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Billet de blog 22 février 2023

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Félix Guattari et « l'art atemporain ». Guattari résiste à l'art contemporain.

Un entretien de la revue Chimère daté de 1992, montre un Félix Guattari assez inattendu en ce qu'il exprime de sérieuses réserves au sujet de l'art contemporain qu'il trouve cadré et bien loin de constituer un paradigme de subjectivation.

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Guattari résiste aux injonctions de l’art contemporain. Lors d’un entretien récemment mis en ligne à l’occasion d’un colloque sur Guattari en novembre dernier, on découvre un philosophe rétif à ce qu’on appelle désormais « l'art contemporain ». L’intervieweur ne s’est pas fait faute de l’inviter à répondre sur cet art, de manière pressante en le relançant à plusieurs reprises.

L’art contemporain est d’abord présenté comme un paradigme pour les processus de subjectivations.

Puis une façon de se défier du seul « plan de composition » en art. Et encore de vivre avec des mots et un langage, tel l’art conceptuel. A chaque fois Guattari émet de sérieuses réserves jusqu’à faire tourner l’entretien franchement à l’aigre. Les tensions très palpables entre le questionneur qui le harcèle et le philosophe qui essaie de se dégager permirent de proposer une nouvelle lecture des enjeux de l’art aujourd’hui.

Première question sur le sujet qui nous occupe : « Quel rôle joue l’art contemporain pour vous ? Faut-il lui accorder une place particulière comme paradigme de subjectivation ? »

Et Guattari de répondre par l’invention de la polyphonie en musique. Au même titre que les machines sociales, les machines esthétiques apportent de nouvelles façons d’être affecté, ce sont aussi des modes mutants de subjectivation.

Olivier Zahm, l’intervieweur, repart à la charge : « En quoi la production de subjectivités des machines esthétiques contemporaines permettent-elles de résister devant le « rouleau compresseur » de la subjectivité postcapitalistique, que vous évoquez dans Chaosmose ? »

Les artistes trouvent des zones de résistance à ce laminage postcapitalistique, comme des chevaliers errants en perdition, ils vont dans le sens de l’hétérogenèse échappant à l’homogenèse capitalistique.

« L’art contemporain du point de vue de la subjectivité a-t-il perdu le combat en particulier face aux media ? »

L’appauvrissement du cinéma le montre en effet, et l’implantation partout sur la planète des processus de subjectivation du capitalisme.

Olivier Zahm devient critique : « Dans votre essai Qu’est-ce que la philosophie ? écrit avec Gilles Deleuze, vous définissez l’art comme un « être de sensation », et l’artiste comme un producteur d’affects et de percepts. Cette idée de l’oeuvre m’apparaît quelque peu limitative au regard des pratiques actuelles. N’est-ce pas une façon de reterritorialiser l’art sur une zone empirique ? »

Guattari se défend d’avoir écrit un livre sur l’art, il s’agissait de spécifier le concept de philosophie, l’art étant abordé dans Kafka.

Zahm trouve les rapports entre les domaines plus intéressants que leur recadrage. Guattari reconnaît avoir marqué les rapports transversaux entre l’art, la science et la philosophie, mais il dénonce la mode héritée de la contre-culture des années 60, de l’intercommunication facile entre les différentes disciplines. Le mythe de l’interdisciplinarité. Or cela ne se passe pas comme ça, avec la main tendue entre spécialistes de différents domaines, il y a au contraire des objets qui se spécialisent, des rapports d’étrangeté, et c’est à travers ces singularités que des rapports de déterritorialisation se trouvent.

Zahm revient sur l’art contemporain que Guattari aurait oublié :

« Vous développez cette conception de l’art comme être de sensation essentiellement à partir de la littérature (Joyce, Melville, Woolf, Faulkner, Kleist, Kafka. ), de la musique (Messiaen, Debussy … ) et de la peinture (Cézanne, Fontana, Bacon, Mondrian, Kandinsky.…). Mais vous n’abordez pas ou à peine le champ de l’art contemporain qui ne se définit plus par le primat accordé à un matériau, ou à un médium et sa tradition, mais par la multiplicité de langages, dont l’usage de matériaux conceptuels. Peut-on parler pour l’art contemporain d’un conceptualisme de la sensation ? »

Guattari rectifie aussitôt. L’art conceptuel produit des sensations en réalité, mais à partir d’un matériau qui est le concept, même si l’art conceptuel n’est pas très « conceptuel » la plupart du temps.

Pour notre part ici, j’ajouterai (moi Th. B.) que Fontana relève précisément de l’art conceptuel (art sémantique) et nous paraît détoner un peu au milieu des autres peintres.

« Quand l’art mobilise des objets entièrement conceptuels (le plus souvent objet-langage), comment s’effectue selon vous cette mutation des matériaux ? »

Il va plutôt chercher des points de déterritorialisation avec des matériaux. Fouillant dans toutes les poubelles, sociales, philosophiques, et les domaines de pensée, pour sortir de l’enlisement de certaines perceptions ou affects.

Et là Guattari se fait corriger par Olivier Zahm qui lui reproche d’utiliser la déterritorialisation des matériaux déterritorialisés venue de L’anti-Oedipe dans la mesure où cela lui semble rentrer en contradiction avec la notion de « plan de composition » de l’art contemporain.

En fait le plan de composition ouvre une perspective pragmatique. Contre l’immense enlisement de la subjectivité dominante.

Mais la créativité qui se produirait également dans le champ social est néanmoins devenue un mot d’ordre obsessif d’entreprise contraire à la création collective.

Le mot « composition » finit par paraître insuffisant à Olivier Zahm. On fait toujours quelque chose avec quelque chose répond Guattari. L’ancien mot de « praxis » le signifiait aussi.

Et voilà le moment d’éclaircissement, où l’intervieweur montre ce qu’il aimerait entendre dans la caution qu’il cherche absolument à apporter au fond à l’art contemporain, voire obtenir l’identification de la pensée deleuziano-guattarienne à l’art contemporain - soit un paradigme esthétique expansif :

« Peut-être que votre modèle de référence n’est pas tant l’art contemporain, en tant que pratique institutionnalisée, qu’un paradigme esthétique expansif, qualifiant autant la création artistique que la « subjectivité polyphonique, animiste et transindividuelle » propre au monde de la petite enfance, de la passion amoureuse, de la folie. ?
F. G. : Disons que l'art contemporain reste cadré. Il y a un univers de référence, un univers de valorisation, y compris de valorisation économique, qui cadre l’œuvre, qui la qualifie comme telle, la saisit dans un champ social. Il y a une découpe institutionnelle. »

L’art contemporain est un art cadré.

Voilà ce qu’il fallait dire, c’est bon à entendre aujourd’hui plus que jamais, à l’encontre des sempiternelles théories qui vantent l’ouverture de cet art, en réalité un art libéral dans les deux sens du terme d’ailleurs, franchissant les frontières, fondamentalement questionnant etc. L’art contemporain ajoute Guattari se retrouve dans une situation comparable à ce qui se passe avec l’industrie.


« C'est-à-dire que l’on est dans une situation comparable à celle que l’on disait sur la création dans l'industrie. Il y a d'autant plus de déploiement d'activités économiques sur l’art, qu'il y a une volonté collective d'écraser l'art. C’est la bataille de Verdun. Il y en a quelques-uns qui en réchappent, on se demande comment ! Mais ceux-là sont valorisés, car l’on n'est pas parvenu à les abattre. Ce qui reste massivement de l'art, c'est le design, c'est la pub... C’est le laminage de la subjectivité qui tend à le dominer, c'est quelque chose d'effroyable quand on voit le comportement de soumission des gens qui vont à Beaubourg, qui vont s'imprégner des critères dominants et qui, se faisant, acquièrent un vernis culturel mais se coupent de tout rapport avec ce caractère autopoiétique de l'œuvre, et qui les concerne dans leur perceptions, dans leurs rapports amoureux, leurs rapports perceptifs au monde. »

Pour un peu on entendrait les procédures génériques de vérité chères à Badiou qui, lui, distingue les plans de la science, de l’art, de l’amour et de la politique.

Guattari aurait pu faire siennes certaines thèses de Badiou sur l’art. Le public n’est pas épargné qui inclurait beaucoup de monde, tout une garnison de critiques et théoriciens de l’art situés à l’extrême gauche, une gauche critique parfaitement neutralisée par l’art contemporain dont c’est sans doute l’une des fonctions, l’un des offices à peine voilé.

Pour l’autopoïétique, il nous appartient de renvoyer à la position d’Adorno qui défend l’autonomie de la pratique artistique centrée sur un travail spécifique du matériau, ici le matériau formel, visuel et plastique, à nos yeux.

Olivier Zahm semble se ranger en un premier temps derrière Guattari pour dénoncer cet état de fait qu’il appelle plutôt malentendu à Beaubourg, puisque les installations y proclament l’éloge du musée définit comme une collection d’achats. Répandre cet art dans Paris ne change rien. Il souligne l’importance des « synapses existentielles » pour crédibiliser les installations.

Guattari ne croit pas à la vertu de ces installations in situ, et la Tour Saint Jacques qui plaisait tant à Breton se trouve partout à vrai dire.

La correction ou recadrage de Zahm arrive maintenant, elle commence.

Il ne croit pas aux mots, au langage, aux explications pédagogiques, chacun son talent.

Il rappelle le combat mené avec Deleuze contre la sémiologie signifiante du langage notamment en art. Il attend davantage de la mutation des pratiques sociales, des envies d’un rapport aux sons, aux formes plastiques, de l’écologie et de l’environnement praxique.

Et donc de condamner une pratique d’art contemporain chère aux disciples de Deleuze et Guattari.

Le coup est porté maintenant :

0, Z. : Toute une génération d’artistes réintroduit aujourd'hui la narration et la fiction dans leur travail, à la suite d'œuvres comme celles de Marcel Broodthaers, Richard Prince, Jean-Luc Vilmouth... Montage, récits, fragments de discours, narrations recomposées ou détoumées... Faut-il voir dans cette nouvelle narrativité ce que vous appelez des formes d'« énonciation partielle » propres aux processus de subjectivation ? F. G. : Nous nous sommes évertués avec Gilles Deleuze, pendant des centaines de pages, à souligner que l’on refusait le primat de la sémiologie signifiante, mais que l'on considérait que les traits de matière d'expression des autres composantes signifiantes : matières plastiques, spatiales, musicales, etc., avaient leurs lignes de composition propres. Alors vous me dites que l'on peut tout rabattre sur la narrativité de type linguistique : c’est que l’on a vraiment échoué à se faire entendre. »

Eh oui l’esthétique narrative est réprouvée, d’origine essentiellement littéraire dirait Cézanne et Duchamp. Ne pas mélanger les genres, loi du mélange des genres qui profite à certains genres, genre littéraires notamment et au néodadaïsme, esthétique dominante en partie né de cette forme de praxis et appréciation esthétique.
  La subjectivité doit se produire en terme de foyers de production mutants et non en terme de récit.

Et la ritournelle, argument avancé par Zahm, n’est justement pas discursive répond Guattari, la ritournelle esthétique est une zone de non-sens qui se trouve au centre de la ritournelle discursive. Evidemment le non-sens ici n’est pas celle d’une éventuelle ritournelle plastique, nous nous sommes exprimé ailleurs sur l’a-signifiance plastique qui ne relève pas du figural.

Le point de subjectivité que travaille l’artiste c’est « un point de subjectivation qui va être mélancolique, chaotique, psychotique... » Le chaos pictural qui traduit et reprend un moment de l’activité du peintre perdant le contact avec son œuvre s’associe au fameux diagramme qui traduit le « graph » de Bacon selon Deleuze ? C’est une exemplification éthique de la création, le chaos n’est pas premier. Sauf à replonger dans l’esthétique romantique de l’Urgrund et de l’Abgrung qui est tout sauf picturale.


Notre anté-signifiant plastique est spécifique, il ne correspond pas à l’a-signification sans rapport plastique, il est ce que nous appelons un plastème. Le rapport plastique juste, cher à Cézanne, Matisse, Mondrian et Braque pour ne citer qu’eux.

« O. Z. : C’est dans ce sens qu’il faut parler d’a-signification ? F. G. : De rapport d'a-signifiance. Evidemment, une fois que le saut est fait, une fois que la mutation subjective est faite, ça va... Une fois la mutation impressionniste faite, par exemple, on retrouve la vision impressionniste sur les morceaux de sucre, dans les publicités, partout... La faille d’asignifiance qui a surgi dans la perception impressionniste est totalement reprise.
O. Z. : Re-sémantisée ?
F. G. : Réinscrite dans les significations qui deviennent dominantes.
O. Z. : Ce passage par ce point d'a-signifiance, est-il pour vous le critère artistique, ce que l’art met à l’épreuve ? »


  Guattari approuve ce critère et convoque un artiste de son choix, pour la première fois.

« Certainement. Prenez par exemple un peintre que j'aime beaucoup, Fromanger. Là vous avez une de ses premières toiles. Ce qui m'intéresse, c’est comment Fromanger s’est confronté aux mutations a-signifiantes qu'il a rencontrées, celle d'un mode de vie, celui de son enfance proche de la délinquance, celle de 68 et de l'atelier des beaux-arts, celle d'affronter la présence menaçante de l’art abstrait, de l’art conceptuel. Comment s’est-il débrouillé avec tout cela ? A ce moment-là, Il y a une trajectoire, ce qui compte là, c'est le processus, le travail, la processualité qui fait qu'un artiste continue d'être un artiste, au prix quelquefois d'une décomposition de sa personnalité. »

On appréciera la menace que constitueraient l’art abstrait et l’art conceptuel, présentés sur le même plan comme deux grandes négativités à l’égard de la peinture. L’intolérance des abstraits était légendaire. Nicolas de Stael parlait déjà du « gang des abstractions avant ». Peindre contre la dissolution de la forme polaire, centrée, oui. Peindre contre l’art conceptuel, contre la sémantisation des rapports plastiques qui s’en trouvent occultés, oui, là encore.

Mais Fromanger a-t-il un propos plastique ? Il y a « Les pluies ». Les bandes de couleurs qu’il fait passer parfois sur les corps. Ce sont préciséments certains des éléments du propos que nous exprimons pour notre part, les éléments volants placés devant les figures en s’interposant comme des excroissances ou des satellites. Mais Fromanger s’est fait connaître avec un propos de figuration narrative, les silhouettes découpées et fortement colorées, chacune située à l'intérieur d'une foule de passants, scène par ailleurs traitée à partir d’une photographie de rue qu’il reprend. Il a aussi réalisé des installations et accompli des performances notamment avec ses volumineuses bulles de plastiques rouges transparents.

Guattari précisera son analyse ailleurs spécialement sur Fromanger en disant que celui-ci peint l’acte de peindre lui-même, le « painting-act ». C’est un bon mot mais on ne voit pas très bien ce qu’il veut dire au regard de la peinture, que ce soit la sienne ou la peinture en général.

Et pourtant l’oeuvre est dans un rapport d’autopoïèse affirme Guattari. Or cette autopoïèse n’a de valeur et d’existence selon nous que si elle relève du champ plastique qui la constitue.

Cet artiste explore les foyers d’a-signifiance et il le fait par les machines abstraites, les machines esthétiques plus précisément. Guattari donne l’exemple de Debussy, pour son eccéité intemporelle, un exemple musical qui nous éloigne de l’art auquel Zahm veut revenir. Toujours aucun nom d’artiste proprement contemporain ne sera évoqué en dehors de celui de Marcel Duchamp sur la fin et selon une perspective stratégique inattendue, mais aucun nom d’artiste contemporain qui correspondrait au genre lui-même, à cet art singulier stricto sensu, au moment où se déroule l’entretien.

Vient la nomination de cet art qui produit une temporalité par le milieu, indépendamment du passé et du futur, non enchâssé entre les deux, sans plus savoir s’il s’agit bien du même art ou celui que Guattari appelle de ses vœux, c’est-à-dire un art processuel qui agit transversalement dans le temps, par une nouvelle composition ontologique du temps. Olivier Zahm propose le nom d’art acontemporain. Duchamp aurait produit en ce sens un nouveau mode de temporalisation. Où la catégorie de temps se dissout.

Aussi Guattari préfère celui d’atemporain.

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