DEFENSE D’ALAIN BADIOU EN ART
L’art contemporain aussi vieux que la modernité artistique du XXe siècle se fait passer pour plus jeune qu’elle. En effet, le néodadaïsme des années soixante s’est périodisé en relançant le geste duchampien et l’anti-art dada, et en lui faisant prendre la succession du grand art moderne formaliste initié par l’impressionnisme et le cubisme pour se poursuivre notamment dans l’art abstrait. Ce n’est pas la moindre bizarrerie des temps présents que l’insistance avec laquelle on accomplit ce geste stratégique qui consiste peu ou prou à situer dans la catégorie de « modernistes » tous ceux qui mettraient en doute la légitimité du dadaïsme américain et les « avant-gardes » orchestrées et managées par des gens comme leo Castelli, ou ceux qui auraient le plus grand mal à situer Duchamp et Picasso sur le même pied d’égalité.
Badiou vient d’en faire les frais. Victime de ce même partage dans le temps et dans l’espace visant à rendre caduque toute tentative de reprise du mouvement de création plastique sous un paradigme encore à trouver de type formaliste. Une recherche formelle de ce genre procéderait à une formalisation des acquis picturaux et sculpturaux du XXè siècle, en somme un schème non romantique, romantique au sens allemand du terme, celui-là même qui inclut justement le même dadaïsme généralisé, le même surréalisme américanisé avec l’affirmation du primat littéraire sur tous les autres arts : un art ouvertement anti-pictural marquant sa préférence pour Raymond Roussel plutôt que les rétiniens impressionnistes et cubistes (Duchamp), condamnant le cubisme et la peinture au nom d’une création plus libre (premier manifeste Dada de Tzara). Ce faisant, les défenseurs de l’art contemporain prennent bien soin d’occulter la modernité quelque peu anti-littéraire d’un Cézanne qui prévenait Emile Bernard de ne jamais tomber dans la littérature et la philosophie – en peinture. Plutôt que cette modernité picturale qui s’affranchissait du Poème, nous avons assisté à une sorte de Restauration littéraire qui culmine aujourd’hui avec le fameux art contemporain anti-moderniste, en réalité anti-moderne.
Badiou s’est vu reprocher ses thèses sur l’art contemporain, et en particulier son manifeste affirmationniste pour les mêmes raisons que nous venons d’évoquer. Juliane Rebentisch a signé une attaque en règle des positions de Badiou.1 Elle oppose 7 négations à ce qu’elles présentent comme les thèses de Badiou. 1. L’art n’est pas circonscrit par les catégories traditionnelles de l’art. 2. L’art n’est pas voué à la froideur. 3. L’œuvre d’art ne saurait s’objecter comme quasi-sujet. 4. La qualité esthétique de l’art n’est pas réductible à l’évidence d’une forme inédite. 5. L’art n’est pas voué à l’abstraction. 6. L’art n’est pas censé s’adresser à un public universel au sens littéral. 7. L’art ne doit pas être antidémocratique.
Si l’on reprend la première antithèse ou négation, on retrouve cette façon de disqualifier ce qui n’est pas mélange des genres artistiques, installation, performance, vidéo, en le rangeant dans la catégorie « d’art traditionnel ». Donc dépassé. Evidemment un philosophe qui place l’art sous le paradigme platonicien d’une fidélité événementielle aux vérités éternelles de l’art, de la grotte Chauvet jusqu’à Picasso, ce philosophe-là se soumet donc « au motif de la théorie moderniste de l’art », celle d’un Greenberg, d’un Fried et d’un Adorno. Ces trois théoriciens de l’art, en effet, défendent l’autonomie de l’œuvre d’art contre une extériorité compromettante artistiquement ou politiquement. Mais la thèse de l’autonomie de l’art chez Badiou n’est pas moderniste au sens de Greenberg. Il n’est pas question de reprendre l’antienne de la planéité de la peinture et la réduction au médium. Cette fausse essence de la peinture réduite à ses composants matériels et à sa réalité physique à deux dimensions, est justement ce type de pseudo formalisme qui a si bien préparé le terrain à la restauration de l’anti-art d’origine littéraire, le dadaïsme institutionnel qui a pu se muer en art d’environnement à partir de Pollock, sous prétexte que celui-ci peignait à même le sol (les happenings de Kaprow), ou la soit-disante planéité du pauvre vieil aplat se transformer en minimalisme, puis en art conceptuel. La modernité de Badiou, nous la défendons comme un art qui recherche des « principes sensibles », selon ses termes. Nous plaidons pour une théorie élargie de la plastique pure qui ne soit pas confinée dans l’art abstrait et qui s’inscrit notamment dans le sillage des théoriciens rationalistes français de la peinture, Cézanne, Léger, Rouault, Villon, Matisse, etc. L’abstraction en question chez Badiou (5ème négation), est celle-là, nous la rendons compatible avec l’Idée qui prévaut à travers 30 000 d’art : Idée plastique pure. La qualité matérialiste que Juliane Rebentisch prête aux arts qui transposent des fragments de réalité empirique, la « choséité » stigmatisée comme « objectité » par Michael Fried, n’est pas une résistance de l’expérience esthétique contre « l’esthétique moderniste de la vérité ». Empirisme il y a peut-être, mais là encore évitons les confusions. Lorsque Picasso parlait de l’introduction du papier collé, et de matériau étranger à la matière picturale sur la toile, il rappelait qu’il n’entendait nullement sortir des règles et du cadre de la peinture. Adorno ne croyait pas en une pureté de l’art réduite à ses matériaux : inévitablement elle se retournait très dialectiquement en son contraire : le happening. On a vu cela avec les actionnistes viennois, qui se voulaient toujours peintres, plus peintres même grâce à l’introduction directe de leur corps. C’est d’ailleurs ce qui distingue l’anti-peinture des quarante dernières années de l’anti-peinture des années dix-neuf cent vingt. Celle-ci proclamait son refus des « arts traditionnels », en volant d’ailleurs la position d’autonomie radicale que la peinture s’était acquise dans le champ de l’art, en se réappropriant sa force subversive à partir d’un art de foire et de cabaret dont nous ne sommes pas sortis aujourd’hui. Les « formes traditionnelles » des autres arts, théâtre, danse, poésie, musique, puis les nouvelles techniques artistiques, cinéma, vidéo ont pris la place de la peinture en l’expropriant de son propre espace. Les anti-artistes contemporains se sont voulus d’abord fidèles à la peinture, Yves Klein avec ses « échantillons de sensations colorées » et le ciel bleu qu’il a enfin traversé, point de départ de son « expérience esthétique » de l’art. Warhol ne se dira jamais non-peintre. On a vu où Kaprow assoit sa légitimité.
De ce point de vue, c’est également bien mal connaître Badiou que d’ignorer le fait que la fidélité aux vérités produites par l’art et en particulier par un travail sur la forme (pour nous plastique) clairement identifiable, s’accompagne d’un rejet tout aussi organisé. Le point qu’il faut tenir subjectivement dans ce qui a toujours été un combat historique, le maintien des séquences ici de créations plastiques, s’accompagne d’une interrogation comme celle de l’hypothèse communiste : localiser le point de bifurcation désastreux à l’intérieur de la révolution communiste, la forme d’organisation de l’Etat parti contre la révolution de type communard, c’est simultanément repérer le point de déviation tout aussi désastreux dans la modernité artistique d’une surenchère théâtralisante et anti-picturale.
N’oublions pas qu’avec l’argument stratégique de la périodisation de l’art contemporain reléguant la modernité dans le passé sous le nom de modernisme, s’ajoute toujours l’argument d’autorité : « Notons que les œuvres les plus intéressantes de ces dernières décennies sont précisément celles que nous pourrions caractériser comme la manifestation de farouches réserves à l’égard de tout positivisme et de tout objectivisme de la forme artistique. »
Juliane Rebentisch s’adresse à des confrères qui réfléchissent à un art d’expérimentation sans limite, c’est-à-dire je suppose sur le fameux art de la dé-définition de l’art, art de l’esthétisation de l’absence d’une définition de l’art qu’un Harold Rosenberg aura au fond naïvement situé du côté de l’Amérique de Kafka : Bienvenue au théâtre de la nature d’Oklahoma, bienvenue à Clayton. On se souvient que le personnage Karl Rossmann répondait à une offre d’emploi visant à exploiter l’art de soi-même, à être le comédien de soi-même, l’artiste ready-made, auto-entrepreneur, sans aucune différence entre l’art, la vie et l’exploitation capitaliste. Bienvenue en Amérique ! qui est le monde de l’art, bienvenue à la pointe de la Douane de Venise, chez Pinault, pointe du capital. Il le dit lui-même Pinault : ma collection est une façon d’autoportrait. Il signe une nouvelle définition de l’art contemporain, non pas l’art capitaliste pure et absolue, mais le portrait du capitaliste. Cela nous change en effet de nos portraits de Derrida. Portrait du capitaliste que nous sommes tous n’est-ce pas ? C’est justement ce qu’entendait Badiou : non pas une oeuvre d’art comme quasi-sujet objectivé, mais une subjectivité artistique incarnée dans une forme, c’est-à-dire incorporant les points des événements de formes artistiques nouvelles créées par l’Idée de plastique pure à travers les âges.2 Elle suppose autre chose, cette subjectivité de résistance, et de restance pour reprendre une expression derridienne, une restance de l’ « inexistance » où la déconstruction de Derrida et l’affirmationnisme de Badiou se rejoignent : l’inexistance définit le point d’invisibilité artistique que le pouvoir impérial ne veut pas voir. Chez Derrida aussi. Nous l’avons montré ailleurs. Restance et inexistance : voilà ce que Rebentisch ne comprend pas. Et ne voit pas dans l’universalisme et l’antidémocratisme de Badiou (6ème et 7ème négations). L’inexistance du point, et même du point de folie, doit s’accorder avec le projet d’un art opposé au matérialisme nominaliste contemporain, au matérialisme démocratique. Elle s’oppose au régime capitalo-parlementariste qui ne trouve pas beaucoup d’artistes de forme. Rebentisch qui dénonce le style machiste de la philosophie et le style apodictique des thèses possibles sur l’esthétique contemporaine, elle qui se sent obligée de reprendre par son « contre manifeste » la manière de faire provenant d’une tendance en vogue chez les jeunes intellectuels mâles d’aujourd’hui, manière de sexe masculin pour la vérité, l’universel, l’abstraction, elle se met du côté d’un féminisme anti-universaliste, et elle engage Derrida de son côté en utilisant le fameux parergon (4ème négation). Pour en faire un détail ornemental de l’œuvre à la fois au centre de l’œuvre et à sa périphérie, décloturant l’œuvre. Derrida contre l’autonomie de l’œuvre d’art. Alors que le texte de Derrida se situe à l’intérieur d’une analyse du jugement de goût kantien et en particulier de la différence entre la beauté adhérente et la beauté libre. La beauté libre serait encore adhérente. Ce qui d’ailleurs rend possible à nos yeux la question d’un jugement déterminant en art, et non pas seulement réfléchissant. Mais le parergon n’est pas une caution à la dé-définition de l’art qui expérimente sans limite le paradigme en réalité « totalittéraire » de l’art. Où d’ailleurs notre esthéticienne allemande a-t-elle vu chez Badiou un quelconque rejet de l’expressionnisme abstrait comme elle l’affirme (2ème négation, sur la froideur) ? Badiou clame son admiration pour Pollock, mais pas à la manière de Kaprow. La froideur est celle-là même qui laisserait indifférent le mâle badiousien ou le mâle derridien à l’égard des nombreuses prestations de nos performeuses plasticiennes. J’avais personnellement attiré l’attention d’un parterre de féministes à l’Ecole des Beaux-arts sur le peu d’avantage que la lutte pour l’émancipation des femmes avait à reproduire les gestes dadaïstes pour sa propre cause. Il en reste quelque trace dans un livre d’Annie Lebrun, Vagit-prop. Rebentisch prête à Badiou une thèse que nous affirmons seulement concevable véritablement à l’intérieur de l’art de plastique pure, à savoir la recherche d’ « une rupture radicale avec le sens pour devenir véritablement universel ». Et la démocratie de l’art contemporain laisse rêveur. Voulant agir sur le public en une adresse au public, ou l’inverse, l’art de participation appartient pour nous à l’art théâtral. Le dadaïsme d’Etat ou le dadaocapitalisme a tous les pouvoirs.
Il est d’ailleurs savoureux de voir comment certains tenants de l’art contemporain qui se disent disciples de Badiou ont désespéré de l’impliquer, soit en lui enjoignant d’écrire son Duchamp, mais ils furent déçus, Badiou n’aime pas Duchamp, il ne le trouve pas très intéressant, il l’a dit publiquement, et il le place sous la tutelle de Mallarmé, soit en essayant de cerner l’incompatibilité de la procédure générique de l’art dans son site événementiel et l’effet ready-made censé vider le site même de l’art, soit encore en associant Badiou et Rancière avec le même succès, et on assiste progressivement à un soutien de la pensée esthétique de Rancière d’un nombre grandissant de ces admirateurs de Badiou, la théorie des régimes de l’art chez Rancière, notamment le régime esthétique est bien évidemment plus compatible avec les présupposés, et les pré-requis littéraires de cette conception, chez celui qui affirma que l’essence politique de l’homme est littéraire, parce que l’homme est un animal littéraire: zoon politikon graphonton ? ouïe ! grammateon.
Ils continuent comme nous la querelle de l’art contemporain qui est une querelle des modernes contre les contemporains, ou les modernes contre les dadaototalittéraires.
1Juliane Rebentisch, « Sept négations » in revue Multitudes n°29, hiver 2009.
2Les œuvres sont des « sujets » pour Badiou, c’est sa 6ème et sa 7ème thèses sur l’art contemporain, en tant qu’elles ne sont pas l’expression des particularités moïques ou ethniques, mais adviennent comme des vérités artistiques en une constellation d’œuvres ou figure d’un universel générique. Si sujet-œuvre il y a, c’est comme une substance artistique affirmative, dans le cas de la peinture il s’agit d’une « substance plastique », qui d’ailleurs ne serait pas incompatible avec son sens quasi aristotélicien.