Théo Roumier (avatar)

Théo Roumier

Le socialisme tous les jours

Abonné·e de Mediapart

131 Billets

3 Éditions

Billet de blog 24 septembre 2024

Théo Roumier (avatar)

Théo Roumier

Le socialisme tous les jours

Abonné·e de Mediapart

Simone Weil, Charles Piaget : concordances anti-autoritaires

Simone Weil en 1936, Charles Piaget en 1973. Un fil ténu les relie à travers le temps : celui d’un socialisme résolument anti-autoritaire. Mise en regard de leurs concordances et de leur actualité pour la gauche d’émancipation.

Théo Roumier (avatar)

Théo Roumier

Le socialisme tous les jours

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’une, Simone Weil, normalienne et agrégée de philosophie, s’est embauchée en usine en 1934. Deux ans plus tard, liée aux milieux syndicalistes révolutionnaires, elle participe aux grèves du Front populaire avant de rejoindre la Catalogne antifasciste en août de la même année, à 27 ans. Elle y combattra dans les rangs des anarcho-syndicalistes de la CNT.

L’autre, Charles Piaget, syndicaliste CFDT de l’usine Lip à Besançon, membre du Parti socialiste unifié (PSU) et de l’Action catholique ouvrière (ACO), a 45 ans en 1973. L’année où les grévistes relancent la production de montres : « on fabrique, on vend, on se paie » proclame leur banderole sur les murs de l’usine occupée.

À lire le petit recueil d’articles de la première, rédigés en 1936 et rassemblés sous le titre Grèves et joie pure chez Libertalia, les concordances avec les idées défendues par le second presque quarante ans plus tard sont flagrantes. Charles Piaget a-t-il lu les écrits de Simone Weil ?

Les deux en tout cas ont inscrit leurs engagements dans des courants militants pour lesquels non seulement la rupture anticapitaliste était une nécessité vitale, mais devait être menée par les classes populaires elles-mêmes. Un fil ténu les relie donc à travers le temps : celui d’un socialisme résolument anti-autoritaire.

Illustration 1
Simone Weil en août 1936 à Barcelone, portant l'uniforme de la CNT / Charles Piaget le 14 août 1973, en tête de manifestation à Besançon

Prenons trois préoccupations que développent tant Simone Weil que Charles Piaget.

D’abord ce que le travail doit être : une activité humaine au service de toute l’humanité. L’usine seule ne produit rien. Simone Weil le dit ainsi dans les colonnes du Libertaire, hebdomadaire de l’Union anarchiste :

« Le travail, cela représente les hommes qui peinent. La propriété, cela représente des choses, de la pierre, du bois, du métal. L’éternelle revendication ouvrière, c’est qu’on ait enfin un jour plus d’égard aux hommes qu’aux choses. »

(Simone Weil, « La déclaration de la CGT », Le Libertaire, 23 octobre 1936)

Quant à Piaget, le 14 août 1973, jour de la reprise de l’usine par les CRS, et à la fin de la manifestation spontanée qui s’en est suivie, c’est du perron de l’église Saint-Pierre, place du 8 septembre, qu’il a lancé : « C’est pas des murs, l’usine, c’est des travailleurs. Lip est là où sont les travailleurs. »

Ce qu’il précise dans un entretien donné dans la foulée pour un numéro commun spécial de Rouge (hebdomadaire de l’ex-Ligue communiste, fraîchement dissoute) et de La brèche, publication de la Ligue marxiste révolutionnaire (LMR) suisse :

« Pour Charbonnel [ministre de l’Industrie du gouvernement de Pierre Messmer], une entreprise, c’est des machines, des montres, des scellés. Pour nous, c’est avant tout des hommes, avec le capital de travail et d’ingéniosité qu’ils ont. La véritable usine, c’est nous. »

(Rouge/La brèche du 17 août 1973)

Affirmer cela, c’est dire que le travail peut et doit échapper au seul calcul du profit. Que sa finalité peut et doit être socialisée. Ce qui dessine plusieurs perspectives : travailler autrement bien sûr, mais également décider ensemble de ce qu’il faut produire – ce qui ,d’un point de vue écologique, peut prendre une dimension déterminante pour notre avenir.

Et ouvre par ailleurs sur la question clé du « contrôle ouvrier ». Simone Weil en fait un objectif revendicatif qu’auraient rendu palpable et atteignable les occupations d’usine – une innovation des grèves du Front populaire.

« Le moment serait favorable, si on savait l’utiliser, pour constituer le premier embryon d’un contrôle ouvrier. Les patrons ne peuvent pas accorder des satisfactions illimitées, c’est entendu ; que du moins ils ne soient plus seuls juges de ce qu’ils peuvent ou disent pouvoir. ».

(Simone Weil [S. Dubois],« La vie et la grève des ouvrières métallos », La Révolution prolétarienne, 10 juin 1936)

Alors que la perspective gréviste s’est éteinte, que s’est éloignée celle de la révolution, Simone Weil persiste dans cette voie :

« Action syndicale énergique prudente, méthodique, coordonnée en vue d’un objectif bien défini : le contrôle ouvrier. »

(Simone Weil, « La déclaration de la CGT », Le Libertaire, 23 octobre 1936)

Elle le voit comme une étape mesurée, mais entaille concrète dans le droit divin patronal. Pour Piaget, s’il s’agit effectivement de le contester, ça n’est pas tout :

« L’idée du contrôle ouvrier est applicable partout, pas dans les mêmes formes qu’à Lip bien sûr, mais adaptée à l’entreprise. Si les travailleurs y réfléchissent ils trouveront la solution conforme à leur usine et à leur revendication. L’idée là-dedans ce n’est pas de fabriquer et de vendre c’est de prendre au patron son droit de décision par la lutte. »

(Charles Piaget, Lip, Lutter/Stock, 1973)

« Idée », elle passe dans les faits, à la fois comme une revendication et comme une pratique immédiate. C’est pourquoi la « solution » dépend de ce qui est mis en œuvre par chaque collectif de travail – et de combat. Le contrôle ouvrier prend la forme d’une « gymnastique autogestionnaire » née de l’expérience :

« Si tu veux, on n’a pas voulu, par exemple, faire l’illustration pratique de la théorie du “contrôle ouvrier” : on s’est trouvé dans une situation telle que le “contrôle ouvrier” s’est imposé à nous comme le seul moyen de lutte valable. »

(« Piaget : Les Lip ont repris l’offensive », entretien avec Bernard Langlois, Tribune socialiste, hebdomadaire du PSU du 23 août 1973)

« Contrôler aujourd’hui pour décider demain », c’est le titre du Manifeste du PSU publié cette même année 1973. Car c’est bien de la nature du socialisme à construire dont il est question, et de son caractère démocratique.

Un enjeu démocratique qui se traduit très concrètement par la place et le rôle du délégué et du syndicat dans une stratégie d’émancipation ouvrière.

Simone Weil perçoit le risque que comporte tout système de délégation. Pour y parer :

« Il faut que [l’action des délégués] soit étroitement subordonnée à un contact permanent avec les ouvriers. »

Elle imagine un « double remède ». D’une part un cercle d’étude coopératif à l’intérieur du syndicat, espace de formation et d’échange de pratique en quelque sorte. Mais, pour elle,

« le plus important serait de créer à la base, dans les usines, dans les ateliers, par équipe, des cercles d’études analogues, ouverts à tous, sans distinction. (…) Le délégué y assisterait, mais serait surtout là pour écouter. Chacun pourrait venir dire ce dont il souffre tous les jours, raconter ces menus faits insignifiants pour les gens du dehors, mais qui constituent pour les ouvriers le tissu même de la vie quotidienne. Et tous ensemble chercheraient des solutions. »

Elle conclue :

« Je demande instamment aux militants syndicaux de réfléchir à cette suggestion. Je la crois importante à plus d’un égard. »

(Simone Weil, Projet d’article, juin 1936)

Il y a là les prémisses d’une « politique de l’assemblée générale » telle qu’elle s’affirme dans les années 68 et qui implique une « rénovation des mœurs syndicales » comme l’appelle de ses vœux Piaget.

« Lorsque nous sommes passés à l’action ce fût un jaillissement d’idées nouvelles. Alors les délégués se sont trouvés dépassés et c’était normal. Il fallait accepter d’être dépassé sinon nous devenions un frein au développement de la lutte. Le rôle des sections syndicales est donc un rôle d’impulsion constante mais aussi d’acceptation du débat, d’acceptation de propositions extérieures. »

(Charles Piaget, Lip, Lutter/Stock, 1973)

Dans une telle démarche, non seulement favorable à l’auto-organisation mais qui la promeut, l’enjeu est « la capacité d’écouter la base et de [se] laisser remettre en cause » (Charles Piaget dans le film de Carole Roussopoulos, La Marche de Besançon – Lip II, 1973).

Le rôle des militant·es s’articule ici complètement au projet politique contenu dans « l’idée de contrôle ouvrier » comme dans la conception d’un travail appartenant à celles et ceux qui le font.

***

Au terme de cette petite mise en regard reste une grande question : ces préoccupations ne continuent-elles pas de faire sens aujourd’hui ? Les retrouver, les retravailler, serait finalement reprendre le fil d’une gauche d’émancipation dont notre monde a urgemment besoin.

***

Pour prolonger :

Illustration 2

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.