Il faudra un jour qu'on nous explique ce qui différencie la peinture de Gilles Aillaud de la simple photographie. Car à distance la différence est imperceptible. Alors bien sûr il y a le cadrage, la mise en scène de l'image. Mais où se trouve l'invention plastique ?
Il nous peint des photographies. Je veux dire il traite avec une certaine picturalité, le rendu photographique, son réalisme, en employant une matière lisse et souvent fluide, une matière parfois visible, des coups de pinceau, et même des "figura", ces abstractions tachistes avant l'heure que Didi-Huberman a vu chez Fra Angelico, pour rendre la texture du marbre. Il se sera efforcé tout le long de sa vie à repeindre en fin de compte une image toute faite, celle de la photographie. La preuve en est qu'à distance l'impression photographique est toujours saisissante comme une affiche publicitaire de cinéma sans les titres ou la légende, le simple effet d’un document agrandi ou même l’effet d’un décor de théâtre en trompe-l’œil, il en a fait d’ailleurs. Bien sûr Aillaud fait aussi des retouches, intensifie telle couleur, supprime certains détails ou encore privilégie tel élément.
Alors que cherche-t-il puisque la dimension plastique est occultée par la dimension sémantique ?
Justement Gilles Aillaud n’est pas avare de réponses, il s’en explique, si l’on met de côté son engagement politique :
« On oublie que la réalité est pleine de sens et qu'elle est sous nos yeux, et qu'il ne s'agit pas en art d'inventer "autre chose" mais de comprendre et de montrer ce qui est. »
« Pour désirer être peinte, une chose doit avoir comme un sens, quelque chose qui dépasse son aspect visuel. C'est ce qu'on peut appeler, avec Joyce, son épiphanie. L'épiphanie est comme une augmentation de puissance et, bien que rien en elle ne soit visuel, elle est une illumination, comme à la suite d'une sorte de survoltage, et cette illumination confie son intensité à la vision. »
La référence à l’épiphanie joycienne nous renseigne très bien puisque celle-ci relève de la distinction sémantique d’une vue révélée, le surgissement d’une scène imageante chargée de sens, une scène poétique, un tableau vivant. Mais l’épiphanie n’est pas la plastophanie.
Michel Foucault parlait également de « peinture photogénique » à propos de Gérard Fromanger. C’est un trait de la figuration narrative, « cette peinture photographique », chez Monory et bien d’autres.
On ne parle jamais de peinture à l’exposition, Aillaud non plus. Le peintre percevant que je suis et non le « regardeur », s’est attardé néanmoins sur certains aspects de ses figures animalières, sur la transparence ou matité de la matière, sur son traitement et ses qualités d’exécution, sur telle utilisation des caches en bande adhésive pour enfermer l’orang-outan derrière sa grille. Mais où est la forme, le rapport plastique, l’invention formelle ?
Il y a une certaine picturalité, et une qualité de dessin industriel, le dessin d’architecte si l’on veut, mais c’est un dessin descriptif. Totalement transitif.
Si l’on veut bien nous pardonner ce mot, il cherche l’effet bœuf.
Vouloir perturber aussi la peinture pure des abstraits ou des « peintres peintres » en général, et ceci en introduisant une impureté d’image pop et photographique, et ensuite vouloir accomplir là un geste politique salutaire parce que dénonciateur des pouvoirs, ce qui plaisait à Michel Foucault, nous paraît non seulement dérisoire politiquement, mais délétère picturalement.
Reste la volonté de notre peintre philosophe de « peindre philosophiquement » et non de peindre une philosophie.
Il semble rejoindre le grand sophisme des philosophes qui se défendent toujours de plaquer leur pensée sur les œuvres, ou d’assujettir l’art à la philosophie, une dénégation classique désormais que l’on retrouve chez Etienne Gilson, Emmanuel Martineau et Gilles Deleuze. Une sorte de prétérition involontaire : on ne fera pas, mais si. L’un voit le plan de l’Etre dans le tableau, l’autre y voit un jeu de force déformante, force invisible néanmoins, ce sont souvent des concepts attrape tout et profondément extérieurs à la peinture. Oui, Aillaud ne peint pas une philosophie, il peint une politique, ce qui n’est guère mieux.
Une nouvelle pièce est ainsi apportée au contact difficile à travers les siècles entre peinture et philosophie : la dénégation suprême. Les philosophes savent que leur approche de l’art et de la peinture en particulier risque souvent d’apparaître un peu intéressée ou de relever d’une pure instrumentalisation, d’un simple usage illustratif de l’art pour leurs théories. Alors régulièrement ils répètent que la philosophie ne se plaque pas sur la peinture, mais au contraire se laisse inspirer et guider par elle. On voudrait dégager la philosophie inhérente à la peinture pour en éclairer les philosophes. On trouve cet argument chez Etienne Gilson, dès la première page de Peinture et philosophie ; mais elle est cité par Emmanuel Martineau dans son Malévitch également en première page; on la retrouve chez Deleuze dans ses cours sur la peinture, là encore en ouverture.
Il n’en est rien, bien sûr. L’un voit le plan de l’Etre dans le tableau, l’autre y voit un jeu de force déformante, force invisible néanmoins.
Il y a pourtant un travail plus intéressant dont Aillaud s’est rendu l’auteur, sa pièce de théâtre sur Vermeer et Spinoza. Car il rompt par miracle avec la rencontre fantasmée et si inadéquate du penseur et du peintre qui nous a valu des textes de grande complaisance philosophique. Aillaud contrairement au titre du livre, ne fait pas se rencontrer le peintre de Delft et le philosophe de La Haye. Et c’est Vélasquez qui est présent.
Alors que nous disposons de la preuve certaine de la rencontre entre Descartes et Frans Hals, grâce au portrait d’atelier du philosophe, conservé au Louvre. Rencontre qui inspire moins nos philosophes écrivains.
Élever la réalité plastique de la peinture au concept, chercher une plastophanie, s’effectue à la fois par la pratique d’un art en ce qui concerne cette plastique, et l’élaboration, à partir de cette pratique qui sera devenue un savoir clinique, d’une théorie philosophique cette fois tournée contre nombre de philosophies. Il faut dénoncer la misère de la philosophie de l’art. Et l’art de la misère de la philosophie de l’art.
En peinture il ne s’agit pas d’inventer nous dit Aillaud, il faut être attentif au sens du visible. Il n’invente donc rien, joue avec une catégorie d’image toute faite, animalière, de zoo et safari critique, il n’invente aucun registre formel et plastique nouveau. Et surtout l’absence de propos plastique laisse la place à un pur discours de la défense animalière précoce.
A l’image de la « séparation » de l’homme avec son environnement, et l’animal qu’il a enfermé. Aillaud peindrait son rapport avec la nature, et son humble effacement pour se perdre en elle… Ou peindre la séparation avec la peinture, son éloignement et sa disparition ?
Peindre une philosophie, oui en réalité : celle de la peinture, il y en a une que les peintres modernes ont aussi pensé sous le nom de plastique et qui est le contraire de peindre philosophiquement puisque ce serait toujours la réduction à la conceptualité et à l’argumentaire extra-pictural.
Ne tomber jamais dans la littérature ou la philosophie -en peinture, disait Cézanne.
En m’éloignant de Beaubourg, lieu de l’exposition, je gagnais les Halles et j’entrais dans l’église Ste Eustache, heureux de revoir Les Pèlerins d’Emmaüs de Rubens, un tableau remarquable qu’on tient souvent à présenter comme caravagesque, sans raison visible. Et surprise, au revers du chœur dans le déambulatoire, un Tintoret. Si certains pouvaient encore ressentir quelque doute sur la nature d’une peinture photogénique limitée à la simple exécution et au message politique utile, ces deux œuvres vous raviront. Là est la peinture.
Inutile de chercher « l’image saisie dans la trajectoire qui mène de la photographie vers le tableau » chez Aillaud comme le demande Foucault, dans son texte sur l’exposition de Fromanger « Le désir est partout ». Il s’agirait dit Foucault de « créer un événement-tableau sur l’événement-photo ». On aurait préféré assister à un événement-tableau sur l’événement-tableau. Et ne pas croire que la peinture ici sous cette forme photogénique, puisse « se moquer enfin de la part d’elle-même qui recherchait le geste intransitif , le signe pur, la « trace » », ignorant la plastique pure intransitive, celle précisément qui n’existe guère dans ce mariage « hermaphrodite du cliché et de la toile », quelle blague. Il y avait bien initialement une photographie picturaliste ou de document à l’usage des peintres, bien évoquée par le philosophe. Mais il ne s’agit pas de cela dans cette nouvelle peinture « photogénique ». Foucault désormais, en vient à défendre les images et retourne en plaisir les mépris d’esthètes, à l’encontre de la photophobie d’un Baudelaire qui s’en prenait aux nouveaux adorateurs du soleil, il préfère accueillir cette foule immonde qui, selon Baudelaire, se rue pour contempler comme Narcisse leur image triviale sur le métal. Foucault enregistre certes la capacité ou la prétention de Fromanger à pouvoir « tout peindre », à travers le medium photographique, mais c’est pour ajouter aussitôt, nous enjoignant avec lyrisme : « Si on disait plutôt que tout le monde entre donc dans le jeu des images et se mettent à y jouer. » Il nous est préconisée une vraie danse de Saint-Guy, la peinture au régime de l’art contemporain, danse macabre à ses heures, ce n’est rien, c’est le monde, tous performeurs imageants, en immersions folles et vaines. Renouer ainsi avec l’amour des images comme le Pop et l’Hyperréalisme, apprendre à s’en fabriquer. L’exposition Aillaud, « Animal politique », revendique le texte de Foucault pour l’exposition Fromanger, « Le désir est partout ». Oui le désir est partout et la peinture nulle part.