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Billet de blog 7 décembre 2025

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Kandinsky sans la musique

Il existe de manière assez exceptionnelle sans doute, un texte de Kandinsky qui rentre en contradiction avec son musicalisme synesthésique, et son symbolisme théosophique et orthodoxe.

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Kandinsky sans la musique

L'exposition de la Philharmonie nous en apprend beaucoup, en tous les cas pour moi, voyant avec étonnement l'importance de la musique et du théâtre chez Kandinsky, plus forte encore que je ne l'imaginais.
Les peintures sont d'une grande fraîcheur chromatique aussi, des gammes plutôt froides que j'ignorais. Lohengrin ouvre l'exposition, car une représentation de cet opéra, après les meules de Monet toutefois, l'aurait mis sur la voie de l'abstraction, les couleurs surgissant sous ses yeux de sujet doué ou affecté de synesthésie. Il a également mis en scène Les Tableaux pour une exposition de Moussorgski.
A la librairie, découverte en complément de son fameux Du Spirituel dans l'art, un inattendu Du Matériel dans l'art
Et pour conclure, à la toute fin de l'exposition une citation qui contredit apparemment toute l'exposition et l'idée qui y est défendue et même plus généralement la conception que le peintre semble se faire de l'art. Etrange :

« Je ne veux pas peindre de la musique. Je ne veux pas peindre des états d'âme. Je souhaite uniquement peindre de bons tableaux, nécessaires et vivants. » Kandinsky (1914).

On nous rétorquera que cette citation est isolée, même si elle se prête largement à ce qu’on appelait autrefois une lecture symptomale. Car il s’agit d’une déclaration qui surgit au sein d’une autobiographie du peintre, une conférence restée non dite, dont le texte témoigne précisément de ce qui oriente la narration d’un processus, la conversion de Kandinsky à l’ars in abstracto éternel comme il le dira dans Du matériel dans l’art. C’est-à-dire à la nécessité intérieure du tableau et à l’entrée dans un autre champ de la plastique pure évoluant ici sans sujet et sans lien avec les autres arts, en vérité. Son besoin de légitimité spirituelle, sa foi orthodoxe avec le coucher de soleil sur Moscou, choc esthétique, présenté comme une révélation du "soleil hésychaste", le besoin d’une assise esthétique inspirée de la musique pour défendre le registre formel nouveau qui le guide, même si, il faut le dire et le répéter, les abstraits ne font que s’approprier le regard abstrait de tous peintres dignes de ce nom. Le transit vers le divin n’est pas une bonne chose en art, l’art évolue dans une immanence plastique, intransitif donc. Bien sûr le devenir sens existe toujours. Son amour de la nature, si l’on suit sa confession artistique, exprime en réalité une joie de la couleur, il ne retient et ne ressent que des couleurs particulières exagérément intenses comme chez les impressionnistes, cet enthousiasme de la couleur se fait ici sans synesthésie. Ensuite son besoin de peindre un tableau, de façon pulsionnelle. Et tout est à l’avenant ici, en lisant le texte de cette conférence de Cologne, non prononcée, à aucun moment la musique n’est évoquée sur ce parcours reconstitué du peintre à ses débuts. 

Il ne parle que des lois propres à la construction intérieure de l’oeuvre, lois formelles du dessin, des couleurs. « La forme est le contenu extérieur du contenu abstrait. »

Cette citation n’est donc pas épiphénoménale qui nie son rapport à la musique et aux états d’âme, c’est la conclusion du récit autobiographique narrant son évolution de peintre. Même les sujets bibliques dont il a pu s’inspirer, sujets "usés", il s’en excuse, puisqu’il reconnaît l’incongruité de s’en servir comme point de départ pour expérimenter la peinture pure. Un vrai désaveu de Du spirituel dans l'art, en somme. 

Loin d'être ainsi une sorte d'hapax théorique, cet énoncé permet de voir la contradiction permanente dans l'invocation même de la Nécessité intérieure. Car il s'agit encore une fois d'une autobiographie artistique, qui retrace une démarche poïétique où le peintre écarte toute référence à la musique et au symbole, c'est-à-dire privilégie absolument ce qu'il ne parvenait pas à détacher au titre de la nécessité intérieure du tableau, par rapport à la nécessité sociale et à la nécessité psychologique. Composition et Nécessité intérieure, ou résonance trop souvent enveloppées de vitalisme mystique qui lui fait manquer la formulation stricte concernant l'affirmation radicale de la plastique pure comme champ autonome. Car sans Monet et les fauvistes, indemnes et purs de toutes correspondances, on imagine mal Kandinsky parvenir avec la seule musique, non seulement à l’abstraction mais simplement entrer en peinture.

"Pour terminer, je veux me définir négativement et dire aussi clairement que possible ce que je ne veux pas. Du même coup je réfuterai maintes affirmations de l'actuelle critique d'art, affirmations qui, jusqu'ici, ont souvent produit un effet perturbateur et corné des contre-vérités aux oreilles de ceux qui étaient disposés à les écouter.

Je ne veux pas peindre de la musique.

Je ne veux pas peindre des états d'âme.

Je ne veux pas peindre avec des couleurs ou sans couleurs.

Je ne veux ni changer, ni combattre, ni renverser un seul point dans l'harmonie des chefs-d'oeuvre qui nous viennent du passé.

Je ne veux pas montrer la voie à l'avenir.

Abstraction faite de mes travaux théoriques, qui jusqu'ici laissent beaucoup à désirer sous le rapport de l'objectivité scientifique, je souhaite uniquement peindre de bons tableaux, nécessaire et vivants, qui soient ressentis avec justesse au moins par quelques personnes."

On appréciera dans cette confession et profession de foi négative qui définit son espace d'expression  et d'investissement plastique, l'ironie à ne plus se réclamer de la couleur de manière exclusive et caractéristique, élément coloré qui produit la suggestion synesthésique.  Car la couleur n'est pas un concept pictural, c'est l'accord de ton qui relève de la peinture comme une fonction plastique. Et la pureté de l'abstraction et de la plastique ne tient pas spécialement à la couleur. C'est une question de regard spécifique. Enfin la modestie à ne pas vouloir ouvrir la voie de l'avenir en étonnera plus d'un, nous sommes plus habitués à voir en Kandinsky un homme de relation publique qui regroupe des forces que nous jugerons par ailleurs hétéroclites, car l'amitié entre artistes de différentes disciplines artistiques ne fait pas l'amitié entre les arts. 

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