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Billet de blog 7 janvier 2023

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Badiou n’aime pas l’art conceptuel, mais il le comprend.

Badiou déclare ne pas aimer l'art conceptuel à l'occasion d'une rencontre à Namur en novembre dernier. Mais il affirme comprendre cet art selon des critères qui lui ont été exposés, outre les siens qu'il ajoute, et que nous nous proposons de compléter.

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Lors d’un colloque intitulé « L’art conceptuel est-il un art ?1 » dont une partie a été mise en ligne, Badiou répond à un exposé instructif sur l’histoire de l’art conceptuel. Nous transcrivons ses propos.

L’artiste plasticien conclut son intervention par : « Je n’ai pas posé de question particulière, je voulais partager un petit peu ma compréhension de l’art conceptuel.

Badiou : - Cela aurait été très difficile en tout cas parce que je suis entièrement d’accord avec tout ce que vous avez dit (rires).

Peut-être ne sommes-nous pas complétement identifiés dans le goût qui porte vers les oeuvres conceptuelles. Je comprends très bien la logique générale du conceptualisme, appelons-le comme ça. Et je comprends fort bien d’où provient dans l’histoire de l’art antérieure la détermination que vous avez ici brillamment rappelée.

Je ne suis pas arrivé, peut-être était-ce trop tard, à être dans le goût réel de ces œuvres. Et particulièrement comme vous en avez parlé, et d’une manière générale , j’en comprends tout à fait en quelque sorte l’intellectualité, le propos. Je vois pourquoi elles arrivent à cette époque de l’histoire de l’art contemporain. Je vois même comment il se fait que certaines de ses œuvres, sont plus convaicantes que d’autres. Je ne dirais pas plus belles (rire de Badiou), mais plus convaincantes. Plus convaincantes, au regard précisément, de la doctrine qui les soutient. Il y a des œuvres qui sont des illustrations frappantes de cette doctrine. D’autres, c’est plus fuyant. D’une certaine manière, ce sont celles en particulier qui sont à la limite du rien. Je comprends très bien pourquoi elles sont à la limite du rien. C’est conforme à leur être. Et donc au fond, mon problème au regard de tout ce que vous avez dit, c’est que vous avez produit une intelligibilité de ce que c’est que l’art conceptuel, de sa position, de son histoire, de ses exemples, de ses variations, etc. … Mais d’une certaine façon, quelque chose dans ces œuvres de leur être réel, c’est-à-dire de leur apparence factuelle et physique, me déçoit un peu.

Mais peut-être que l’oeuvre conceptuelle a aussi surgi comme une économie de déception par rapport à des figures antérieures. Et peut-être que la déception est en partie un affect requis pour comprendre en réalité ce type d’art. Et ce que je dirais là c’est qu’on pourrait définir cette tentative comme la tentative d’une déception éducative. Voilà, je le définirais comme ça. C’est-à-dire ce que cette figure n’est pas, est la sanction du fait que ce qu’on s’imagine qu’elle n’est pas, n’aurait pas aujourd’hui de raison d’être. C’est-à-dire que qu’elle n’est pas, l’oeuvre d’art conceptuelle annonce que, il n’y a pas lieu que cela ait lieu. Autrement dit l’art conceptuel est aussi comme un symptôme conscient, délibéré, de ce que au point où elle en est, la peinture, la peinture disons, la peinture, doit pratiquement renoncer à l’histoire de ses artifices et poser simplement à nu quelques déterminations que vous avez rappelées. Et je comprends tout cela et j’aurais du mal à dire que je l’aime. Voilà. Mais après tout, rien n’indique que l’oeuvre d’art doive absolument être aimée, voilà (rires de Badiou).

Il est à la fois réjouissant et très étonnant de constater à nouveau à quel point les tentatives de réappropriation esthétique de la pensée d’Alain Badiou en l’entraînant sur le terrain, soit des performances, soit de l’installation, soit de l’art conceptuel, comme ici, c’est-à-dire à chaque fois dans le giron de l’art contemporain – se solde immanquablement par un échec d’autant plus cuisant, que la conférence se retourne contre ses concepteurs, Badiou les désavouant publiquement. Nous l’avions d’abord perçu avec Elie Düring à propos de Duchamp à l’Ecole Normale Supérieure, puis à la BNF, lors des 40 ans d’art Press, à Beaubourg sur les mathématiques et l’art, et maintenant ici.

« J’aurais du mal à dire que je l’aime [ce type d’art] . » Conclut Badiou. Maintenant il adhère aussi à l’interprétation qui en a été donnée. Or l’on peut procéder autrement pour analyser la tentative déceptive. Duchamp a établi clairement la ligne de partage entre la peinture et ce qu’elle n’est pas (autre définition de l’art conceptuel), voire entre la peinture et l’art contemporain que nous identifions sans la moindre hésitation à l’art conceptuel dans sa plus grande extension, le surréalisme en faisant partie, comme Dada, le pop, l’art minimal. Duchamp le disait : Il savait que « le cubisme [était] un mouvement de peinture ... exclusivement. C’était plastique en tout cas. Toujours ». « Tandis que le surréalisme est un mouvement qui englobe toute sorte d’activités n’ayant pas grand-chose à voir avec la peinture, ou les arts plastiques ». (Entretiens Charbonnier).
2 - « Ce néo-dada qui se nomme maintenant Nouveau Réalisme, Pop art, assemblage est une distraction à bon marché qui vit de ce que dada a fait. Lorsque j’ai découvert les ready-made, j’espérais décourager le carnaval d’esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l’urinoir à la tête comme une provocation et voilà qu’ils en admirent la beauté esthétique. »

Dada est d’essence littéraire, c’est une sorte de nihilisme pour lequel Duchamp garde une certaine tendresse, avoue-t-il encore. Il voulait rompre avec « l’esthético-plastique », on l’a trahi. On a esthétisé le non plastique.

Ce qui nous permet d’associer l’affect littéraire à l’art conceptuel souvent pétri de mots et de théories. L’art contemporain c’est le débordement du mode d’appréciation littéraire de l’art et son objectivation dans le domaine pictural de la stricte plastique au sens que donnent au mot plastique Mondrian ou André Lhote : celui de « plastique pure ». La finalité n’est plus l’équilibre plastique et la création de registre plastique, mais une création de signifiant, de situation, de dispositif, de poème. Et depuis peu, de façon plus symptomatique encore, c’est un art de militants sociétaux. L’art conceptuel s’identifie à l’art poétique objectivé, ou à l’art théâtral, et en général à tous les arts du spectacle occupant ou entamant l’espace du champ pictural, on peut faire de l’art conceptuel avec tout ce qui n’est pas purement plastique, avec tout ce qui existe, les savoirs, l’histoire, les textes, le religieux, le monde. En ce sens, et c’est tout le domaine du sens, l’art contemporano-conceptuel a toujours existé, il s’est révélé davantage aujourd’hui dans sa pureté lui aussi, celui de l’anti-peinture. Le capitalisme y a sa part, publicité, marketing, relations publiques, grande surface le composent également, lui apportent son paradigme « formel » dans ce recyclage généralisé des visions de l’ordre existant, instrumentalisant l’histoire de l’art pour ce faire.

On peut tout aimer disait Duchamp à Philippe Collin, il suffit de vivre avec « l’oeuvre » et tôt ou tard on s’y attachera en lui trouvant toutes sortes de qualités esthétiques. L’affect de l’art conceptuel est infini. Mais l’infini plastique ne le recoupe pas.

Précisions : à notre sens, si Magritte est enfin reconnu comme un artiste conceptuel et non un peintre, et c’est heureux, je retirerais Ad Reinhardt du groupe des artistes qui ont reçu le label conceptuel. Il donne à voir par le rétinien harmonisé, en effet, cette croix à peine perceptible en un premier temps, parmi les games sombres. Les noirs de Reinhardt sont extrêmement travaillés, colorés et profonds, tout en nuances, jusqu’à produire une sorte de vibration. Il ne s’agit aucunement de saturation, critère retenu pour l’art conceptuel. Il y a du donné à voir plastique chez lui. Une respiration et un propos. Et si l’artiste plasticien de la rencontre a cité le mot de Ad Reinhardt : « Art is not what art is not », il dit aussi : « Art is art-as-art is as art … » Qui ne témoigne pas d’une tautologie mais d’une tautégorie et à entendre ainsi, c’est-à-dire pour lui donner, lui rendre, lui restituer son contenu formel : « Art is as plastic is as plastic ».

1Avec Michel Tombroff à l’Université de Namur, novembre 2022.

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