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Billet de blog 23 mars 2023

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Défense de Badiou en art 3

Reparution ici d'un article écrit en 2009 montrant à quel point les positions artistiques d'Alain Badiou font l'objet d'attaques répétées quand elles ne sont pas purement et simplement déniées et retournées en son contraire.

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DEFENSE DE BADIOU EN ART 3

Last but not least, Mark Alizart, Directeur adjoint du Palais de Tokyo, s’en est pris également à Badiou sur sa façon de penser l’art.1 Après une introduction qui flatte la renommée du penseur et reconnaît son éminence désormais historique, notamment l’importance de l’Etre et l’Evénement, « il est admis qu’il a « fait œuvre » dans la métaphysique comme jamais avant lui depuis Heidegger », après avoir rappelé les polémiques sur ses différentes prises de positions, notre auteur en arrive vite au véritable objet de son intervention, pour émettre immédiatement la plus sévère réserve : « Or tout lecteur de Badiou se sera rendu compte que l’homme, en matière d’art, est loin d’être aussi impressionnant qu’en manière de philosophie. Une gravure [sic] d’Hubert Robert pour illustrer Logiques des mondes, Berlioz cité en exemple de grand musicien, Malraux et Valéry bizarrement mis sur le même plan que Guyotat, Mallarmé vénéré, à l’ancienne, comme une sorte d’oracle…». On doit se méfier de quelqu’un nous dit Mark Alizart qui intitule ses premiers romans Almagestes et Portulans, (on en connait d’autres qui ont choisi d’appeler le leur Ulysse), et l’attaque de ce grand critique d’art multiplie les coups bas : « La plupart […] diront que ces goûts démodés sont simplement ceux d’un homme âgé, élevé aux humanités et aux lettres classiques, qui n’engage en rien le système dans sa grande logique, voire même que ce mauvais goût – comme c’est le cas du bourgeois gentilhomme ou, à l’inverse, du Neveu de Rameau – est au contraire, le signe de sa plus grande véracité, de sa plus grande authenticité. »

On appréciera la délicatesse des arguments utilisés par ce grand commis de l’Etat en arts plastiques qui n’a d’égal que le recours à l’argument d’autorité : « tout lecteur de Badiou se sera rendu compte que l’homme, en matière d’art » ou « la plupart diront ». Décidément les chiens de garde de l’art contemporain ne reculent devant aucune arrogance : le mauvais goût de Badiou et Badiou portraituré en bourgeois gentilhomme. Je me suis souvent surpris à regretter l’absence d’un maître de peinture dans la pièce de Molière. On peut imaginer un maître en arts plastiques qui ferait découvrir à notre bourgeois les readymades, c’est-à-dire, qu’il faisait des readymades sans le savoir, ou des performances et des installations. L’initiation d’un Pinault a dû être de cet ordre.

Mais il faut affiner le diagnostic sur le mauvais goût de Badiou : il provient, nous dit Alizart, d’une forme de dérèglement dans le rapport au temps, et d’ailleurs son système tout entier entretiendrait un rapport étrange au temps. Chez lui l’Histoire n’existerait pas.

Et ce mélange du vivant et du mort qui caractériserait le néoclassicisme selon Alizart, la dénonciation d’une déclaration comme celle-ci : « En politique, la résurrection met au jours des invariants égalitaires de toute séquence, les invariants communistes. En art, elle autorise les formes éclatantes de l’éternité – et créatrices – du néo-classicisme : imitation des Anciens dans la tragédie française, « romanité » de David en peinture, retour à Gluck de Berlioz …. » fin de citation de Badiou par Alizart. Il lui prête même la thèse selon laquelle le néoclassicisme serait la forme culminante des arts. En fait la thèse de Badiou est bien plus radicale et plus structurelle : un tableau des procédures génériques de Logiques des mondes sur les destinations subjectives présente les choses ainsi : Résurrection : Invariants communistes (Politique), néoclassicisme (Art), (on pourrait penser aux invariants plastiques de Lhote, qu’il faudrait encore réaménager), Deuxième rencontre (Amour), Renaissance (Science). Le Déni : Réaction, Académisme, Conjugalité, Pédagogisme. L’Occultation : Fascisme, Iconoclastie, Fusion possessive, Obscurantisme. On se demandera où se situe l’art contemporain et le néodadaïsme ? On serait tenter de le mettre du côté de l’Occultation. En réaménageant quelque peu les destinations subjectives par une Occultation bis on obtiendrait : Néocapitalisme, Néodadaïsme, Prostitution marchande généralisée, Technique à la place de la science.

« Autrement dit, il produit la version ridicule de l’éternité, qu’on appelle le kitsch » et on assisterait chez Badiou à un retour spectral du temps, à la manière des survivances warburgiennes. Ces dernières que je ne sache pas ne sont pas de mauvais goût dans la théorie de Warburg, même si une théorie de la survivance des images n’implique pas une théorie de la survivance plastique. C’est toute la question des lucioles développée par Pasolini, Agamben et Didi-Huberman. Les lucioles auraient disparu dans la campagne romaine, comme les formes de résistance auraient également disparu, telles de petites lueurs (lucciole) sous la puissance de projecteurs terrifiants, les projecteurs horribles du pouvoir (la luce). Didi-Huberman est plus optimiste, il a vu récemment des lucioles au Pincio, et peut-être ne sait-on plus les voir. Ou encore se seraient-elles volontairement cachées. Encore faudrait-il ne pas les confondre avec les insectes qu’un artiste aurait modifiés de façon génétique pour en faire des êtres artificiellement phosphorescent, ou encore les confondre avec des lucioles virtuelles, et ce toujours dans la nuit.

En tous les cas on nous aura prévenu, l’éternité de Badiou relève du kitsch, ce que nous révèle sa conception néoclassique de l’art.

Mark Alizart ensuite corrige les mathématiques de Badiou en s’appuyant sur Alan Turing qui s’est intéressé à la question du temps en mathématique, et surtout Mark Alizart fait le mauvais procès d’un Badiou oublieux de Hegel, un « grand absent » de cette œuvre « néanmoins abondamment cité ». Il faudrait le renvoyer à une très belle conférence encore inédite de Badiou sur le concept de négation, où Hegel, tout comme Aristote d’ailleurs, y trouve toute sa place. Mais cette accusation absurde d’un Badiou négligeant Hegel est simplement destiné à le mettre du côté de « Kant, qui n’aimait que les croutes » alors que Hegel sur ce plan lui serait infiniment supérieur. A l’aune de l’art comme vérité, Alizart juge Deleuze décevant avec son Bacon et son Beckett, et même ses volumes sur le cinéma qui laissent peu de place à l’art vidéo ou à la télévision, Lyotard lui-même ne trouve pas grâce à ses yeux, « le doute plane où se mélangent Adami, Arakawa et Buren. ». C’est du reste un reproche que les philosophes se sont entendus dire durant la querelle de l’art contemporain de la part des thuriféraires de cet art, ils ne se seraient pas assez engagés derrière nos valeurs artistiques nationales soigneusement sélectionnées par les spécialistes du bon goût dada. Et au fond ce que ne supportent pas des gens comme notre ami du Palais de Tokyo, c’est que de grands penseurs comme Derrida et Badiou puissent soutenir des inexistants comme nous, Monique Stobienia et Thierry Briault, c’est-à-dire des inexistants comme Badiou en a fait la théorie, là où peut se créer une vérité et un événement. C’est cela qui les gêne vraiment : des inexistants lucioles. L’éternité chez nous se sera appuyée sur un travail numérique et une forme concentrée de la peinture destinée à cette tentative de résurrection pour une nouvelle séquence de la plastique pure et un néoclassicisme au sens d’Aristote que privilégie aussi Badiou.

Un autre tableau dans Logiques des mondes présente la continuité suivante en art : Intensité sensible et calme des formes (fond ontologique) ; Ce qui était informe peut être forme (trace événementielle); Œuvre (Corps) ; Nouvelle intensité perceptive (Présent local); Plaisir (Affect) ; Configuration (Présent global). Ce qui donnerait dans notre langage : Substance plastique, Œuvre de formes pures, Nouveaux plastèmes, Plaisir propre, Registre formel.

« Etre attaqué par l’ennemi est une bonne et non une mauvaise chose ». « […] car cela prouve non seulement que nous avons établi une ligne de démarcation très nette entre l’ennemi et nous, mais encore que nous avons remporté dans notre travail des remarquables succès. » Mao.

Dans la société réconciliée « le type humain moyen s’élèvera à la hauteur d’un Aristote […] » écrivait Trotski. Platon ou Aristote. L’homme moyen qui a déjà atteint le niveau de Duchamp, doit atteindre dans la société émancipée le niveau de Vinci ou de Picasso.

Si bien que le foncteur de la vérité, si on nous permet ce jeu de mot en écho à celui de Derrida « le facteur de la vérité » à propos de Lacan et la lettre volée de Poe, doit percevoir à travers l’espace de l’entrecolonnement d’un tableau d’Hubert Robert, le site renouvelé de la plastique pure.

Nous sommes en 2009. Au même moment Alain Badiou s'exprimait par un choix explicite.

Illustration 1
Schéma d'Alain Badiou, image de Monique Stobienia 2008 Second Manifeste pour la philosophie © Alain Badiou et Monique Stobienia
Illustration 2
Schéma d'Alain Badiou, image de Monique Stobienia 2008 Second Manifeste pour la philosophie © Alain Badiou et Monique Stobienia

Schémas

Les deux tableaux qui figurent sur le verso du plat 1 et du plat 4 de l’ouvrage (car on peut sans exagération parler de tableaux) ont été réalisés, à partir de mes propres schémas tracés maladroitement au stylo sur une feuille, par une artiste, Monique Stobienia. Le schéma 2 avait été distribué à mon séminaire auquel Monique Stobienia assistait. Elle a développé à partir de lui, suivant une ligne de pensée qui incorporait les concepts philosophiques au travail contemporain sur la visibilité, une étonnante série de variations (en vérité, sept séries différentes), qui allaient de la plus grande proximité (quoique déjà très au-delà…) au schéma primitif (c’est le tableau reproduit pour ce schéma 2) jusqu’à des constructions où se mêlent des lignes, une pensée inédite de la couleur et une sorte de rêverie paysagiste sous-jacente. J’ai du reste retenu une de ces variations pour la couverture du présent livre, car ce mélange me donne une idée sensible de ce que la philosophie, en proie à son propre apparaître, inflige aux concepts que par ailleurs elle exhibe. J’ai, au vu de tout cela, commandé à Monique Stobienia une libre réalisation du schéma 1.

Je veux ici remercier cette artiste, chaleureusement, philosophiquement. Je pense d’ailleurs que cette collaboration, qu’elle a généreusement initié en rêvant œuvrant autour de mon travail – comme elle l’avait pour celui de Jacques Derrida –, se poursuivra sous d’autres formes.

Alain Badiou, Second manifeste pour la philosophie, Fayard, 2009

PORTRAIT DE BADIOU EN NATUREL PHILOSOPHE

Le philosophe doit faire son portrait

Badiou ne cesse de réaffirmer le naturel philosophe universel, selon ses propres dires, et en l’imposant du reste explicitement à Platon. Tout le monde est philosophe. Le naturel philosophe est un don reçu en partage. Badiou affirme le sens commun philosophique sans s’y référer (comme sens commun fondateur). En République 491b, Badiou ajoute à sa traduction : « Le naturel philosophe existe au départ chez tout le monde.» Ce rajout au texte de Platon dément explicitement les dires du philosophe athénien pour qui les qualités requises au naturel philosophe sont rarement réunies. Ces éléments, ces conditions du naturel philosophique, de la vertu philosophique que sont le courage, la tempérance (sophrosunè), le goût et l’acquisition des sciences s’opposent aussi, c’est tout le paradoxe, à la constitution de la grande âme philosophique. Car ces qualité peuvent faciliter la corruption des natures les plus douées, si elles ne sont pas guidées par l’observance des idées de Justice et du Bien. Ça c’est Platon. Le portrait du philosophe résistant à la beauté, à la richesse, aux alliances de la Cité qui pervertissent l’âme et la détournent de la philosophie, ce portrait a lieu toutefois sous l’invocation du peintre : c’est lui qui sert de modèle dans la mesure où il contemple le vrai absolu, où il a en vu le modèle divin pour l’exécution de son œuvre (484b).

Donc sens commun et peinture. Si le naturel philosophe ou la vertu philosophique se fonde sur la pensée et la « méthode » dialectique, le dialegesthai, en réalité le « penser » comme tel, ce naturel philosophique en portrait prêté à tous les hommes selon Badiou, cette affirmation d’un sens commun philosophique n’aura pas encore reçue de fondement. Nous nous permettons de renvoyer à notre livre sur le sens commun où nous montrions chez Althusser, l’un des maîtres de Badiou, la tentative de fonder la philosophie sur le sens commun en restant fidèle à la thèse : « tout homme est philosophe ».

Mais le portrait du philosophe platonico-badouien, le portrait platonicien du philosophe doit être un portrait quasi pictural au sens où, nous l’avons vu, il faut suivre l’exemple du peintre guidé par un modèle lumineux, le vrai absolu, pour nous logique du plastème, ou Idée plastique, eidos de l’eidos, ce portrait doit être tout cela pour décrire le naturel philosophe. Contre le sophiste par excellence que serait d’ailleurs le peuple, au dire de Platon, et pas seulement contre les philosophes corrompus, le plus grand nombre des philosophes, mais les philosophes corrompus que seraient tous les hommes d’une certaine façon. Nous autres philosophes du sens commun sommes plus généreux à l’égard du naturel philosophe, car nous pensons comme Althusser que la question de la philosophie du sens commun est plus vieille que la question de la philosophie tout court.

Le philosophe doit faire son portrait disent Badiou et Platon. Et non pas comme le portrait derridien de tout ce qui vous arrive. Le portrait de tout le monde et donc du philosophe ne serait pas ce qui vous arrive, il est celui d’un vrai absolu du Beau de type plastique, pictural, d’une âme qui fonde sa vertu sur le penser, le dialegesthai. Le même peintre devient peintre de la constitution (501ab), le portrait de la cité idéale suit le portrait du philosophe. Mais la fidélité à l’Idée, la philosophie de l’Idée solidaire de la plastique, de sa réalité essentielle, suppose une défense militante, une universalisation du propre de tout le monde désirant l’accès au vrai et au beau, un développement du naturel philosophe et pictural.

Portrait du philosophe en amateur de peinture. C’est le portrait platonicien.

Juin 2010

1 « Alain Badiou et le néoclassicisme » sur Zérodeux online, revue d’art contemporain. D’abord intitulé dans la revue papier visible en ligne : « Alain Badiou : une pensée néoclassique ? », Zérodeux, n°50 été 2009. Les lettres en capitale « Alain Badiou » apparaissent en bleu sur le visage numérisé du philosophe, comme une allusion à notre travail.

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