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Billet de blog 3 décembre 2023

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Rothko moins bon peintre que de Staël ?

L'actualité des expositions nous offre l'exceptionnelle possibilité de mettre en regard l'une de l'autre, les oeuvres de Mark Rothko et de Nicolas de Staël. Ces peintres sont tout particulièrement réputés pour leur grande et flamboyante palette de couleurs. Nous nous sommes aussi largement étendu sur leurs propos théoriques, car ce sont peintres qui parlent peinture.

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Rothko moins bon peintre que de Staël ?

Nous avons la chance de comparer en cette rentrée d’automne à Paris deux belles expositions sur deux des plus grands peintres de la couleur du XXe siècle. Celle de Nicolas de Staël est magnifique et nous explique la progression de l’œuvre de façon éclairante, toile après toile. L’influence de Magnelli à ses débuts, apporte la solution par le cadre, la structure, le schéma dessiné de ses peintures, les études préparatoires, comme les croquis au feutre d’Agrigente, ou ceux des ports et des champs faits sur le motif. La couleur surgit dans l’atelier avec ce bâti graphique. Une construction qui aura fait défaut à Rothko, autre coloriste et qui s’en défend, les toiles de l’américain simplifie le travail en accordant trois ou quatre couleurs répandues en rectangles, et largement, sur un fond au plus près des bords et sur un format vertical. Ses couleurs sonnent toujours juste, du moins jusqu’à l’assombrissement de sa palette. Sa première manière, les Subways sont déjà très peints, par-delà les figures, et son surréalisme abstrait révèle déjà les qualités du coloriste. Le Rothko classique toutefois évolue jusqu’à une simplicité qui nous laisse dubitatif. Tout se passe comme si son œuvre se laissait progressivement gagner par une tendance minimaliste mortifère vers l’assombrissement, jusqu’aux Black and Gray qui fait éclater une grande pauvreté picturale. Ses tableaux en général ne se laissent pas approcher, ils n’offrent d'ailleurs aucune délectation de la matière sauf repentir ou insistance, les quelques couches superposées ne s’apprécie qu’à distance, l’accord des couleurs ne se ressent qu’à cette distance. Nous sommes loin de la légèreté de la matière pulvérulente d’un Vélasquez ou d’un Titien dont il se réclame. Et de leurs gammes profondes de près comme de loin.1

La fluidité des derniers de Staël ne donne jamais cette impression de sécheresse, technique un peu sèche de Rothko bien au-delà de la matité qu’il a pu chercher chez Giotto ou Fra Angelico, voire pour ses « portes » ou « fenêtres », les rectangles des toiles destinées au Seagram building, et qui se référeraient aux encadrements de la bibliothèque laurentienne construite par Michel Ange. Et pour cette dernière référence, les niches rectangulaires encadrées par une double paires de colonnes elles-mêmes nichées, ces renfoncements surmontés de fronton et de table nous semblent appartenir sans doute davantage à la volumétrie du sculpteur.

On posera aussi avant de poursuivre ce qu'il convient de rappeler à chaque fois en matière de couleurs : La couleur n'est pas un concept pictural en soi, l'accord de tons concerne davantage la peinture, l'accord des teintes, notion spécifiquement picturale: à quoi on ajoutera, la luminosité du ton, sa profondeur et son éclat, luminosité et vibration qu'il ne faut pas confondre avec la fonction lumineuse elle-même qui cette fois concerne davantage les valeurs d'ombre et les passages qu'entretiennent ces valeurs entre les plans. Et la valeur-couleur si caractéristique de Nicolas de Staël existe beaucoup moins chez Rothko. Cette valeur-couleur par exemple, qui le fait peindre gris bleu sur gris bleu, ou rouge vif (luminosité) et blanc (valeur) en parfait équilibre.

Petit problème également : les peintures de Rothko ne perdent pas toujours certaines de leurs qualités chromatiques lorsqu’elles sont prises en photo, les téléphones nombreux à l’exposition le montrent sur leur écran. L’accord des tons n’est donc pas toujours essentiel même si ces accords sont d’une grande justesse, et ceci à ses débuts puis avec la floraison colorées de ses plages de couleurs. Les fameux halos autour des rectangles qui font merveille souvent ne souffrent pourtant pas la comparaison avec ceux qui naissent des plaques de matière superposées chez Nicolas de Staël. D’autant que de Staël en garde aussi dans sa dernière manière plus fluide. La puissance est du côté du peintre français. Le plus grand et le plus puissant coloriste du XXe siècle. Et le plus subtil quelle que soit la puissance des accords. L’intensité se maintient tout le long de son évolution que ce soit avec les entremêlements plus sombres de ses débuts ou avec la grande période des plaques à la spatule, nous avons à faire en permanence à une grande intensité dans toutes ces demi-teintes serrées, dans les gris, les blancs, les noirs ou les couleurs éclatantes, lumineuses jusqu’à la stridence.

Les peintures de Rothko destinées au restaurant Phillips inscrivent des cadres sur le fond coloré, les couleurs blaireautées s’épuisent dans une pénombre où sourd néanmoins encore une finesse et une dernière vibration de ton. Puis l’extinction de toute la picturalité gagne les tableaux de Rothko, ses peintures les plus sombres ne sont pas exposées, la chapelle de Houston est représentée par une maquette et une vidéo. Mais les Black and Gray témoignent de cette appauvrissement extrême. Il ne cesse pas totalement de peindre dans sa manière classique avec les couleurs d’autrefois, mais le doute s’instille chez le spectateur sensible à ses accords que l’on retrouve désormais avec difficulté.

Le contraste avec Staël apparaît d’autant plus saisissant, l’oeuvre de ce dernier fait montre d’une profusion et d’une variété continues, offrant les palettes les plus audacieuses, les gammes souvent inattendues accordées à la perfection, et l’on sait ce que coûte cette ligne de crête de la justesse colorée, chez tous les grands coloristes, et Van Gogh, Monet s’en plaignent comme Nicolas de Staël. « Pour peindre comme ça il faut mourir plusieurs fois » disait Van Gogh devant un Rembrandt.

Philosophiquement, les préoccupations « plastophaniques » d’un Nicolas De Staël reconduisent ou reproduisent la force brute chère à Peirce, transformée par nos soins en force brute de nature hypoiconique, espace délimité de la force plastique brute purement visuelle et purement harmonieuse, mais aussi la violence contenue d’une sensation impérieuse, le condensé des forces plastiques.

« Il faut savoir se trouver une explication pourquoi on trouve beau ce qui est beau. Une explication technique. C’est indispensable, savoir la loi des couleurs, savoir à fond pourquoi les pommes de Van Gogh à La Haye de couleur locale nettement crapuleuses semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ces nus semblait sans tache et d’une couleur de chair éclatante... ».56 Il ne s’agit pas seulement du simple souci technique de la peinture. De Staël s’exprimait ainsi en 1936, comme Van Gogh dans ses lettres en étant guidé par une quête plus fondamentale qui dépasse les problèmes d’apprentissage, nous parlons d’un souci plastique, de vérité plastique. La mise en place, le maintien de la composition, source et relais de la violente expression, l’ordre plastique héroïquement traduit et conquis dans la toile doit être établi. Cet établissement de la forme comme préoccupation exclusive est ici affirmé : « La forme, tant que les rapports n’y sont pas, ce n’est rien, cela n’existe pas ; l’informe non plus... c’est indispensable parfois pour aboutir mais ce ne sont pas des formes, c’est organique mais ce n’est pas organisé. Un tableau, c’est organiquement désorganisé et inorganiquement organisé... ».57 « Néanmoins dit l’auteur de la citation, dans « les choses les plus adverses », il croyait à « un principe préalable d’unité », non pas un système mais un principe. »58 Les métaphores organicistes qui assurent l’unité de principe dans la réalisation plastique du tableau sont ici essentielles pour le regard de l’artiste : « Je veux, disait-il, que mon tableau, mon dessin soit comme un arbre, comme une forêt. On passe d’une ligne, d’un trait fin, à un point, à une tache... comme on passe d’une brindille à un tronc. Mais il faut que tout se tienne, que tout soit en place. » 59 Bien sûr, ce discours se ressent encore d’une approche un tant soit peu gestaltiste. On y parle d’unité et de cohérence organique, mais le principe de la liaison des rapports plastiques y est clairement affirmé, comme un principe d’unité méthodologique et visuelle. Unité dans la constante du critère, le plastème, et unité dans l’élaboration de l’oeuvre peinte. L’auteur des citations précise : « C’est à partir de lui-même et dans le seul accomplissement de l’acte de peindre que Staël s’attache à confondre les phénomènes naturels à l’origine du tableau et le tableau réalisé », et de poursuivre « Il m’avait écrit aussitôt pour acquiescer : «Voilà la première pointe, c’est très important pour moi, je suis touché que tu le dises... » et il m’avait encore approuvé de préciser que la peinture était pour lui, fondamentalement, substance animée en laquelle se concrétise la vie des formes ; et que les éléments des formes – il faut comprendre : contour, surface, plan coloré, valeur génératrice d’espace et tous les autres attributs de la matière, tant visuels que tactiles – ces éléments des formes sont à la fois les matériaux du « faire » et l’esprit de son oeuvre, en un mot, sa « poétique ». » Ici le formalisme spontané du peintre de plastique pure se réjouit de trouver un écho chez le marchand de tableau et le critique d’art. On a vu que nombreux furent les littérateurs qui se laissèrent imprégner par ce formalisme. Reverdy, Sartre, Malraux sont de ceux-là. L’organicité quelque peu élémentariste dont témoigne les passages que nous venons de rapporter sont toutefois bien plus proches de la vérité plastique que la malheureuse pensée du corps sans organe et du figural dont nous ferons un sort plus loin (cf. notre article sur Deleuze et la peinture). La « poétique » au sens aristotélicien, voire au sens originaire grec dont nous parlerons ailleurs chez Heidegger et bien d’autres, éloigne aussi, il faut le préciser, de la poétique chère à René Passeron, elle l’est autant du côté de la réception de l’oeuvre que de sa fabrication ou de son instauration, versant supposé poétique au sens de Passeron. Car en affirmant la vie des rapports plastiques,en évoquant la substance animée, on se débarrasse comme toujours de la question du dogmatisme stylistique abstrait, et des contre sens sur la question de l’abstrait comme plan de l’être par exemple. « De là j’avais tiré cette conclusion : « dans cette poétique, le problème de la représentation et celui de l’abstraction ne s’opposent pas contradictoirement. » Ce qu’il devait confirmer nettement en répondant, en 1952, à une enquête : « Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace. » » Par où le « style » propre à De Staël rejoint une vérité essentielle pour toute peinture : ce qu’il appelle le mur, Giacometti la nommait « plaque », c’est le point de départ de l’oeuvre comme support plastique incluant tous les subjectiles. Expérience de la pomme, ou expérience de la nature, l’authenticité de la filière ou de la filiation plastique en tant que le tableau est réuni au sublime comme ensemble a priori des rapports plastiques, Idée transcendantale, c’est l’acte vital de la peinture et le donné brut : « et si de ce cercle que je viens d’introduire dans ma toile, je réussissais à faire une pomme ou une lune, ne serait-il pas mieux peint et ses rapports avec tous les autres éléments du tableau ne seraient-ils pas plus vrais ? » Toujours ce souci de la vérité des rapports plastiques en peinture : « J’ai besoin, m’avait-il confié, de sentir la vie devant moi et de la saisir tout entière, telle qu’elle m’offre dans les yeux et dans la peau. » C’est la force brute du coup reçu : le fameux « on peint à mille vibrations le coup reçu... ». « Il faut que je sois donné, donné absolument. » Mais il s’agit d’un véritable cartésianisme du coup reçu : la justesse de l’évidence plastique.

« Et nous ne saurons jamais si Descartes nous sert d’autre chose que de règle à calcul pour tout ce qu’on voit avec évidence. »60 Descartes prit comme guide d’une plastique pure de l’évidence, promoteur de l’accès au plastème « juste », tout un programme. Et un programme violent puisqu’il n’y a pas de juste milieu entre « la fulgurance de l’autorité », le pouvoir affirmatif du plastème et « la fulgurance de l’hésitation », le temps d’accorder ou de saisir le plastème.61. Et c’est une question de dimension perceptive concrète : « ce qui donne la dimension c’est le poids des formes, leur situation, le contraste. » La dimension plastique autant que l’ampleur des proportions, la puissance de la composition, c’est le poids des formes, en degré de construction, leur rapport sous forme de plan ou de masse, c’est leur rythme interne, leur situation dans la toile, le contraste qu’il compose entre eux et qui intensifie le tout.

Mais comme Giacometti, le portrait, malgré les apparences, malgré l’oeuvre – inachevée malheureusement –, qu’il nous a laissée, est chez De Staël un but en soi, une oeuvre complète de pourtraiture. « Quand j’étais jeune, pendant des années j’ai peint le portrait de Jeannine. Un portrait, un vrai portrait, c’est quand même un sommet de l’art. J’ai peint aussi deux tableaux, deux portraits. Les regardant, je m’interrogeais : qu’ai-je peint là ? Un mort vivant, un vivant mort ?... Alors, peu à peu, je me suis senti gêné de peindre un objet ressemblant, parce qu’à propos d’un objet, d’un seul objet, j’étais gêné par l’infinie multitude des autres objets coexistants. On ne peut absolument pas penser à quelque objet que ce soit, on a tellement d’objets en même temps que la possibilité d’encaissement s’évanouit. J’ai cherché alors à atteindre une expression libre. »62 Le regard objectivant du peintre qui centre sa perception sur les rapports plastiques devenus objets, se trouve à l’étroit dans un portrait conventionnel. Giacometti pensait de même. Mais la ressemblance recherchée dans la traduction des rapports plastiques eux-mêmes oblige certains artistes à sélectionner leurs objets plastiques. Pour ne pas se perdre dans le monde infini de la plastique pure. On quittera le portrait du mort vivant ou du vivant mort dont la vie n’est pas celle d’une forme plastique, dont la revenance spectrale n’est pas celle du « revenu » de la source plastique, à l’origine de laquelle il faut retourner selon Giacometti. Il pourrait se démarquer de ce dernier, Nicolas de Staël, lorsqu’il évoque la question des dimensions exactes dont il ne garde guère de souvenirs, il ne les voit pas non plus en face à face : « ... mes dimensions à moi c’est franchement du hasard parce que je crois au hasard et non à la dimension exacte. Je crois au hasard exactement comme je vois au hasard avec une obstination constante. C’est même cela qui fait que lorsque je vois, je vois comme personne d’autre. »63 Le hasard d’une révélation plastique qui m’est donné, à laquelle je suis ouvert, fait disparaître les dimensions du plastème délimité et déterminé. Mais la taille ou les mesures d’un portrait ou d‘une figure chez Giacometti, on l’a vu, participait d’une nécessité plastique, bien que le coup reçu chez lui prenait l’aspect d’une violence révélée par l’apparition d’un corps de femme ou du monde de la plastique en général dont on ne peut plus sortir au cinéma, sur les boulevards, dans l’atelier. La règle à calculer cartésienne qui accorde avec la plus grande intensité, quel que soit le pouvoir expressif du registre formel comme tel, laisse venir le hasard de la forme selon le coup reçu, en étant donné absolument, en étant organiquement désorganisé, enthousiasme du daïmon pictural qui fait surgir le hasard auquel on s’abandonne, la nature plastique se donne en totalité, sans dimension exacte, c’est le sublime de plastique pure. Celle-ci est ensuite traitée par le poids des formes, ce qui donne la dimension. Car « On accorde fort, fin, très fin, valeurs directes, indirectes ou l’envers de la valeur. Ce qui importe c’est que ce soit juste, cela toujours. »64 Affirmation capitale. Les rapports justes des valeurs picturales jusqu’à l’atonalité ou la dissonance la plus stridente, l’inversion des valeurs, en accordant très fin ou très fort, il s’agit toujours de donner accès à ce qui est juste : le plastème.  « Cela toujours. Mais l’accès plus il est différent d’un tableau à l’autre, plus le chemin qui y mène paraît absurde, plus cela m’intéresse de la parcourir. » Encore le hasard nécessaire à la création. Car l’éthique de plastique pure, l’ethos et la conduite du comportement artistique retrouve un certain sens commun, le sens commun du spectateur sartrien ou de l’absurdité chère à Camus et définissant une solidarité de révolté. Il peindrait presque pour voir comme tout le monde : « Je ne peins pas avant de voir, je ne cherche rien que la peinture visible par tout le monde. » Qui est ce tout le monde ? S’agit-il de voir selon l’évidence du plastème, la justesse en mille vibrations du coup reçu ? Ou de livrer le résultat d’une forme élevée au style, l’expression du registre formel qui se déploie sous les yeux du plus grand nombre ? Quoi qu’il en soit « On ne peint jamais ce que l’on voit ou croit voir. On peint à mille vibrations le coup reçu. » Le manque de lucidité du peintre saisi par le coup donné, par l’absolu du coup reçu, la plénitude plastique comme force brute et sublimité,  cela n’est non pas dû au peintre qui va établir la justesse les mille vibrations, d’autres diraient la modulation, ou l’harmonie complète de l’ensemble, l’intensité des rapports, qui, sur le moment apparaît avec un décalage. Ce que l’on voit se sépare de ce que l’on croit voir : ce que l’on a réellement vu, derrière les rideaux dirait Giacometti, c’est ce que l’on accorde très fort, fin, très fin etc. L’espace pictural du mur, le mur comme espace pictural où volent tous les oiseaux, auquel toutes les voies mènent, tous les chemins pratiqués par l’artiste soucieux de plastique, tous les ethos et les habitus plastiques, le mur comme dimension et synthèse a priori de tous les supports et subjectiles, « tous les oiseaux du monde y volent librement. A toutes profondeurs ».65

Ce mur, cette densité de la dimension picturale, De Staël nous le présente encore ainsi, tout au moins sous une forme négative, exprimant une relative insatisfaction : « Un « vingt paysage » vertical, gris et ocre. L’ocre un peu jauni, pas assez sévère. Gris cent pour cent superbe, rude et très nuancé. Forme générale assez solide, certaine, catégorique, possibilité de symbole donc discutable. Peinture, peinture, c’est-à-dire façon de peindre indiscutable, c’est comme cela, pas autrement. »66 (Nous soulignons).

Peinture, peinture. Catégorique, apophantique, forme générale solide. La certitude de la peinture. Voilà le mur, la dimension qui conduit du hasard à l’exactitude. Une règle à calculer à partir des fonctions de la plastique pure qui fournit la certitude perceptive de l’artiste, un cartésianisme, et une fonction plastique cogitative réceptive aux mille vibrations en accordant toujours juste. Et sur les éléments picturaux, il émet une réserve parmi ces annotations, voir Nicolas de Staël de Pierre Lecuire, les éléments picturaux que nous avons vus plus haut : « N’exagérons rien. La construction linéaire, qu’est-ce que c’est ? Que voulez-vous qu’y tienne au tableau, si ce n’est la couleur ? Mais dés qu’il y a couleur, elle se fiche de linéairement. »67 Ce qui tient au tableau, ce qui fait le mur, ce ne sont pas les lignes dont il n’aime pas la notion, mais il faut reconnaître qu’elle ne joue quasiment aucun rôle dans sa plastique personnelle. La construction colorée comme fonction plastique mixte, la fonction de composition étant remplie par la fonction colorée qui dispose les plans, régit l’espace, construit le tableau. Il est vrai également comme nous aurons à le répéter que la ligne n’est pas en soi un concept plastique qui ne serait dévolu ni au dessin ni à la peinture. On peut en dire de même quant à la couleur. Mais chez De Staël, sa fonction constructive s’impose trop fortement pour être le synonyme de la mauvaise querelle des coloristes et des dessinateurs, pour être l’équivalent de la prétendue matière colorée.Toutefois, il s’interroge sur le plan unique du tableau, dont le mur ne serait que le point de départ, mais aussi la finalité, un plan unique qui est celui du code non signifiant, idée contre laquelle s’était élevé Claude Levi-Strauss : Est-ce qu’un tableau peut être tache et rien d’autre ? Je n’en sais rien » Mais une certaine bêtise picturale est ici revendiquée. Sorte de peintre hyper rétinien sans complexe et retournant au fond le compliment. « Niaise. La niaiserie est une des sources les plus profondes qu’on ait à sa disposition. Il est évident qu’on ne peint jamais que des choses, formes, taches fort simples. Est-ce qu’un tableau peut être tache et rien d’autre ? Je n’en sais rien. Le large est à tout le monde, seulement chacun à des narines différentes pour en percevoir tout ce qu’il peut. » Et la violence se précise, la virulence de l’attaque : « Fond de meurtre. Pour chaque grand peintre, cela veut dire : aller jusqu’au bout de soi. » Comme le Hara-kiri de Giacometti ; le fond de meurtre, c’est la niaiserie initiale celle qui pourrait réduire la vie à la forme certaine, solide, à la peinture peinture. Mais la même lettre semble s’intéresser à l’existence, elle nous parle de la vie. « Toute vie est cruelle parce qu’on est jamais assez sensible, jamais assez prévenant de soi, des autres. » Le fond de meutre vient des douceurs de la terre. La manière large est à tout le monde. L’artiste peut brosser à grands traits, à larges touches son tableau sur fond de niaiserie à quoi se réduit la vie meurtrie, la vie cruelle dont le meurtre naît et sourd des douceurs de la terre. La terre, le mur, nous voulons croire qu’il s’agit toujours d’un monde pictural celui dont la cruauté s’inscrit dans la cruauté générale de la vie, mais de la plastique nous ne sommes jamais assez sensible, jamais assez prévenant de soi, des autres.68 Mais foin de tout existentialisme de pacotille soulignant l’absurde. De Staël nous met en garde sur ce genre de dramatisation littéraire de l’éthique artistique. Il se démarque d’une certaine préface : Ça va très loin sa préface, très loin. Sois calme, maître de toi jusqu’au bout et tu auras pondu ce qu’on attend depuis toujours hors des écoles, hors de toute théorie. J’étais vraiment bien ému ; mais quant à penser que cela puisse aller jusqu’à « l’absurde », ou bien c’est une image purement littéraire, alors tant pis (c’est la troisième chose que je voulais te dire ou bien si l’on prend cela au sérieux, alors c’est une véritable catastrophe, comme une négation des choses hors du catéchismes des perceptions, de tout notre équilibre de deuxième ou troisième conscience, et c’est trop facile d’appeler absurde ce qui est essentiellement organique, vital, sans quoi on ne peut vivre et qui fera peut-être l’équilibre de base de tout ce qui suivra. » 69 Cette mise en garde contre l’emploi d’un tel mot « non, c’est grave de prononcer un mot comme cela, alors que le point le plus aigu de toute cette belle histoire est une illumination sans précédent. », notre peintre cherchera toujours à convertir une approche littéraire de la chose picturale, il a toujours affaire semble-t-il à des littérateurs, à l’organicité vitale, à l’illumination sans précédent du regard plastique comme tel. Dans la même vient la citation de Keats, accomplissant cette conversion, cette métamorphose de la littérature à la peinture : « J’ai toujours été conscient du dédale qui mène à l’éminence de l’art (j’en juge d’après la poésie) pour croire que je puisse comprendre la force et l’accent de la peinture. Quelles innombrables compositions et décompositions se placent entre l’intelligence et ses mille matériaux, avant qu’elle puisse atteindre la Beauté, par une perception tremblante et délicate comme celle des cornes d’escargot. Je ne connais pas vos différents havres d’intensité, je ne les connaîtrai jamais, mais il y a une raison pour laquelle j’espère que rien de ce que vous accomplirez ne sera perdu pour moi : c’est que lorsque j’étais écolier, il y avait en moi l’archétype d’un tableau héroïque. Je ne peux pas l’expliquer. Je le voyais. »70 Keats rejoint les rares littéraires que nous avons vus et que nous reverrons encore tels Lucien, Reverdy, Freud, Aragon, Malraux et quelques autres ou qui aurons rencontré l’Autre pictural.. Comprendre la force et l’accent de la peinture, ce n’est pas comprendre la force d’un plan d’immanence deleuzien, ni une force derridienne qui vous coupe le souffle, toujours pas de corps sans organe en peinture, jamais. Le forcialisme et l’événementialisme d’une certaine philosophie est le meilleur moyen de ne jamais comprendre les différents havres d’intensité de la peinture. Quant au tableau héroïque, archétypique, il sera certainement celui que l’on voit se tourner vers le regard fragile du poète, héroïsme du tableau surexposé à différents systèmes d’appréciation rarement adéquats et archétype d’une surentente avec le littéraire, entre illumination et niaiserie, niaiserie-picturale- pour-l’illumination, en vue de la forme solide du mur, de son donné absolu, de sa forme exacte et des rapports justes. Même si notre artiste fait parfois l’artiste lorsqu’il prend la plume, s’il parle en vain comme dit le littéraire, c‘est-à-dire s’il parle en peintre sans parler de peinture, parler en peintre c’est souvent parler en poète de la peinture, ce qui est souvent catastrophique. Lorsque l’on se plait à parler en poète pour parler en peintre sans parler de peinture, cela donne le résultat contrasté suivant, on y parle du dessin sans idées, ce qui pourrait passer éventuellement pour une traduction plus sensible à la plastique du disegno renaissant., il est vrai qu’il faut reprendre le poète qui parle presque toujours très mal de peinture ou de dessin. Reprenant Pierre Lecuire, il affirme : « Dans le dessin, c’est le dessin ? Et le blanc du papier alors, qu’est-ce que vous en faites ? Dessin sans idées : attention, il n’y a pas d’idées là-dedans. Le plus important serait de longer l’idée du dessin sans idées pour arriver, pour aboutir à une toile toujours sans idées, qui se rappelle du dessin comme on se souvient d’une bonne poignée de main à la fin d’une journée. Dans le dessin, le dessin, dans la toile, la toile. Non et oui, mais trop simple. Tout dessin doit avoir force d’expression comme une toile, mais autrement. Il est trop tôt ou trop tard. On ne confond pas sa propre respiration.»71 La recherche d’un plan d’immanence plastique, dans le dessin, le dessin, dans la toile, la toile, et dans la sculpture, la plaque nous disait Giacometti, c’est-à-dire le plan général de la forme sculptée au sein même du bloc et de la masse, le plan général, dominant et principal, dans le dessin, le dessin, c’est-à-dire un dessin sans idées. C’est-à-dire sans trait, c’est-à-dire sans effet TR comme ont pu le penser des gens si éloignés du dessin, le dessin parergonal déniant la pureté de la beauté non adhérente, le « il n’y a pas d’idée là-dedans » est bien évidemment destiné à celui qui perd de vue ou ne s’est jamais approché de l’objet et de la force brute qui se donnent pleinement dans l’organisation complète du dessin ou de la toile. Aucune différence entre la peinture et le dessin comme nous le répéterons régulièrement au regard de cet intérêt plastique. Un dessin de la beauté kantienne véritablement parergonale parce que non adhérent, nous en faisons la description plus loin. En dessinant on ne confond pas sa propre respiration.

Priorité peinture. Comme un mot d’ordre, il y va d’une peinture ou d’une respiration picturale sans idée sinon avec l’idée plastique première, l’eidoplastème, car comme le voulait aussi tous les grands peintres révolutionnaires, « Il s’agit toujours et avant tout de faire de la bonne peinture traditionnelle et il faut se le dire tous les matins, tout en rompant la tradition en toute apparence parce qu’elle n’est même pour personne. » Il s’agit d’un toucher de la toile vierge. « Je rentre en forme » comme l’aventure, la grande aventure giacomettesque. « La composition va du rythme touché au tout le moins touché possible évidemment. » Problème de composition garder le tout de la composition sans l’altérer, c’est en termes cézanniens intensifier la modulation, accorder les harmoniques de la toile. Priorité peinture en étant au maximum du plan aux confins de la toile vierge nous dit-il, « Je veux dire que la surface peinte tente sa forme comme si elle était encore vierge », le contraire de la toile blanche remplie de tous les tableaux du monde évoquée par Fromanger et Deleuze et relève d’un problème de paradigmatique mémoriel, de réminiscence visuelle. Ici, il parle de la forme qui se forme comme si la toile était encore vierge, c’est-à-dire comme si la toile avait préservé son unité plastique première à travers le plan. «... mille écueils, l’informe, lorsque la forme n’a pas été vue ailleurs et l’absence de ne sais quoi auquel on est habitué. »72

« Ligne, non, contour plutôt, l’âme des contours », comme le résume Anne de Staël, un regard ouvert ou qui s’embrase à ce qui est donné absolument selon la certitude de ce qui tombe juste en accordant très fort et très fin. « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent. Un geste, un poids. Tout cela à combustion lente. »73 La combustion lente pour l’âme des contours, on se souvient que les tenants du principe de plaisir que sont les artistes pour Freud s’intéressent aussi à l’accord des contours. Ils ne s’intéressent pas aux lignes comme telles, ni aux traits, ni à la couleur, ils s’intéressent à l’accord des couleurs, ils s’intéressent aux rythmes et aux plans, aux découpes de ligne et aux découpes de plan qui font l’accord des contours « si du moins je crois à l’âme quelque part, c’est dans les contours, pas les lignes non, c’est très différent, j’insiste. » C’est très différent de la ligne serpentine, ou des lignes de force chères à Jacques Villon qui ne sont pas des lignes comme en parle Roger van Gindertael. La sublimité plastique ou le sublime de plastique pure est comme un océan de forme absolument donnée, comme si le sentiment océanique lui-même n’était que cela, une perpétuelle révélation plastique. « Il n’y a pas que cette immense ébullition où l’on se contente de quelques tracés monotones. C’est extraordinairement mesuré l’océan, bien bâti, alerte, différent à chaque instant heureux et quelles trouées au couchant avec ces petits nuages pâles qui semblent rire du poids des vagues, bleues, vertes, serpents, miroirs superbes, que cela s’organise bien ce débordement. Quel tempérament équilibré. Je n’en ai jamais tant vu de couleurs fugitives, certaines impossibles, éclatantes, calmes. Quelle joie, René, quel ordre. »74 L’océan cartésien émane d’une poésie plastique, une petite lettre poétique destinée à un poète qui parle de peinture. Mais pour baigner dans la plastique. En voulant créer d’autres problèmes visuels, en écrivant que sa « peinture est fragile malgré les apparences de jeux de forces de violences elle est fragile simplement dans le sens du bon, du sublime, de la virtuosité... de la chance »,75 la peinture comme le pouls d’un cobaye qu’il faut prendre juste avant sa mort, la peinture comme le poids des forme à chaque geste, combustion lente, une dimension, « sa dimension ( française ?) Ce qui donne la dimension c’est le poids des formes, leur situation, le contraste, c’est toujours mesuré et sans mesure. Faire attention à cela, il n’y a jamais moyen de donner une dimension sans prendre les mesures et c’est très difficile, vous savez, on prend le pouls d’un cobaye, quatre secondes après il crève, il faut faire attention. »76 L’intensité de la sensation plastique, prendre le pouls du mort-vivant, du « revenu » giacomettesque de la source plastique, prendre le pouls qui se donne absolument dans l’établissement du plastème dont la mesure est si difficile, au bord de la rupture, « rien qu’un trompe-la-vie comme elle sera toujours comme elle sera toujours la peinture, peut-être », objectivement « inconnu familier » de la reprise plastique qui se rejoue toujours avec la même fulgurance, c‘est si fragile un rapport plastique.

Car « l’explosion, c’est tout chez moi ».J’accorde fin, fort, très fort, « je frappe moins fort les plus équilibrés ». « Plus vous saisirez que l’explosion, c’est tout chez moi comme on ouvre une fenêtre, plus vous comprendrez que je ne peux pas l’arrêter en finissant plus les choses, et plus vous aurez d’arguments vrais pour défendre ce que je fais. »77 Il ne s’agit pas de faire exploser la fenêtre d’Alberti, il s’agit de faire sentir que la sensation plastique mesurée au sein du plastème qui est toujours un rapport équilibré, juste, est aussi une explosion. L’inachèvement des toiles ne retire rien à leur qualité, si l’explosion productrice de plastème s’y trouve présent. On peut toujours se demander si cette priorité peinture, cette priorité explosion, « tout cela qui sait n’est-ce peut-être qu’un rêve idiot ? »78 Rêve de jeune fille ou rêve d’un idiot, la peinture. « Je vais encore essayer ces jours-ci avec une fille qui déborde convenablement le dessin ».79 On déborde le dessin, le dessin a quelque chose de débordé, notamment par une jeune fille, érigée en modèle. Ce paradigme de la forme débordant le dessin, la plastique du mur qui maîtrise le dessin en le réduisant à l’âme des contours, à l’accord des contours, comme à la composition qui va, écrivait-il « du rythme touché au tout le moins touché possible évidemment. » Evidemment avec cette mesure de l’organicité plastique, « Mais tout cela tient à je ne sais quel alphabet dont on ne perçoit qu’une partie », l’alphabet des accords frappés ou touchés avec force et finesse, au-delà des écritures et des fausses grammaires de l’art, avec la règle à calcul de Descartes, gardant le tout le moins touché possible évidemment, la totalité de la composition, l’ensemble de la donation plastique revenue, - il faut néanmoins, être indulgent envers tous ces poètes avec lesquels on correspond. La niaiserie à quoi se réduit l’en-dehors de la plastique pure pour le peintre, on l’a vu, il faut néanmoins ne rien refuser : comme Deleuze posant des questions « cons » et qui lui fit découvrir une règle d’accord colorée, « Rien de ce qu’on dit d’idiot sur l’art n’est néfaste à un peintre, il en a besoin. »80 Notre artiste est bien optimiste, car certaines idioties ou bêtises littéraires institutionnalisées ont eu un devenir tragique pour le cours de l’histoire de l’art Mais, encore optimiste, il parle du bon sens plastique réservé à l’apparition féminine sous le regard du peintre, il parle de la personne qui lui est présentée comme il parlerait d’un tableau : « Jeanne est venue vers nous avec des qualités d’harmonie d’une telle vigueur que nous en sommes encore tout ébloui. Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain. »81

Qu’y a-t-il de comparable entre certains nuages riants comme des vagues de bleu et de violet, certaines complaisances similaires, et cette profession de foi : « Je veux réaliser une harmonie. Je me sers d’un matériau qui est la peinture. « La perception pour un peintre n’a qu’une seule dimension, celle qui l’éloigne ou le rapproche de son ouvrage. Sa main d’ouvrier. Je peins le plus souvent sans concept, sans écriture conceptuelle. Je pars aussi d’une image plus claire. Dans les deux cas que la perception ne soit pas morcelée. »82 Réponse à un questionnaire du Musée d’Art moderne de New York en 1961. Une des dernières recommandations, écrites avant sa disparition, a été de dire sur ses tableaux « ce qu’il faut faire pour qu’on les voit. »83

« Bien sûr, l’histoire de la peinture ne s’est pas arrêtée avec Nicolas de Staël. Mais vingt ans après sa mort, force nous est de constater que les contemporains de Staël qui ont eu la chance de vivre plus longtemps que lui n’ont pas retrouvé de second ni de troisième souffle.

Parmi les plus jeunes, l’ironie s’est substituée au lyrisme. De Paris, l’aventure est passée aux Etats-Unis, à Londres, en Allemagne. L’Ecole de Paris n’a fait que se survivre. Aux Biennales de jeunes artistes, on n’expose plus de tableaux.

Tout se passe, en vérité, comme si toute aventure individuelle était condamnée. Les différentes « écoles » qui se sont succédées, à un rythme de plus en plus rapide, depuis la mort de Staël ont ceci de commun qu’elles supposent une complicité immédiate non seulement avec les autres artistes, mais avec le public. L’artiste est condamné à l’exhibitionnisme, en une sorte de résurrection du dadaïsme, négateur de l’art. Il n’est pas dit que de grandes et violentes beautés ne puissent sortir de cette négativité – fût-ce dans l’ordre théâtral – mais l’acte de peindre – ou de sculpter – n’a guère plus de sens. Le retour à l’anecdote, l’exploitation de la parodie, du manifeste politique, l’utilisation des déchets et du matériau brut ne permettent plus à l’artiste de manifester sa singularité avec les moyens qu’il utilisait depuis la fin du Moyen Age.

En se suicidant à Antibes en 1955, Nicolas de Staël avait-il prévu cette fin d’une histoire dont il était un des derniers chaînons ? Certes pas. Mais tout s’est passé comme si... »84

Ce plaidoyer pour la peinture signé Guy Dumur, rejoint les positions d’autres grands amateurs d’art qui ont assisté impuissants à l’institutionnalisation à l’échelle internationale du dadaïsme totallittéraire, nous voulons parler de Malraux, René Huygues, Hélène Parmelin, et plus près de nous, Jacques Thuillier qui condamne sans appel les quarante ans d’art contemporain qui viennent de s’écouler. Cette hégémonie de l’anti-art contemporain s’est produite, on le sait, avec la caution de certains philosophes de toute obédience.

Voici une lettre de Staël sur un mot de René Char, le « cassé-bleu »

« Très cher René,

Merci de ton mot. Cela m'a fait plaisir de te lire. J'étais un peu hagard au début dans cette lumière de la connaissance, la plus complète qui existe probablement, où les diamants ne brillent que l'espace d'un éclat d'eau très rapide, très violent.

Le « cassé-bleu » c'est absolument merveilleux, au bout d'un moment la mer est rouge, le ciel jaune et les sables violets, et puis cela revient à la carte postale de bazar, mais ce bazar-là et cette carte, je veux bien m'en imprégner jusqu'au jour de ma mort. Sans blague, c'est unique René. Il y a tout là. Après on est différent.

Dis, je rentre bientôt.

Je t'embrasse.

Nicolas »

Le cassé-bleu est donc cette illumination, cet éblouissement du regard qui surgit soudainement, le temps de la fulgurance, en faisant voir ce concentré intense de couleur vive, partout, en contraste, aux antipodes de la reconnaissance habituelle du ton, mais c'est une lumière de connaissance, elle donne à voir autrement, comme un éclat d'eau violent, très violent. La composition par masse et plaque colorée se voit brusquement, brisant la carte postale ou le motif, le premier motif qui ne valait d'ailleurs que pour ces quelques lignes, ces maigres traits saisissant d'abord un espace et esquissant aussi une mise en place que le peintre a su retenir par son seul dessin, avant d'y retourner ensuite par cette espèce d'allumage incendiaire, posant et raclant ses puissants accords incandescent.

En modulant également des tons très serrés, des gammes de gris presque imperceptibles, des gammes de gris bleu ou d'autres encore, des gris métallisés, terreux, il arrive un moment où la tonalité soudain bascule aussi, le cassé-bleu se produit en un nouveau contraste. La sensation de violence colorée, la stridence dont De Staël s'est fait une spécialité, est d'abord une sensation ressentie, « rendre mille fois le coup reçu » dit-il, le puissant coloriste, le plus puissant et le plus grand coloriste du XXe siècle, doit encore transposer comme tous les peintres la sensation sur la toile, ou la faire ressurgir avec la même densité, par plaque, par surface ajustée au couteau, placard massif, matière truellée toujours au service de la couleur, avec recouvrement d'un ton transpirant sous un autre, par écrasement et mélange sur la toile, une couleur glissant sur une autre.

Mais que répondit Char à une correspondante, après la mort de Nicolas de Staël, précisément sur la lumière (de la connaissance), lumière plastique s'il en est ? Nous pouvons le lire et comble du comble, Char franchit la ligne de partage entre les peintre purs et les peintres d'image, nous laissons le lecteur découvrir le nom du peintre qui semble comparable à son ami. Ceci afin de donner des éclaircissements sur ce fameux cassé-bleu. Le poète reprend ses droits et atteint les plus grandes confusions sur la couleur sentie mais non vue par De Staël et surtout sur le bord du tableau, tableau retourné, et bien-être infini grâce à ce retournement, etc. On sait que Kandinsky découvrit l'abstrait en voyant une de ses toiles retournées mais quand même... En tous les cas avec le tableau du peintre que nous laissons au lecteur le soin ou le plaisir de découvrir, il n'y a rien de comparable. De toute façon, on ne retourne pas un De Staël qui a son centre de gravité, et l'esprit n'a pas a se tenir au bord de la toile – assis sur le bord comme un parergon – tiens?

Ariane Dumont

Bonjour,

Découvrir l'œuvre d'un peintre par la citation d'un poète... le peintre c'est Nicolas de Staël, le poète c'est vous et la citation c'est celle dans laquelle vous lui dites savoir où il se trouve, soit auprès de la lumière, auprès du cassé-bleu.

Ce cassé-bleu m'intrigue et me fait rêver... c'est à la fois le jour et la nuit, le ciel, l'eau et les éléments, mais pour vous et lui, c'était quoi?

Je comprendrais que vous ne répondiez pas... me laissant à mon imagination, mais quel bonheur ce serait d'être emmenée dans une autre dimension...

Merci.

Ariane Dumont

EIVD University of Applied Sciences

René Char

Chère Madame,

Ne gonflons pas les énigmes, elles deviennent des mystères ou lorsqu'elles sont élucidées, elles déçoivent. Cependant, vous vous prêtez à un jeu très intéressant et fort amusant. Ce cassé-bleu fut un sujet de débat intérieur sans fond mais d'une richesse espérante.

Ce cassé-bleu nous ressemble à tous.

C'est vous qui parlez d'autre dimension mais vous ne croyez pas si bien dire. Nicolas de Staël a su parcourir un monde de couleurs qu'il ne voyait certainement pas vraiment: il les sentait. Quand nous en parlions cette dimension nous apparaissait comme une caresse au delà des yeux. Le cassé-bleu était là, distinct, au milieu de la mer rouge, du ciel jaune ou encore vert et des tables violettes. Après cette considération, «on est comme différent» disait Nicolas.

Madame, pour approcher le cassé-bleu, celui par exemple du ciel infini, prenez une toile de Nicolas de Staël, comme «les barques dans le port» ou «les mouettes», ou bien encore tout autre chose «l'Empire des Lumières» de Magritte. Mettez outrageusement l'œuvre à l'envers, tête en bas, posez-la, reculez-vous et asseyez-vous confortablement bien en face. Et regardez.

Le cassé-bleu, c'est lorsqu'inéluctablement votre esprit s'approche de la toile et vous donne envie de vous asseoir sur le cadre au bord du ciel à l'envers, les pieds dans le vide, qu'en quête de suspension vous vous jetez du bord du cadre dans un besoin de dés-altération et que cette situation vous procure un bien-être infini. Le cassé-bleu c'est l'infini.

Quand on voit ainsi le cassé-bleu, on ne cherche plus à le démystifier. Mais il y a mille manières de le rencontrer. A chacun la sienne, à chacun sa palpable. Il appartiendra à la délicatesse de l'esprit d'en faire son orthèse.

René Char.

Il y a vingt ans, paraissait un livre posthume de Rothko, publié pas son fils Christian Rothko, entièrement centré sur la notion de réalité plastique. Il ne pouvait nous laisser indifférent. Un livre à mille lieues des propos contradictoire du même artiste sur le fait d’être coloriste, je ne suis pas un coloriste, je ne suis pas un peintre abstrait, elle vit et respire, la couleur ne doit pas être décorative (au sens de Matisse), ma peinture naît de la violence, immense violence contenue dans chaque centimètre carré de ma peinture, « je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales : tragédie, extase, mort et j’en passe ».

Que la peinture vive et respire n’empêche pas l’abstraction du propos. La couleur parfois vibrante et contenue dans ces compositions aux rectangles couvrant la surface jusqu’au bord souvent, ne joue peut-être pas le même rôle décoratif au sens où l’entendait Matisse, c’est-à-dire en exprimant une extension des surfaces, une puissance latérale au sein des découpes des formes et des fonds. Oui, elles sont plus centrées et en nombre réduit. Elles se bordent en s’étageant dans les tableaux.

Nous voulons rendre justice au théoricien. En reproduisant un texte paru en 2004.2

Nous avons commenté les écrits de Staël plus incisifs et souvent confrontés au langage parfois inadéquat des poètes. Mais nous ne résistons pas à l’envie d’aligner d’abord les énoncés de Rothko sur ses intentions, citations reproduites dans l’exposition Vuitton, qui ne sont pas seulement paradoxales et contrefactuelles, nous les trouvons surtout inadéquates. Surtout si l’on pense à la rigueur de son livre posthume.

« A qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire […] que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface. » De la pose ? Puisque personne en découvrant son œuvre, y compris les amateurs et praticiens de la peinture ne ressent cela mais éprouve exactement le contraire.

« Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales. » On dirait le besoin de justifier une peinture évoquant davantage le vide et un grand apaisement par son dépouillement et l’absence de sens apparent , une peinture de pure sensorialité, mais non bien sûr sans une certaine tension.

« La couleur n’est pas ce qui m’intéresse. Ce que je cherche c’est la lumière. » Il confond, lui le peintre, la luminosité de la couleur et la lumière elle-même qu’il exprime aussi dans ses tableaux mais… Si l’éclat lumineux vient des couleurs chez lui, certes, la lumière ne jaillit pas non plus de façon dominante. Ce n’est pas Rembrandt ou Vermeer. Le primat de la couleur demeure incontestable.

Le livre, « le livre » tant attendu. Christopher Rothko explique l'histoire du livre de son père. Un manuscrit deviné, retrouvé par hasard, publié tardivement. « Le » livre, selon son expression, avec le déplacement des guillemets, devient « le livre », entre la préface et la quatrième de couverture, « Le » livre, titre de préface, annonce une confirmation esthétique majeure : ce qu'on a appelé modernisme au XXe siècle est caractérisé par l'affirmation du « processus plastique » en art. Un processus dans son intégrité. Et c’est la réalité artistique. La réalité de l’artiste est le maintien et le développement des lois plastiques dans l’histoire de l’art. « La réalité artistique » titre choisi par Rothko aurait pu laisser la place à « Plasticité ». Si l’on en juge d’après le manuscrit du frontispice, « Plasticity », situé un peu plus bas sur le document, aurait pu être retenu de préférence à « Artists Reality ». Mais « Plasticity » a été rayé, c’est tout un programme. Alors que la notion est centrale et méritait de figurer en titre sur la couverture. Toutefois on retiendra que la réalité de l'artiste est la réalité plastique entendue comme plasticité. C’est la thèse de l'ouvrage. Et qu'est-ce que cette plasticité ? « La plasticité est la qualité avec laquelle le sens du mouvement est rendu dans une peinture. »3 Cette notion de mouvement vient de la perception des relations plastiques entre les lignes, les formes et les couleurs.
Selon Rothko, l’histoire de l’art doit être déterminée par une intégrité du processus plastique et non pas, par exemple, par une histoire anthropologique de l'image. « C’est dans les termes de ces seules lois plastiques que l’art garde une image continue, logique et explicable. » L’immanentisme de cette histoire de l’art est apporté ou représenté par l’activité des artistes eux-mêmes, c'est-à-dire la production globale de tous les artistes pensée comme identique à l'évolution des lois plastiques. « Nous voyons donc que l’artiste accomplit une double fonction : premièrement, renforcer l’intégrité du processus d’expression de soi dans le langage de l’art; et, deuxièmement, protéger la continuité organique de l’art en rapport avec ses propres lois. » Le plasticisme intégral de notre auteur le conduit à affirmer un sujet constitutif de l’histoire de l’art entendu comme l’histoire de la plastique pure dont le développement « l'expression de ses lois sont coextensifs à la totalité des productions plastiques, l'affirmation de la plasticité pure comme pure création plastique, formelle, visuelle, inscrit l’artiste dans un clivage séparant les techniques d’art appliqué et l’art de pure forme. La réalité de l’artiste comme plasticité de plastique pure, comme essence de la peinture réalisée selon une perspective quasi aristotélicienne amène Rothko à concevoir une esthétique formaliste qui complète d’autant plus avantageusement l’esthétique formaliste d’un Mondrian, qu’il en corrige les aspects de partialité anti-figurative, ceci d’autant plus que Rothko a écrit ce texte à une époque où non seulement il ne bénéficiait d’aucune reconnaissance particulière dans le milieu de l’art mais aussi à un moment où il ne s’était pas encore engagé dans la voie de l’abstraction. Cette théorie plastique plus généreuse et plus radicale à la fois qui surgit en cette année 2004 comme un manuscrit miraculeux nous livre une pensée de la peinture et de la plastique qui échappe de surcroît à l’enfermement dit « moderniste » d’un Greenberg et à la catégorie bêtement tyrannique de la planéité, véritable dictature de l’aplat, avec le « modernisme » du tableau-objet ou de la peinture-objet qui se concentrerait sur ses procédures de fabrication Notre peintre privilégie au contraire une histoire de la plasticité comme intégrité du processus plastique, ou autonomie radicale de la création dés formes (la Plastikwollen selon notre expression), au point de s’identifier aussi bien à l’artiste grec, qu’à l’artiste de la Renaissance, c’est-à-dire à des époque d’intégrité plastique particulièrement manifestes, jusqu’à dénoncer la décadence qui vaille pour lui et qui sert justement à qualifier tout ce qu « impose à l’art les objectifs non plastiques : ainsi de l’illustration et de création d’illusions mystiques. »! L’usage ambigu du terme décadent peut être réduit lorsque l‘on sépare le sens lié aux attributs moraux qui n’intéressent notre auteur et le sens plastique lorsque ces deux sens sont confondus.
 La définition à proprement parler de la plasticité que nous avons déjà mentionnée tenait compte d’une lecture encore empreinte d’un certain gestaltisme comme nous allons le voir. Car il s'agissant bien dans l’esprit de notre auteur de prolonger la perception antérieurement appelée « plastique » et qui concernait les arts de la plastique sculpturale jusqu'à la perception picturale en conservant les valeurs tactiles de la sculpture, et ainsi, prenant appui sur Berenson, il souligne l’importance des valeurs tactiles dans la conscience du processus plastique : « le sens du toucher, aidé par les sensations musculaires du mouvement, nous apprend à apprécier la profondeur, la troisième dimension à la fois dans les objets et dans l’espace. » Activité sensible spontanée de l’enfance, cette projection perceptive des sensations musculaires du mouvement se retrouve « chaque fois que nos yeux reconnaissent la réalité <car> nous donnons en fait les valeurs tactiles à des impressions rétiniennes. »° Il est frappant de constater que la définition de la plasticité qui découle en partie de ces analyses du toucher, voire de ce qui sera appelé chez d'autres auteurs, la fonction haptique, rejoint, par le privilège accorde à l’ impression de mouvement, l’esthétique d’un Hildebrand. Rothko et lui fondent leur formalisme sur la perception du mouvement qui tient lieu de relation plastique entre les éléments visuels. « C’est le processus par lequel la réalité est obtenue en faisant avancer et reculer les formes, et c’est pourquoi le mot plastique est appliqué à la sculpture comme à la peinture. » La plasticité tient à ces effets de mouvement dans l’espace. Un aristotélisme diffus se retrouverait chez notre auteur, puisque tout se passe comme si son esthétique partait d'une notion physique où le mouvement, à l'instar du traite d'Aristote sur la physique, tient lieu de principe premier mais pour en faire une esthétique plastique. Et la quiddité de la peinture, l'essence de la peinture repose bien dans la plasticité. Mais cette plasticité aristotélicienne ou non est illustrée d’une manière particulièrement frappante par une logique de la coupure digne de l’exemple kantien de le tulipe. La beauté pure y est marquée par une absence d’attache, elle est dite non adhérente à l'égard du concept ce qu valut à Kant des remarques très incisives de Derrida à l'égard de la logique du sans, du rapport au sans rapport de la beauté vague et pure. Or, Rothko, pour donner un exemple de la plasticité, choisit le modelage d'une tête et un objet en ferronnerie, une fleur. La sculpture de la tête tient compte d’une série d’avancée et de fuite pour tous les points du visage. Quant à l’exemple de la fleur, le voici : « pour éclairer notre propos, prenons un objet en ferronnerie: par exemple, une fleur. Comment sa qualité de fleur nous est-elle communiquée dans le métal ? Celui-ci est martelé en sorte qu’il forme de protubérances. Sur les bords, les pentes inclinées vers l’intérieur donnent une impression de concavité. Une incision plus profonde donne une impression d'espace qui sépare chaque pétale d’une autre. Au centre, une dépression plus accentuée encore reçoit les protubérances des étamines et du pistil. La fleur est achevée par une série de va et vient en rapport avec le plan original du métal Ces dépressions et ces protrusions rendent non seulement la similitude de la fleur, mais produisent aussi une série de mouvements rythmiques qui conduisent nos yeux à suivre leur cours en haut et en bas, au-dedans et au-dehors, au-dessus et au-dessous, organisant pour nous un voyage spatial. » Ainsi notre peintre obtient au cours d’une description relatant un véritable tour topographique du «sans », un voyage plastique de la coupure pure, de la beauté libre du sans. « Dans le cas de la fleur, le voyage plastique suit les escarpements des pétales, longent ses côtés incurvés, passe à travers la crevasse qui sépare les pétales puis escaladent les pentes incurvées de la suivante. La somme totale de ce voyage est la fleur métallique, mais on ne saurait l'apercevoir à moins d’avoir entrepris le voyage. La connaissance de la fleur passe par un tour topographique. » Ainsi le voyage conduit à expérimenter «ces mouvements qui constituent l’essentiel singulier de l’expérience plastique. » Sans ce voyage dans la plastique « le spectateur passe réellement à côté de l’expérience essentielle du tableau ». Notre auteur chemine progressivement vers cette définition selon laquelle « la plasticité est la e avec laquelle le sens du mouvement est rendu dans une peinture ne plasticité étant obtenue par une sensation de mouvement aussi bien dans la toile qu’au dehors, de l’espace antérieur vers la surface de la toile, L'artiste, précise Rothko, invitant le spectateur à entreprendre un voyage dans le champ de la toile. S’il ne s’agit pas d’un énième gestaltisme qui invite également au voyage, le risque de ces transpositions du sentiment des formes en sculpture — sans préciser les lois proprement sculpturales des points saillants que nous exposerons ailleurs — est de ne pas expliciter les finalités perceptives de cette plasticité, la notion de mouvement cachant la réalité plus structurante encore des rapports plastiques qui ne sont pas toujours liés au mouvement. Tout au moins le balayage du regard, la liaison effectuée par l’organe visuel entre les différents points d’un tableau n’établit une relation plastique pour autant qu’il s'agit d’harmoniser ces éléments. C’est en abordant la beauté que Rothko peut objectiver sa définition de la plasticité. L'exemple retenu cette fois-ci est le portrait peint. Pour concilier les deux esthétiques concurrentes que notre auteur a trouvées chez Berenson d’un côté et Blashfield de l’autre, soit respectivement une peinture tactile et une peinture illusoire plus attachée à la représentation, il s'empresse de préciser que ce dernier, l'artiste illusoire, est ému par la même préoccupation formaliste, « son objet étant de portraiturer les attributs visuels de ces qualités. « Rien d’autre que le beau ne saurait habiter pareil temple » (pour paraphraser le barde) < Il s’agit d'une citation de Shakespeare, La Tempête, 1, 2.> ». Distinguant le portrait tactile du portrait illusionniste en ce que celui-ci renvoie à quelque chose de beau en dehors de soi, bien qu’il soit non moins plastique que la beauté recherchée par le plasticien tactile qui souhaite que le tableau soit beau en soi : « Peignant un portrait, le peintre tactile voudrait que vous soyez touché par l'actualité, la sensation tactile de l'image, Il s'agit ici d’une sensation de vie réelle, qu’il ne faut pas confondre tee la vraie vie. Autrement dit, un être nouveau a été créé en termes d'invention plastique. »*° « Voyez vous les traits d’un portrait illusionniste ? Vous pensez à des gens que vous connaissez. Quand vous voyez un portrait plastique, vous cherchez dans votre entourage quelque chose de semblable, car c’est une création nouvelle. »” Or il s’agit à chaque fois de satisfaire ce sentiment d’une qualité abstraite qui est La plasticité en tant que sens de la beauté, Rothko parle d’une constance de la beauté et des stimuli en tant que commun aux différentes peintures qui nous amène à les trouver belles. n'es pas loin de ce que nous appelons le stimulus-plastème et le gestalt-plastème. Ces qualités communes à toutes les grandes œuvres d’art procèdent d'un certain type de satisfaction que notre auteur est bien optimiste de croire démontré scientifiquement. « Démonstration a été faite que la satisfaction — ce que nous appelons l'équilibre — dans un tableau se conforme dans toutes œuvres d'art à un arrangement proportionné fondé sur la progression géométrique des masses. »”! Un processus similaire concerne la couleur et les autres éléments, mais il s’agit de « démontrer seulement l’existence d'u abstraction des relations dont la réalisation peut produire l’exaltation de k beauté. » Ces relations plastiques, cette abstraction des relations plastiques qu engendrent le sentiment de beauté, le stimulus de cette relation de beauté dot être régi par des règles de plastique pure qui sont très loin contrairement à l’optimisme de notre auteur d’avoir été l’objet d’études scientifiques concluantes. Même si la neurobiologie selon certains chercheurs a pu mettre en évidence des capteurs perceptifs dans le cortex visuel agissant sur la perception avant tout traitement des systèmes d’identification sémantique de l’objet perçu. Les relations plastiques de cette perception pure qui est profondément expérimentée par l’artiste, c’est sa réalité artistique. Appliqué à la notion de plasticité «nous pouvons dire que la somme totale de la plasticité d'un peinture doit être la potentialité de susciter un sentiment de beauté. »
La réalité plastique devient un a priori quasi transcendantal en plus d'être une substance composée d’invariants, dont les lois artistiques, et se développent au long du processus historique intégral de la plasticité. La réalité plastique comme espace spécifique est « la catégorie la plus inclusive de son énoncé. » S’accomplissant dans le développement pragmatique de cet énoncé, cette plastique pure se soutient aussi de l’idée transcendantale qui la guide : « c’est une profession de foi, une unité a priori, à laquelle tous les éléments plastiques sont soumis. » Car les éléments plastiques dans leur sens le plus large et dans « leur fonction qui est la leur est de produire le mouvement, ou relation constitutif de l’espace pictural. Rothko prend d’ailleurs ses distances avec un quelconque espace-temps, auquel ne saurait participer l'espace pictural entendu comme catégorie centrale de la plasticité. Il laisse donc la quatrième dimension à d’autres pour se centrer sur l'examen de tout travail plastique «qu'il ne connaît aucun autre moyen de faire les énoncés particuliers à son médium ». Les énoncés particuliers au médium, les énoncés pragmatiques du plastème, les énoncés de la relation et des liaisons entre les éléments plastiques, mouvement visuel harmonieux, cette « existence d’une abstraction des relations dont la réalisation peut produire l’exaltation de la beauté ”, voilà œ qu'il faut entendre désormais par plasticité. Le plasticien tactile de le plasticité délimite soigneusement son domaine, la réalité plastico-artistique. Cette autonomie se retrouverait chez Aristote, selon notre auteur: «le philosophe ne doit jamais perdre de vue que chaque homme a son domaine »” Les éléments plastiques de l’art ne servent pas à « peindre des relations humaines ». Mais du point de vue de cette plasticité pure, il n’y a pas à l'instar des sociétés primitives « de différenciation particulière entre le mot dit de réalité et celui de l’imagination. »” Retrouvant par-là le rêve des ancêtres, le monde des rêves chez les aborigènes d’ Australie qui ont tant intéressé Kupka. C'est aussi le mythe d’une plastique pure universelle qui maintient cette coupure continuée avec les autres arts mais aussi avec une grande partie des arts appliqués, Rothko s’en prend à la publicité, aux illustrateurs, il se démarque de fait des théories synesthésiques de Kandinsky et de Klee. Notre artiste élabore enfin un concept de mythe plastique symbolisant la notion de rainé de l’artiste. Son autonomie que les Grecs auraient symbolisée, fidèles aux abstractions de la forme et des sensations, que la Renaissance a pu conserver, que certains peintres français comme Poussin auraient permis de renouveler en insistant « sur la désirabilité de la vie organique de la peinture et l perfection des relations plastiques exprimant une complète unité. »! Même si la plasticité de plastique pure ne semblait pas s’exprimer consciemment comme un objectif, celui de reproduire les attributs particuliers de la mécanique visuelle, même si « le Grec n’a jamais particularisé les objets qu’il a comme vecteurs de l’énoncé de l’équivalent plastique de l’unité », cette mécanicité ou organicité des liaisons plastiques, devienne l'équivalent des symboliques antiques, elles sont le sens du symbole comme identique à la notion de réalité que l’artiste doit symboliser pour rendre manifeste plastiquement. Cette réalisation plastique, l'artiste doit l’exprimer par cette notion de la réalité qui se montre « en termes de formes, d'espace, de couleurs, de rythmes et d’autres éléments plastiques. » Rothko approche donc de l’idée d’un mythe absolu de la plastique pure comme unique réalité de l’artiste, lorsque celui-ci exprime, par une pratique picturale qui renouvelle les formes visuelles et par sa fidélité aux lois inclusives de l’ordre plastique, l’intégrité du processus de la plasticité comme plastique pure.
 

1La période dite « Multiformes » et les premiers rectangles de ses compositions en 1946-47, échappent à cette critique, toiles plus complexes et plus travaillés. Bien qu’en retournant vers cette période, nous revenions de la salle 14 de l’exposition, sans doute la plus belle, ces premières peintures de rectangles colorés semblaient manquer de structure, diable ! Nous revenions d’une deuxième visite de l’exposition, en parcourant donc ainsi une troisième fois toutes ces salles, les onze ou même douze galeries, si l’on compte la vidéo et la maquette de la chapelle Houston.

2In Philosophie de la plastique pure, entre déconstruction et postdéconstruction. Université de paris 8, 2004, pp. 59-66.

3 Mark Rothko, La Réalité de l’artiste, Flammarion, 2004 , p.103. Un livre» qui paraît au moment de la mort de Derrida en septembre 2004, que l’on aurait aimé discuter avec lui, et qui donne son sens véritable au mot « plasticité », c'est-à-dire comme l’équivalent de ce que nous entendons sous l’expression « plastique pure», insistant peut-être davantage sur l'essence quasi aristotélicienne, comme on le verra de cette réalité plastique en tous les cas à l'encontre de l’acception poético-arts plastiques ou néo-dadaïste, ce « scepticisme plastique » selon l’heureuse expression de Rothko.

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