Voici un extrait du dialogue avec Alain Badiou paru dans le livre L’Absolu pictural, Plastique pure et sens commun (2025).
https://www.fabula.org/actualites/125905/thierry-briault-l-absolu-pictural-plastique-pure-et-sens-commun.html
LA PLASTIQUE ET LA MATHEMATIQUE
Conversation avec Alain Badiou,
par Thierry Briault
Bonjour Alain Badiou,
Je vous adresse ma question sur la forme, en rapport avec ce que l'on appelle la forme plastique :
Les quatre tendances (platonicienne, aristotélicienne, nietzschéenne et wittgensteinienne) que vous dégagez sur les rapports conjoints entre la science et l'art semblent vous permettre de pointer en définitive le geste de l'art contemporain qui déplacerait à l'infini la limite entre l'informe et la forme. Cette notion de forme, essentiellement fondée sur les acceptions platoniciennes et aristotéliciennes et sur telle citation d'Aristote "le beau comme objet principal des démonstrations mathématiques", et "les formes les plus hautes du beau que sont l'ordre, la symétrie, le défini", ce concept de forme ne croise pas la notion bien connue de "forme plastique" au XXe siècle. Cette notion et ce terme de "plastique", que vous n'utilisez guère, comme telle, alors qu'elle autorise une différenciation profonde, comme le fait Duchamp que vous avez évoqué. Or selon lui le cubisme est toujours plastique, tandis que "le surréalisme est un mouvement qui englobe toutes sortes d'activités n'ayant pas grand-chose à voir avec la peinture ou les arts plastiques" (Entretiens Georges Charbonnier). En sachant que le readymade est rare selon Duchamp, il rejetait avec force toute son esthétisation ultérieure. Ce qui nous conduirait peut-être à nous demander s'il ne faut pas opérer d'autres distinctions, d'autres "mathématiques", celles des peintres et leur logique visuelle des rapports harmonisés ? Et ceci en opposition au néo-dadaïsme, terme choisi aussi par Duchamp pour désigner tous les courants des années soixante : pop, minimal, performance, etc., et qu'il a désavoués comme une pâle et facile répétition du dadaïsme antérieur par ailleurs qualifié de nihilisme sympathique et d'essence littéraire. C'est aussi l'opposition entre Duchamp et Picasso, celui-ci disant de ce dernier à sa mort : "Il a tort."
Donc pour résumer : Quid de la "plastique" d'abord éminemment moderne et de portée universelle qui discrimine beaucoup à l'intérieur des arts plastiques, mais en vient par son sens devenu étrangement dadaïste et même "anti-artistique", à transformer n'importe quel autre art, musique, littérature, danse, théâtre, cinéma, en arts plastiques, et transforme aussi n'importe quelle réalité en art par une opération singulière, somme toute de nature assez littéraire ? Aristote : "La beauté est ce qui réunit la grandeur (ou l'ampleur) et l'ordre." La plastique des proportions qui augmente la puissance des formes s'y retrouve.
Alain Badiou : Vous prononcez le mot plastique qui est très important dans votre intervention.
TB : Oui, c’est une obsession chez moi, c’est un peu mon dada, si j’ose dire.
AB : Non, mais ça je le comprends, c’est normal. Mais pour moi qui, sur la question des formes, manipule plutôt une approche aussi mathématisée que possible, plastique peut donner l’impression d’être, on va en discuter, laissé en dehors. Cela donne l’impression – c’est une apparence – puisque la géométrie est importante. En outre dans l’approche qui est la mienne, ce qui est plus important encore, dans le monde contemporain, c’est que j’ai apporté une distinction entre la logique ensembliste et la logique catégorielle. Parce que cette distinction, du point de vue de mon approche à moi, est essentielle, ce livre lui est consacré (Topos, logique de l’onto-logique). L’objection d’un manque, ce qui est peut-être bien aussi toute la question, la question de savoir si les manques, dans ces cas-là, sont les manques de l’Idée, ou le fait que le concept de la chose n’est pas présent. Mais je crois que l’on peut le chercher ailleurs dans mon œuvre, étant donné que je ne me donne pas raison de ne pas l’avoir employé. Vous auriez été plus satisfait si je l’avais employé. Peut-être est-ce déjà une preuve.
TB : C’est une preuve. Oui, parce que des gens comme Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy avec lesquels vous avez travaillé autrefois, ont une conception de la plastique qui me paraissait très loin, parce que pour eux c’était une politique de façonnage des peuples. Il y a une typographie ou typologie plutôt, chez Lacoue-Labarthe, de nature anti-platonicienne, que vous connaissez bien, et cela autorise ce qu’ils appellent le mythe nazi qui est la plasticité en soi, à l’aune de cette ambition politique. Ce qui est effrayant. Au milieu des derridiens, je me suis retrouvé non pas devant un barrage mais devant un mur d’incompréhension...
A.B. : Oui, alors je disais, si vous voulez, que ce que j’ai entendu dans votre remarque a trait à l’une des difficultés auxquelles je me suis heurté en réalité. Je n’emploie pas le mot plastique au niveau de la théorie générale des multiplicités, la différence s’étant établie entre l’approche proprement ensembliste et l’approche appelée catégorielle. En réalité l’approche ensembliste est une approche de la multiplicité comme telle qui est contradictoire. C’est-à-dire, il y a des multiplicités, il y a des multiplicités de multiplicités. Donc cela donne une théorie générale de l’ensemble des éléments de différentes figures de la théorie élémentaire de la multiplicité. Mais on ne sort pas facilement de la relation entre totalité et éléments . Fondamentalement c’est ça. On est dans la relation entre totalité et éléments, et cette relation entre totalité et éléments — qui s’appelle légitimement la théorie des ensembles — est finalement comme une multiplicité sans détermination qualitative aucune. Puisqu’un ensemble est un ensemble d’éléments mais que les éléments sont eux-mêmes des ensembles. Et donc toute forme ensembliste n’est jamais qu’une combinaison dont le classement est finalement mathématiquement un classement numérique. Numérique au sens large naturellement, cela fait appel à des mondes transfinis, etc, etc, aussi compliqué que cela soit.
Alors évidemment je dois reconnaître que dans toute une partie de mon œuvre à ses débuts, j’ai entériné cette approche, je lui ai donné, je l’ai nommée comme si elle était une ontologie du multiple, comme elle était la seule ontologie du multiple. Et donc en effet la composition de toute multiplicité en éléments étant eux-mêmes des multiplicités, y compris si ce sont des unités, élimine en un certain sens toute détermination qualitative de la multiplicité. Et je ne suis pas étonné que ce soit du côté des peintres que l’on a protesté. Protesté de la bonne façon c’est-à-dire en proposant autre chose, c’est-à-dire en proposant que l’unité d’une multiplicité soit en quelque sorte dans un moment organique plutôt que son dénombrement. Même s’il y a des traces de dénombrement.
Si on considère un tableau, on peut dire qu’il est le déploiement d’une plasticité générale, cela n’empêche pas de dire : ça c’est une fleur. Mais le tableau ne peut absolument pas être réduit à des nominations de ce genre, c’est-à-dire à des découpages élémentaires. Il est en réalité d’emblée observable à l’échelon de sa totalité justement. Et s’il y a à l’intérieur de la totalité quelque chose qui la constitue, ce n’est pas nécessairement, ni obligatoirement repérable comme des objets. C’est-à-dire comme étant eux-mêmes des entités représentées.
Et donc je n’avais pas songé, moi, à aller chercher du côté de la plasticité. Et j’ai été très heureux de votre objection parce que, effectivement, elle recouvre quelque chose qui par ailleurs a été requis lorsqu’est apparue une autre théorie mathématique de la multiplicité, la théorie catégorielle, laquelle précisément n’est pas réductible à ce qui faisait votre objection, à savoir que, en vérité, d’une certaine manière, on ne sait jamais rien qualitativement d’une détermination faite par la multiplicité. La peinture en est la critique immédiate.