Deux représentants d’une tradition humaniste du judaïsme, l’auteur de BD à succès Joann Sfar et, dans un autre registre, Delphine Horvilleur, rabbin libérale, tous deux bons clients des médias où ils incarnent la position respectable de l’équilibre « entre les extrêmes » et de partisans de la paix, expliquent doctement depuis des mois qu’il n’y a « pas d’apartheid » en Israël, puisque l’on peut voir des étudiants juifs et arabes assis côte à côte dans les bibliothèques universitaires israéliennes (selon Delphine Horvilleur), ou que « les musulmans citoyens d’Israël se considèrent Israéliens » (on notera qu’ils sont ainsi dépouillés de leur identité palestinienne) et font leur service militaire dans les Forces de défense israéliennes, comme l’a déclaré Joann Sfar sur le plateau de l’émission « En société » sur France 5. S'exprimant d'un autre point de vue, Sophia Aram, du haut de l'autorité de son statut d'humoriste qui ne veut plus faire rire, assène depuis des mois sur tous les plateaux télé que « il n'y a plus de génocide que d'apartheid » (on pourrait ajouter à liste les clercs du Printemps républicain).
Sur leur blog, les auteurs du site Yaani, ont démonté « la falsification flagrante de la réalité » par Joann Sfar (non les Palestiniens citoyens d’Israël dans leur très grande majorité ne servent pas dans les rang de l’armée) et rappelé les discriminations systématiques (et systémiques) dont ils font l’objet. Un système qu’il est fondé de qualifier d’apartheid. Une qualification réfutée avec violence par nos moralistes, viscéralement hostiles à l’idée qu’il puisse y avoir une dissymétrie dans ce conflit. Delphine Horvilleur s’était même dite « très en colère » contre ceux qui racontent le Proche-Orient « comme s'il y avait des forts et des faibles » sur le plateau de France 5 en mars 2024.
« Une suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain »
On ne refera pas ici la démonstration d’une limpidité cristalline de l’organisation israélienne, devenue la bête noire du gouvernement israélien, B’Tselem (en français, « à son image », de l’expression « Dieu créa l’homme à son image ») sur la réalité « d’une suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain ». On la trouve ici, synthétisée en français.
En résumé, les autorités israéliennes exercent un contrôle sur l’ensemble du territoire de la Mer au Jourdain, à l’intérieur duquel des régimes juridiques différenciés et discriminatoires s’appliquent aux Juifs et aux Palestiniens. Alors que les Juifs jouissent de l’ensemble de leurs droits dans un territoire unifié, les Palestiniens voient leurs droits plus ou moins restreints selon le fragment de territoire auquel il sont assignés : à l’intérieur des frontières d’Israël de 1948, à Jérusalem, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. L’autorité exercée théoriquement par l’Autorité nationale palestinienne sur la zone A de la Cisjordanie, morcelée en un archipel d’enclaves, est en réalité résiduelle : ses finances dépendent du bon vouloir du gouvernement israélien, l’armée israélienne peut y intervenir à tout moment, les déplacements des Palestiniens sont soumis aux autorisations de l’administration militaire israélienne. Quant aux habitants de Gaza, même depuis le retrait des colonies en 2005, on a vu à quel point ils restaient étroitement régis par les autorités israéliennes qui y exercent un droit de vie et de mort… Quant aux Palestiniens citoyens d’Israël, certes ils n’ont pas de place assignés dans les bus (encore que...) ou des fontaines réservées aux gens de couleurs, mais ils sont considérés légalement comme des citoyens de seconde zone depuis l’adoption de la loi sur l’État-nation du peuple juif en juillet 2018. Ils sont de plus en plus exclus de l’accès à la propriété, exclus de communautés réservées aux Juifs, etc. Référez-vous aux conclusions de B’Tselem pour une description plus précise.
Mais tout cela ne convainc pas nos moralistes de la pertinence de la qualification d’apartheid qui relèverait selon eux d’une obsession antisémite. Afin d’être en compagnie d’antisémites notoires, voici donc une petite collection de déclarations évoquant sans fard l’instauration prévisible ou réalisée d’un système d’apartheid par Israël.
Premiers avertissements
David Ben Gurion, prophétisait en 1967 : « Israël... ferait mieux de se débarrasser des territoires et de sa population arabe dès que possible. Si ce n'était pas le cas, Israël deviendrait bientôt un État d'apartheid. » (Citation recueillie par Hirsh Goodman, « Let Me Create A Paradise, God Said To Himself : A Journey Of Conscience From Johannesburg To Jerusalem », 2009)
Yitzhak Rabin, en 1976, dans une interview télévisée avertissait lui aussi : « Je ne pense pas qu'il soit possible de contenir à long terme, si nous ne voulons pas arriver à l'apartheid, un million et demi d'Arabes à l'intérieur d'un État juif » et, comparant le mouvement de colonisation naissant en Cisjordanie « à un cancer », il avertissait que, faute d’accord, Israël risquait de devenir un État « apartheid » s'il annexait et absorbait la population arabe de Cisjordanie.
Difficile donc de soutenir que la logique de la situation créée par l'occupation était ignorée des dirigeants israéliens et de tenir le terme d’apartheid comme une invention tardive de la propagande palestinienne ou de la gauche radicale, ou pour le fruit d’une obsession antisémite.
Continuons avec des citations plus récentes, puisque nous sommes à présent dans la situation redoutée depuis 1967.
Sur la pente glissante de l'apartheid
Michael Ben Yaïr, conseiller juridique du gouvernement d’Yitzhak Rabin et procureur général d’Israël de 1993 à 1996, avait déclaré à Sylvain Cypel en février 2002 : « Nous commettons des crimes qui bafouent le droit international et la morale publique. […] Dès lors qu’un pouvoir dirige deux systèmes juridiques différents, l’un démocratique et libéral, l’autre répressif et cruel, là commence l’apartheid. Lorsque deux populations n’ont ni le même statut ni les mêmes droits, qu’une armée défend la propriété des uns et détruit celle des autres, qu’un colon a droit à beaucoup plus d’eau qu’un indigène, que la ségrégation est inscrite dans la loi, il n’y a pas d’autre terme pour définir cette situation qu’un apartheid. » (Extrait de « L’État d’Israël contre les Juifs »).
Haïm Gouri, grande figure de la littérature israélienne, sioniste convaincu et « poète national » avait comparé, dans un entretien à Sylvain Cypel en 2006, « le destin du sionisme à celui du communisme : deux idéologies fondées sur une idée d’émancipation séduisante et qui s’étaient effondrées dans la fange de l’oppression brutale. […] du sionisme théorique il ne restait dans “le sionisme réel” qu’un nouvel apartheid ».
Avec le prosaïsme des militaires, Ami Ayalon, qui fut entre autres responsable du Shin Bet de 1996 à 2000 et n’avait pourtant rien d’une « colombe », avait déjà estimé dès 2003 (au moment de la construction du « mur de sécurité ») que se mettaient en place « des éléments d’un système d’apartheid » et réitéré dans une interview télévisée en 2012 : « l’absence d’une solution à deux États pourrait mener à une sorte d’apartheid », « je pense que nous nous dirigeons vers cette destinée ».
En 2007, Ehud Olmert, chef du gouvernement estimait que « Si la solution à deux États devient impossible, Israël se retrouvera dans la même situation que l’Afrique du Sud, face à un combat [palestinien] pour l’égalité du droit de vote et ce sera la fin d’Israël. » (Extrait de « Israël, l’agonie d’une démocratie », Charles Enderlin). Le mot d’apartheid n’est pas prononcé mais la référence est limpide et éclaire la véritable nature du problème : il s’agit bien d’une question d’égalité.
Tout aussi lucide, Ehud Barak, ancien premier ministre, à l’origine du fiasco des négociations de Camp David en 2000, a déclaré en 2007 : « aussi longtemps qu’entre la Jordanie et la mer il n’y a qu’une seule entité politique nommée Israël, elle finira par être, soit non-juive, soit non démocratique … Si les Palestiniens votent aux élections, ce sera un État binational, et s’ils ne votent pas, ce sera un État d’apartheid. » Et confirmé en 2017 : « Israël se trouve sur la pente glissante qui mène à l’apartheid ».
Alon Liel, ancien ambassadeur d’Israël en Afrique du Sud de 1992 à 1994, affirmait lors d’une conférence en 2013 : « Dans la situation qui existe aujourd'hui, jusqu'à ce qu'un État palestinien soit créé, nous sommes en fait un seul État. Cet État commun... est un État d'apartheid. »
Critiquant l’approbation par la Cour suprême d’une loi qui interdit aux conjoints palestiniens de citoyens israéliens de rester vivre en territoire israélien, la députée, présidente du Meretz, Zehava Gal-On, avait déploré en mai 2006 : « La Cour suprême aurait pu prendre une décision plus courageuse et ne pas nous reléguer au niveau d'un État d’apartheid »
Shulamit Aloni, l’une des leaders du Meretz estimait dans une tribune dans Ynet, en 2007 « L'État d'Israël pratique sa propre forme assez violente d'apartheid avec la population palestinienne autochtone. »
Yossi Sarid, ancien ministre, membre lui aussi du Meretz, lançait en 2008, dans une tribune publiée dans Haaretz : « Ce qui agit comme l'apartheid, est géré comme l'apartheid et harcèle comme l'apartheid, n'est pas un canard, c'est l'apartheid »
Dans un avis juridique, en 2020, l’organisation israélienne Yesh Din, focalisée sur les droits des Palestiniens sous occupation israélienne, concluait « que le crime contre l'humanité de l'apartheid est commis en Cisjordanie. Les auteurs sont des Israéliens et les victimes sont des Palestiniens. […] Cela pourrait renforcer l'argument, qui est déjà entendu, selon lequel le crime d'apartheid n'est pas seulement commis en Cisjordanie. Que le régime israélien dans son intégralité est un régime d'apartheid. Qu'Israël est un État d’apartheid. »
En 2021, Yehudit Karp, ancienne adjointe au procureur général concluait, dans une contribution à Haaretz en octobre 2021 : « Il est temps de l’admettre, Israël est un régime d’apartheid », « C’est le terme utilisé par la loi internationale pour qualifier le genre de régime mis en place par Israël dans les territoires occupés. »
Le devenir d'Israël
L’emploi par des Israéliens du terme « apartheid » procède de logiques différentes : préoccupation sécuritaire pour les uns, motivation plus idéologique pour les militants de gauche. La droite et l’extrême droite n’ont rien à dire sur le sujet, puisque précisément leur objectif est de conquérir tout le territoire du “Grand Israël” et d'en faire disparaître politiquement ou physiquement les Palestiniens, sous une souveraineté exclusivement juive. Certains l’appliquent aux Territoires occupés, d’autres à l’État d’Israël, d’autres encore à l’ensemble du territoire compris de la mer au Jourdain, dès lors que s’évapore la « solution à deux États » et que s’impose la réalité d’un État commun.
Tous ont un point commun, c’est que l’objet de leur attention n’est pas tant le sort des Palestiniens que la préservation de la nature d’Israël : l’enjeu est la fin d’Israël tel qu’ils l’ont rêvé, voire sa fin tout court. La solution des deux États n’est pas tant vue comme une reconnaissance de l’histoire et des droits des Palestiniens, que comme une manière d’endiguer le problème dans un territoire séparé, de peur qu’une majorité démographique palestinienne n’oblige à instaurer un régime ouvertement discriminatoire, avec la violence qu’il implique. Jamais n’est envisagée dans ces propos la possibilité d’un régime égalitaire sur un territoire partagé et la nécessité d'une décolonisation des rapports entre Israéliens et Palestiniens.
Toujours est-il que le risque est nommé sans fausse pudeur par des Israéliens qu’on peut difficilement soupçonner de haine d’Israël, d’antisémitisme ou de dogmatisme anticolonial. La contradiction entre la constitution d’un État juif et l’existence d’une population palestinienne, au moins égale voire majoritaire, a été perçue dès l’origine comme devant découler immanquablement vers un système discriminatoire et ségrégationniste, en un mot en État d’apartheid. On aimerait entendre ce que nos moralistes auraient à leur répondre.
Pourquoi ce déni alors de la part de gens qui se revendiquent d’une éthique de la paix, du dialogue et la tolérance ? On se gardera de psychologiser cette posture éminemment politique, mais sans doute le déni est-il une échappatoire commode face à la contradiction entre l’image idéalisée d’Israël à laquelle ils adossent leur identité, et une réalité dont la laideur est perçue même par des Israéliens réellement soucieux du devenir de leur État (et bien sûr avant tout par les Palestiniens assujettis à la logique d’une suprématie juive sur la terre dont ils sont les autochtones).
Un déni français
En guise d’épilogue, ce petit morceau de déni officiel français. Jean-Yves Le Drian alors qu’il était Ministre des Affaires étrangères avertissait en mai 2021 : « Si d’aventure on avait une autre solution que la solution à deux États, on aurait alors les ingrédients d’un apartheid qui durerait longtemps […] Même le statu quo produit cela. » Dernier soubresaut de lucidité de la diplomatie française, rapidement sommée de rentrer dans le rang.
Lors du diner du Crif du le 25 février 2022, Jean Castex, Premier ministre avait sermonné : « il n’est pas acceptable qu’au nom d’un combat juste pour la liberté, des associations abusent de termes historiquement chargés de honte comme pour qualifier l’Etat d’Israël. Comment oser parler d’apartheid dans un État où les citoyens arabes sont représentés au gouvernement, au Parlement, occupent des postes de direction et des emplois à responsabilité, où tous les citoyens, quelle que soit leur religion, ont compris que leur seule espérance est la paix ensemble ? Ce n’est pas en affirmant de telles contre-vérités que des associations qui prétendent poursuivre un objectif de paix remplissent leur vocation ».
La paix n'a pas le même sens pour tout le monde.
 
                 
             
            