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Billet de blog 18 juillet 2023

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Lip, Charles Piaget et le « socialisme de tous les jours »

De la lutte des Lip en 1973 à nos combats présents, il y a un fil à tirer. Charles Piaget, l’un des animateurs de la grève, y trouvait l’inspiration d’un « socialisme de tous les jours ». Et il y a là de quoi nourrir les échanges des gauches syndicales et politiques d’aujourd’hui, si elles veulent représenter une alternative réelle – et anticapitaliste – aux urgences de l’heure.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 1973, l’usine Lip de Palente, à Besançon, est un fleuron de l’industrie horlogère. Elle n’en est pas moins menacée de démantèlement et d’un plan de licenciement massif qui va rencontrer une résistance ouvrière opiniâtre.

Le 12 juin, cette dernière prend un tournant décisif avec la « mise à l’abri » du stock de montres de l’usine. Le 18 juin 1973, les ouvrières et ouvriers de Lip se réunissent en assemblée générale et vont encore plus loin. La décision qui y est prise est un défi à l’ordre et à la légalité capitaliste : relancer la production de montres, les vendre, s’assurer ainsi un « salaire de survie » en s’octroyant – directement – une « paie ouvrière ». Les Lip sont les « Hors-la-loi de Palente ».

Par son imagination, son audace, sa détermination, leur lutte a frappé les esprits des contemporain·es. Tout l’été, elle bénéficie d’un véritable enthousiasme populaire : dans la presse, au transistor, on suit les nouvelles du combat des Lip.  Le bulletin des grévistes, Lip Unité, est diffusé par des dizaines et des dizaines de « comités Lip » locaux ; les ventes de montres sont le fait d’autant de receleurs et receleuses solidaires.

Au mois d’août, 200 ouvrières et ouvriers de Lip font le déplacement sur le plateau du Larzac pour soutenir la lutte paysanne contre l’extension du camp militaire. L’acmé de la solidarité avec Lip sera la manifestation de 100 000 de ses soutiens à Besançon le 29 septembre 1973.

Par le processus profondément démocratique qui s’y est développé – appuyé sur les décisions de toutes et tous en assemblée générale souveraine ; par l’ébauche d’une légalité ouvrière alternative à la domination patronale et à l’aliénation du Capital, le combat des Lip a incarné le renouveau de l’action ouvrière des années 68 et alimenté la perspective autogestionnaire des espoirs socialistes d’alors.

L’irruption du féminisme a également impacté Lip : des militantes comme Alice Carpena, Fatima Demougeot ou Monique Piton, toutes actives dans le Comité d’action, participent à la création d’un Groupe Femmes dans l’usine en 1974. La brochure qu’il publie en 1975, Lip au féminin – traduit dans sept langues et diffusé à des milliers d’exemplaires, rendra visible certains des travers patriarcaux de la lutte. Jusque dans les syndicats : les délégués sont très majoritairement des hommes, et « laisser la place » est loin d’être une évidence.

À tout point de vue, Lip est une brèche qui a déchiré le tissu du « monde comme il va » – ou plutôt comme il ne va pas, et elle est le fait des ouvrières et ouvriers de Besançon, et d’elles et eux seul·es.

« À combien de Lip simultanés un pouvoir central capitaliste peut-il tenir tête sans entrer dans une période de crise grave ? » demande alors Frédo Krumnow, secrétaire à l’action revendicative de la CFDT, tenant d’une ligne révolutionnaire en son sein.

Charles Piaget, syndicaliste de la CFDT lui aussi, militant du PSU et partisan de l’autogestion, a indéniablement été le porte-parole des Lip. De cette lutte, il va tirer des réflexions militantes à propos du « débouché politique ».

Le passage, la transition au socialisme est alors au cœur des débats, c’est un objectif vécu comme proche à l’époque, presque à portée de main, tangible. Nourri tant des expériences et des leçons de l’Unité populaire chilienne de 1970-1973, que de la révolution des Œillets au Portugal en 1974-1975.

Ce socialisme, doit-on le construire « par en haut » – c’est la voie du Programme commun de gouvernement signé par les partis de gauche en 1972, en comptant donc avant toute chose sur le changement électoral ?

Ou bien est-ce qu’il doit surgir « d’en bas à gauche », des luttes et des formes de pouvoir populaire qu’elles construisent ?

Piaget parie indéniablement sur la seconde option. Au titre du rôle qu’il a eu dans la lutte des Lip, il multiplie les interventions, en meeting ou dans la presse. Qu’y défend-t-il alors ? Quatre grandes pistes peut-être.

D’abord qu’il faut être révolutionnaire.

L’image qu’il utilise dans un de ses entretiens pour cela est percutante : « Notre objectif n’est pas de remplacer les patrons et les préfets de droite par des directeurs et des préfets de gauche. » Il faut construire un authentique pouvoir populaire qui ne peut pas se réduire à la composition d’un gouvernement, à « l’occupation » de l’État tel qu’il est. Mais bien au contraire, un pouvoir qui s’y oppose et le remplace.

Tout au plus concède-t-il que l’utilité d’un éventuel gouvernement de gauche résiderait dans le soutien qu’il pourrait apporter au mouvement des luttes, seul « moteur de la transformation sociale »… et appelé, de ce fait, à déborder ce gouvernement.

Ensuite qu’il s’agit, pour cela, « de faire en sorte que se développe, en toute occasion, l’action autonome de la classe ouvrière ». Piaget ne fait que repartir de la devise de la Première Internationale : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Il n’y aura pas de politique d’émancipation et d’égalité sans l’intervention et les mobilisations directes des classes populaires.

Il en découle une conception du « socialisme de tous les jours », qui parte des pratiques militantes elles-mêmes, sur le terrain. De l’ancrage au sein des classes populaires et de leurs combats. Car c’est par l’expérience quotidienne qu’on construit un projet politique qui puisse se prétendre « socialiste ».

Parler de socialisme au quotidien, c’est aussi remettre en cause radicalement l’organisation de nos vies – donc du temps de travail, ce que Piaget traduit ainsi : « On ne pourra pas parler de bonheur si, pendant 40 heures par semaine ou plus, on est soumis à tous les caprices de la hiérarchie, d’un despotisme de tous les instants. »

Interrogeant à partir de tout cela la forme « parti », Piaget en propose enfin une formule qui ne soit ni « ni de type “parlementaire-électoral” » ni « de type “avant-garde éclairée” ». Plaidant pour « l’intellectuel collectif » qu’il peut représenter, le parti selon Piaget tient aussi de ce qu’on pourrait appeler un « parti-atelier », terrain et outil collectif d’expérimentation autogestionnaire : en son sein comme vers l’extérieur ; dans et pour les luttes.

Il y a là indéniablement matière à nourrir les échanges des gauches syndicales et politiques d’aujourd’hui si elles veulent pouvoir représenter une alternative réelle aux urgences de l’heure, (re)trouver les chemins d’un projet anticapitaliste, d’un espoir socialiste – ou écosocialiste – à même de changer le monde.


Illustration 1
Charles Piaget. Photographie dans Politique Hebdo n°144 du 26 septembre 1974 (détail)

Cette contribution a d’abord été publiée sur le site de Contretemps, revue de critique communiste le 11 juillet 2023, accompagnée d’un entretien avec Charles Piaget du 3 octobre 1974.

On peut la prolonger avec la lecture de la petite étude Autogestion et révolution. Charles Piaget, interventions, 1974 parue aux éditions du Croquant et de l’anthologie Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, aux éditions Syllepse.

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