A BEAUBOURG BADIOU S’ OPPOSE A L’ ART CONTEMPORAIN
A sa façon Badiou prend position contre l’art contemporain. En invoquant Platon contre Aristote. Platon n’aurait pas aimé les installations et les performances, alors qu’Aristote, toujours aussi anti-platonicien, aurait aimé le trash, la morbidité de l’expressionnisme allemand, etc. Nous reviendrons sur ces choix artistiques que Badiou prête aux philosophes antiques. D’autant qu’il les nuance dans un quatuor de positions sur la forme, qu’il décrit comme autant de positions sur les rapports entre art et mathématiques. Il s’agit du choix A (platonicien), du choix B (nietzschéen), du choix C (aristotélicien) et du choix D (wittgensteiniein). On remarquera la position double d’Aristote tout à la fois à l’origine de l’opposition à Platon et membre du quatuor.
Notre grand philosophe platonicien donne la parole à Aristote: « Aristote, depuis son tombeau, aurait applaudi aux mouvements contemporains qui assignent à l’art des missions de sublimation qu’on peut dire critique dans tout ce qui est violent et même répugnant. Il se reconnaît, je crois, dans le théâtre de la cruauté d’Artaud, avec la morbidité de l’expressionnisme allemand, dans les chorégraphies des corps exposés, suppliciés et souillés. Il partage avec nombre de créateurs contemporains la conviction que ce qui compte dans l’activité artistique, n’est pas la forme mais l’effet, non la vérité mais la sincérité expressive, non la séparation mais l’immanence, non le différé et l’éternel mais l’action ici et maintenant. Aristote regarde d’un œil bienveillant les performances et les installations que Platon ne fréquente guère, je pense. Peu importe la précarité du montage et la pauvreté délibérée du tout: vive le trash, la déchirure, l’excrément, l’odeur cadavérique, si tout cela opère sur les témoins comme chimie subjective neuve. »
Le choix nietzschéen se porte sur l’informe (B), veut un art sauvage, pour lequel les mathématiques importent peu, trop rabougries et grisâtres. Le choix aristotélicien (C) est humaniste et anthropologique, pour lui l’art relève d’une éthique collective. Dans son opposition à Platon, la beauté devient l’objet privilégié des mathématiques et partage avec l’art ordre, symétrie et limitation comme une abstraction commune. (D) La position wittgensteinienne a le sentiment des frontières du monde qu’il appelle la mystique, inaccessible aux mathématiques, elle maintient une dissymétrie entre art et mathématiques, car seul l’art travaille sans relâche à cette frontière.
Badiou précise sa position: « On l’aura compris, je suis platonicien, je parle au nom de la tendance A. Le prix a payer est une sévère discrimination dans le domaine de l’art, que l’identité du théorème et du poème soit pertinent. Le platonicien exigera de l’art que la lisière entre l’informe et la forme ne soit pas exagérément obscurcie. Si près qu’il se tienne de l’informe, du trash et de l’obscène, la distance formelle qu’il détient soit perceptible et affirmée. Ce qui veut dire qu’il maintiendra le souci primordial des relations entre les blocs de réel sensibles sans le sacrifier au mouvement spontané de l’expression ou au souci de l’effet violent. »
Aristote se méfiera du formalisme exagéré de la théorie, « il verra dans l’attraction des arts contemporains pour le morbide et le répugnant une exagération détestable ». Ainsi Aristote redevient l’homme du juste milieu. Un temps présenté comme le défenseur de l’art contemporain, par contraste avec Platon, il se tient désormais à une distance plus nuancée vis-à-vis de tous les excès aussi bien mathématiques, il n’aurait pas aimé la théorie des ensembles ou celle des catégories, qu’une trop grande complaisance pour le trash. Toutefois le Péripatéticien demeure du côté de cet art de la séparation minimale avec l’informe, le plus près possible de l’impréparation, d’un théâtre sans théâtre, de bruit enregistré comme musique, en une progressive inclusion de l’informe dans des dispositifs formels. Dans le dispositif formel de la généalogie philosophique que Badiou construit, il y a d’abord l’opposition fondamentale entre Platon et Aristote, comme une opposition entre un art de la forme et un art complaisant avec l’informe au nom de la forme, mais une forme aristotélicienne qui n’appartient ni au sensible ni à l’intelligible, dit Badiou. Puis la filiation: Platon, Descartes, Spinoza, Husserl et Badiou lui-même, d’un côté; et, de l’autre, Schelling, Nietzsche, Heidegger, toujours autour des rapports entre une philosophie qui tend au formalisme et une autre qui privilégie l’art. Aristote est pourtant le premier historiquement à avoir tenter une formalisation des raisonnements logiques avec des variables. Et si nous nous sentons obligé à prendre la défense d’Aristote, c’est non seulement parce qu’il nous aura permis autrefois d’élaborer une théorie de la substance plastique aristotélicienne, et comme substance première, mais aussi parce que le néoclassicisme moderne revendiqué par Badiou en art et qu’il importerait de construire désormais est qualifié d’aristotélicien dans Logique des mondes. Alors quoi?
Comment qualifier l’art contemporain? Surtout si, encore une fois, en un tour étrangement aristotélicien, « l’art contemporain demande en acte ce qu’est la forme ». Il ne le demande peut-être pas en entéléchie avec toutes les plaisanteries rabelaisiennes, mais cet en acte pourrait ressembler à une sorte de justification. Il ne faudrait pas que l’opposition badousienne soit aussi minimal en art: « L’art est peut-être le lieu où s’expérimente de façon infinie la lisière constamment déplacée entre l’immédiateté informe et le formel. Ce qui implique aussi l’exploration des différents modes de séparation et d’inséparation entre ce qu’un ou des sujets décident d’une part et ce qui est déjà donné de l’autre. Aller au plus près possible de l’inséparation, réduire l’exposition que valide la signature à presque rien est le but explicite du théâtre sans théâtre, de l’objet exposé n’importe où, de la performance incluse dans le tissu de la vie ordinaire… ».
Ni même se réclamer d’un consensus entre les quatre choix du quatuor qui, à des moments particuliers de l’histoire, s’accorderaient pour reconnaître la Renaissance scientifique et artistique ou la période très féconde du début du XXème siècle.
Mon dieu qu’il est difficile de s’élever à l’exigence d’une parole proférée par Alain Badiou à l’Hammet museum également en juin 2011: « Art must be revolution »
Alain : encore un effort pour être révolutionnaire en art. D’autant que seul l’art est peut-être révolution si l’on comprend bien cet énoncé.
Et encore une fois ne pas ignorer l’inséparation des arts que la peinture a subie plus que les autres arts. Le recueil de René Char qui conclut la conférence de Badiou à Beaubourg est très bien: L’éclair me dure: « comment dire ma liberté, une surprise, sur terre de mille détours: il n’y a pas de fond et il n’y a pas de plafond », les mille détours clos et confus sur terre sont peut-être nécessaires pour une vie nouvelle commente Badiou, pour un moment où chacun pourra dire qu’il n’y a plus ni fond ni plafond.
Mais a-t-il vu l’éclair qui dure au fond de la Tempête de Giorgione, tableau mystérieux entre tous, au point de n’avoir peut-être aucun sens, aucun sujet, sinon celui d‘une plastophanie?
Une dernière chose sur la séparation: comment remettre « plastiquement » le cinéma à sa place lui qui déborde largement sur la peinture dans les « arts plastiques » sous forme de vidéo? « La couleur par exemple elle est très peu maîtrisée. Bien sûr, il y a des films où la couleur est importante, mais ça reste un paramètre dont l’intégration formel échappe, même dans les très grands films. On voit très bien que la couleur échappe, elle est là parce qu’elle est là. Ce n’est pas comme dans une peinture. Dans une peinture, le peintre doit donner un coup de peinture pour que ce soit là. Au cinéma, il y a des choses qui sont là parce qu’elles étaient là, tout simplement. On en contrôle une partie, mais il y a encore un avenir de contrôle à partir duquel il y aura des inventions formelles. » (Alain Badiou, Les Cahiers du cinéma, janvier 2011)
L’art contemporain est essentiellement wittgensteinien déclare Badiou. C’est sans doute vrai si l’on considère ce wittgensteinisme comme un nominalisme assimilable au matérialisme démocratique que Badiou condamne, et pour lequel il n’existe que des mots et des corps, et en effet il n’existe que cela sinon qu’il y a des événements (Logiques des mondes et Second manifeste pour la philosophie).
Donc art contemporain / art de plastique pure = matérialisme démocratique / dialectique matérialiste (platonisme)=Peinture pure/ restauration littéraro-théâtrale dans les arts plastiques
Le 29 Juin 2011
Dans Inesthétique et Mimésis, Mehdi Belhaj Kacem se démarquait déjà fortement de son maître sur plusieurs points. Il y a d’abord quelques perles qui en font un intellectuel bien ancré dans la doxa contemporaine:
- Duchamp casse l’histoire des arts plastiques en deux
- Sade est le véritable précurseur de l’art contemporain
- Le beau est toujours kitsch aujourd’hui mais cette beauté est le fruit de l’art contemporain (ce qui laisse peu de marge à l’opposition: bel exemple de rhétorique récupératrice)
- La tragédie antique entendue comme « origine » est ce que l’art contemporain a retrouvé sous la forme des performances (nouvelle saturation récupératrice)
Il se veut ensuite aristotélicien, l’art cinématographique est aristotélicien.
Le meilleurs pour la fin: il consacra en 2010 le football œuvre d’art total.
Il nous faudra un jour dresser une sorte de typologie des genres d’art contemporain qui seraient tous marqués par ce léger écart en vue de la duplication des choses de ce monde, art de la réification par l’inframince: en plus d’être le fruit d’une conjonction de la littérature et du capitalisme, l’art contemporain est un acte de la pensée qui marque le vide d’une autre distance prise à l’égard de tout, pour libérer un usage systématiquement dévoyé du concept devenu l’opération d’un esthétisation universelle de la reproduction:
- Conceptuel de la littérature: « art conceptuel » proprement dit prétendant rivaliser avec la philosophie
dadaïsme
Surréalisme (conceptuel de l’image)
- Conceptuel du décor: installation, land art, minimalisme
- Conceptuel de la géométrie : minimalisme
- Conceptuel des matériaux: Support-surface, Arte povera
- Conceptuel de l’image populaire: Pop art
- Conceptuel de la danse et du théâtre: performance et body art (conceptuel du corps)
- Conceptuel du cinéma: art vidéo
- Conceptuel de l’entreprise, de l’anti-capitalisme, singeant les conseils d’administration, les marques, la destruction de marchandise (conceptuel de la politique)
Ces pratiques du performatif d’objet, par duplication et imitation des institutions et des choses est non seulement un capitalisme littéraire, et l’art capitaliste lui-même, mais aussi la conjugaisons des forces de l’anti-peinture. L’art contemporain est simplement l’autre nom de l’anti-peinture: d’abord sous une forme déclarée avec le dadaïsme qui est un anti-cubisme, puis sous une forme légitimiste en gardant le nom de peinture ou de sculpture avec le néo-dadaïsme des années soixante. L’art contemporain est aussi la perpétration de l’oubli de la création de forme, ce qui se vérifie avec les tentatives isolées des derniers continuateurs de la traditions plastique que sont Giacometti et Bacon restés sans descendances officielles. L’art contemporain, en faisant feu de tout bois sur le plan théorique, est aussi une esthétisation de l’absence d’une science de l’art, de celle qui pourrait se constituée en science humaine distincte.
On opposera l’art conceptuel à l’art de la plastique pure, comme le readymade au plastème ou rapports plastiques.
Juillet 2011