécution du terrorisme organisé (exemple des attaques de Paris).
[i] François Burgat quant à lui met en avant l’exclusion sociale des terroristes et leur volonté de s’en prendre à ce qu’ils perçoivent comme leurs oppresseurs. Cette lecture met donc également en avant la dimension communautaire de la radicalisation, cette fois de nature politique plutôt qu’idéologique. « François Burgat, politologue: il faut privilégier une explication politique des attentats », Diwan FM, 13/10/2020, https://www.diwanfm.net/news/%D8%A3%D8%AE%D8%A8%D8%A7%D8%B1-%D8%A7%D9%84%D8%B9%D8%A7%D9%84%D9%85/Fran%C3%A7ois-Burgat-politologue-Fran%C3%A7ais-%3A-les-auteurs-des-attentats-en-France-sont-des-exclus-de-la-vie%2C-qui-passent-par-la-porte-du-religieux-(Exclusive-DiwanFM)?fbclid=IwAR2KJucCBqvpRvBOwt_ykq0jMK380Se70j8RjAPtJwKrWI2BExCQeQa3P9g
[ii] Cette analyse se base sur 15 attentats depuis 2016 : l’attaque de Notre-Dame à Paris en septembre 2016, l’attentat à l’aéroport d’Orly-Sud le 18 mars 2017 (Zyed Ben Belgacem), l’attentat sur les Champs Elysées le 20 avril 2017 (Karim Cheurfi), l’attaque manquée de la base aérienne d’Evreux en mai 2017 (Alain Feuillerat), l’attaque sur le parvis de Notre Dame le 6 juin 2017 (Farid Ikken), l’attentat de la gare Saint-Charles à Marseille le 1er octobre 2017 (Ahmed Hanachi), l’attentat de Trèbes le 23 mars 2018 (Radouane Lakdim), l’attaque de la préfecture de police de Paris le 3 octobre 2019 (Mickaël Harpon), l’attaque de Nathan Chiasson à Ivry le 3 janvier 2020, l’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo le 29 septembre 2020 (Zaheer Hassan Mahmoud), l’attentat de la basilique Notre-Dame de l’Assomption à Nice le 29 octobre (Brahim Issaoui), l’attaque contre un prêtre à Lyon le 31 octobre, homme abattu à Avignon et homme arrêté à Lyon le 29 octobre, prêtre attaqué à Lyon le 31 octobre.