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Billet de blog 22 avril 2021

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La paupérisation délibérée de l’éducation nationale

Comme l’ensemble des services publics, l’Éducation nationale subit aujourd’hui avec force l’application d’une gouvernance budgétaire d’inspiration ordolibérale. La loi de transformation de la fonction publique adoptée en 2019 et le rapport rendu plus récemment par la Commission sur l’avenir des dépenses publiques contribuent tous deux à entériner la privatisation rampante du système éducatif.

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Depuis les années 1980, les stratégies politiques visant à la privatisation des services publics sont systématiquement les mêmes, quels que soient les services concernés : la santé de manière éclatante à l’occasion de la crise du COVID, les transports, l’énergie, l’éducation et même la justice avec la multiplication des partenariats publics/privés (la construction et la gestion du nouveau Tribunal de Grande Instance de Paris (TGI) par exemple).

Le modus operandi est connu : on commence d’abord par se fixer des règles budgétaires strictes (par exemple les règles dites de « Maastricht » dans le cadre du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) qui permettent ensuite de justifier une baisse des moyens matériels et humains. Cette rigueur budgétaire conduit in fine à la désertion des services publics par les usagers mais aussi par les personnels, excédés par les lenteurs administratives, la dégradation des conditions de travail et, de manière générale, par la qualité des services prodigués (1). La solution est alors toute trouvée : puisque le « public » fonctionne mal, privatisons ! Ce phénomène, bien connu s’agissant des services hospitaliers ou des transports, est encore trop peu souligné dans l’Éducation nationale.

À l’échelle nationale, le nombre d’élèves continue d’augmenter dans le second degré (2) mais les moyens budgétaires (donc matériels et humains) ne suivent pas. Faut-il alors s’étonner, en lisant une note récente du ministère de l’Éducation nationale, que cette augmentation soit plus importante dans les établissements privés que dans les établissements publics quand, dans le même temps, le gouvernement Castex décide de supprimer 1 800 postes dans le secondaire public en leur substituant des « heures supplémentaires » qui conduiront une fois encore à l’intensification du travail des enseignants ? 

N’est-ce pas là le meilleur moyen de renforcer la dégradation de leurs conditions de travail ? Peut-on envisager sauvegarder, dans ces conditions, la qualité des enseignements proposés aux élèves ? N’est-ce pas pousser les familles qui en ont les moyens à retirer leurs enfants des établissements publics, et donc œuvrer à la privatisation progressive du système éducatif ? 

La mise en concurrence des disciplines imposée par la réduction des moyens

Enseignant dans un petit lycée de la région parisienne (environ 500 élèves), j’ai pu constater in concreto le processus de paupérisation délibérée de l’Éducation nationale.

Chaque année au mois de mars, les établissements reçoivent une dotation horaire globale (DHG). Ces moyens budgétaires leur seront alloués l’année suivante par les services du rectorat à partir d’une enveloppe budgétaire académique définie par le ministère. En tant que coordonnateur de ma discipline (SES) au sein du lycée, je participe aux réunions au cours desquelles ces moyens sont répartis entre les différentes disciplines en fonction de leurs besoins pédagogiques et du projet d’établissement.

Ces réunions sont l’occasion de constater les effets délétères générés par ces politiques de rigueur insensées sur le fonctionnement de l’établissement, le moral des personnels et les conditions d’apprentissage des élèves. Ainsi, lorsque les besoins augmentent mais que les moyens baissent, une concurrence malsaine s’installe entre les équipes des différentes disciplines afin d’obtenir les heures d’enseignement nécessaires à la réalisation d’un travail de qualité avec les élèves et les collègues. 

Pour assurer un travail convenable (on ne parle même plus de « bien travailler »), ces équipes sont contraintes de retirer aux autres les maigres moyens dont elles disposent encore. Et, inévitablement, cela donne lieu à des tensions et des rivalités entre les disciplines. Les uns considérant les autres avantagés parce qu’ils ont réussi à obtenir une heure d’accompagnement personnalisé (destinée à aider les élèves en difficulté lors de séances en effectifs réduits mais parfois utilisée pour terminer des programmes extrêmement chargés) en plus de leurs horaires réglementaires.

Les chefs d’établissement eux-mêmes subissent ces sous-dotations et leurs effets. J’ai encore en tête cette phrase de mon proviseur expliquant à des collègues « être déprimé » par la nécessité systématique de devoir « faire des comptes d’apothicaire » afin d’assurer à ses personnels et aux élèves « les conditions les moins pires pour tous »… On en est là aujourd’hui dans l’Éducation nationale française. 

La « contractualisation » de la fonction publique

Malgré tout cela, la politique gouvernementale est sans équivoque : poursuivre à marche forcée la doctrine du « New Public Management » implicitement inscrite dans la Loi de transformation de la fonction publique.

Ce texte ambitionne de « développer les leviers managériaux pour une action publique plus réactive et plus efficace », « d’élargir le recours au contrat sur les emplois de direction de l’État et de ses établissements publics » et, pour finir, de créer un « nouveau CDD de projet […] pour permettre la mobilisation de compétences externes pour la conduite ou la mise en œuvre d’un projet » (3).

La terminologie de cet « Axe n°2 » offre d’ailleurs une illustration parfaite de ce que S. Lucbert appelle la Lingua Capitalismi Neoliberalis (4) et il s’avère parfois nécessaire de recourir à un dictionnaire de la novlangue néolibérale pour comprendre ces objectifs. Mettre en œuvre « une action publique plus réactive et plus efficace » revient à augmenter et à diversifier les tâches accomplies par les agents malgré des moyens constants ou en baisse. Autrement dit, faire plus avec moins. De même, mobiliser des « compétences externes » signifie avoir recours à des personnels non-fonctionnaires.

Pour une fois, l’honnêteté est de mise. Ce que le gouvernement souhaite, c’est donc remplacer progressivement les cadres de la santé, des transports ou de l’éducation encore attachés au principe de « service public » par des cadres issus du secteur privé et totalement convertis aux méthodes néo-managériales. Ces derniers n’auront aucun problème à faire des comptes d’apothicaire, d’abord parce que c’est le cœur de leurs compétences professionnelles, mais surtout parce qu’ils seront rétribués en conséquence. Ainsi, lorsque la loi envisage de « sécuriser la rémunération des agents contractuels recrutés sur emplois permanents, et prendre en compte […] leur engagement et leurs résultats individuels et collectifs » (5), il faut comprendre que ces agents contractuels seront en partie rémunérés sur la base des résultats de leurs services. 

Les auteurs du texte envisagent-ils aussi la possibilité de rémunérer les enseignants ou les chefs d’établissements scolaires en fonction des notes de leurs élèves aux épreuves du bac ou des taux de mentions obtenus comme le proposait le Fraser Institute dans un rapport publié au Canada en 2014 (6) ?

De manière générale, ce sont les statuts actuels de la fonction publique qui posent problème aux néolibéraux. Les fonctionnaires ne sont pas assez « souples » et « réactifs ». Pire, ils envoient au reste du monde salarial un « mauvais signal », comme aiment à le dire certains économistes. En premier lieu, celui que le chantage à l’emploi n’est pas une fatalité. Ensuite, que le travail peut être considéré autrement que comme une marchandise.

Le spécialiste du droit du travail Alain Supiot rappelle ainsi dans un ouvrage publié en 2019 à propos de la rémunération des fonctionnaires que : « La rétribution de ceux qui œuvrent ainsi à une mission d’intérêt général n’est qu’un moyen au service de ce but : il s’agit d’un traitement, dont le montant doit leur permettre de vivre dignement, et non d’un salaire indexé sur les cours du marché du travail » (7). Les fonctionnaires n’ont donc pas à se louer sur un marché, telles des marchandises, pour survivre et constituent eo ipso un obstacle au processus de marchandisation et de flexibilisation du travail. 

La commission Arthuis : une cure d’austérité annoncée

Rendu public au mois de mars 2021, le rapport de la Commission sur l’avenir des finances publiques présidée par Jean Arthuis appelle de ses vœux un encadrement encore plus strict des dépenses publiques et « la recherche d’économies de moyen et de long terme » (8) . Ce document propose en effet la création d’une « norme de dépenses pluriannuelles » et souligne que celle-ci « devra permettre à terme que la croissance des dépenses soit inférieure à la croissance des recettes »

Un rapport qui évacue immédiatement l’idée d’augmenter les prélèvements obligatoires (9) mais qui précise dans une note de bas de page que si « les recettes augmentent ou diminuent, la règle de dépense doit être ajustée en conséquence » (10). Seulement, dans un contexte européen de concurrence fiscale exacerbée et de crise économique majeure, une augmentation des recettes publiques semble aujourd’hui très peu probable. La baisse à venir des dépenses publiques devient, quant à elle, inévitable.

Contrairement aux effets d’annonce sur l’importance de l’école dans nos sociétés contemporaines (11), les membres du gouvernement et ceux de la Commission Arthuis n’ont finalement tiré aucune conséquence des effets catastrophiques provoqués par les politiques de rigueur depuis 40 ans, alors que la crise du COVID les a largement renforcés. Pire, ils s’entêtent dans une logique moribonde dont il faudra, je pense, tout faire pour sortir.

Théo R.


(1) Émission « Interdit d'interdire : Frédéric Lordon - Quels enjeux pour la journée du 5 décembre ? », 2 décembre 2019.
(2) Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, DEPP NOTE D’INFORMATION n° 20.37 Novembre 2020.
(3) https://www.fonction-publique.gouv.fr/loi-de-transformation-de-la-fonction-publique
(4) Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Fiction & Cie, Seuil, 2020.
(5) Ibid
(6) https://www.fraserinstitute.org/sites/default/files/teacher-incentive-pay-that-works.pdf
(7) A. Supiot, Le travail n’est pas une marchandise. Contenu et sens du travail au XXIème siècle, leçons de clôture. Éditions du Collège de France (2019).
(8) Rapport de la Commission sur l’avenir des finances publiques, p. 54.
(9) « Compte tenu du niveau déjà élevé de nos impôts nous ne pouvons raisonnablement envisager de faire reposer la maîtrise de nos finances publiques sur l’augmentation des prélèvements obligatoires », Rapport de la Commission pour l’avenir des dépenses publiques, p.15.
(10) Rapport de la Commission pour l’avenir des dépenses publiques, p. 54.
(11) « La maitrise des dépenses ne doit pas se faire au détriment des dépenses favorables à la croissance économique et au soutien des défis de demain. Par exemple, les dépenses de recherche, d’éducation, de formations professionnelles, ainsi que les investissements publics pour soutenir la transition écologique et numérique », Rapport de la Commission sur l’avenir des dépenses publiques, p. 55.

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