Pourquoi, plus que la résistance de l'Ukraine à l'invasion russe, plus que les foules qui manifestent en Russie contre la guerre, pourquoi l'image désormais célèbre de Marina Ovsiannikova m'a-t-elle frappé aussi directement, aussi personnellement ?

Ce que j'y vois, c'est une personne, justement, une simple personne qui dispose de très peu de moyens mais qui les met entièrement au service de quelque chose qui lui paraît plus grand qu'elle. Essayons d'imaginer ce que sera la vie d'Ovsiannikova après sa très probable condamnation : un nombre plus ou moins grand d'années de prisons (la récente loi permet de lui en infliger jusqu'à 15), une condition physique qui se sera probablement dégradée, des enfants qui grandiront sans elle, un avenir professionnel dans lequel elle ne sera plus journaliste (du moins aussi longtemps que le poutinisme ou une de ses variantes seront au pouvoir), et j'en oublie sûrement.
Ovsiannikova a mis en jeu tout ce qui était sa vie parce qu'elle a considéré que le crime que constitue l'invasion de l'Ukraine interdit qu'on se taise. L'image présente du reste à mes yeux un intérêt visuel tout à fait singulier. Le panneau que porte Ovsiannikova recouvre sa bouche : pourtant c'est elle qui refuse d'être bâillonnée et qui, de fait, porte une parole puissante alors même que la journaliste au premier plan (dont on ne connaît pas le nom) est rendue silencieuse par l'irruption derrière elle alors même qu'elle est, à strictement parler, la voix autorisée. La plus muette des deux est celle dont on voit la bouche.
Régulièrement au cours de nos vies, nous nous demandons si, dans telle ou telle circonstance, nous aurions été résistant ou bourreau (pour reprendre le titre du livre de Pierre Bayard). La vraie question, me semble-t-il, est plutôt de savoir si nous serions capable d'avoir ce simple courage élémentaire, pour ainsi dire voué à l'échec et qui, tout compte fait, ne sauve qu'une chose, essentielle : la dignité humaine.

En fait, lorsque j'ai vu l'image d'Ovsiannikova, j'ai immédiatement repensé au roman d'Hans Fallada, Seul dans Berlin, inspiré de la vie et (surtout) de la résistance et la mort d'Otto et Elise Hampel.
Tout comme Ovsiannikova, le couple Hampel n'a utilisé que des moyens ridiculement faibles pour résister à la tyrannie nazie. Tout comme le geste d'Ovsiannikova, la résistance des Hampel était vouée à l'échec, un échec terriblement cruel. Pourtant, tout comme Ovsiannikova, les Hampel ont fait ce qu'ils ont jugé nécessaire, possible et juste.
Chacune, chacun d'entre nous, serions-nous capable d'avoir ce courage à fonds perdus ? Serions-nous capables de ne sauver que la dignité humaine ? Je n'en sais rien, et personne n'en sait rien jusqu'au moment où on est placé devant des circonstances peu désirables.
Mais c'est pour cela que je voudrais remercier Marina Ovsiannikova, et c'est pour cela qu'il me semble que le peuple russe tout entier devrait remercier Marina Ovsiannikova, parce que c'est elle qui sauve aujourd'hui la Russie.